Chapitre 4 - Le réveil

Romain Lbstrd

Archibald Delavigne est un solitaire pétri d'angoisses vivant dans une routine déprimante. Jusqu'au jour où un mystérieux inconnu lui lègue trois pouvoirs sans aucune raison particulière ...

 

 

 

.4.

Le réveil

(mercredi 9 mars)

 

 

 

Contrairement à ce qu'Arch avait pu penser la veille, il se réveilla bel et bien lesté d'une barre au crane défiant toute concurrence avec les précédentes. Comment diable était-il rentré chez lui d'ailleurs ? Il leva la tête de son coussin, celui-ci étant relié à sa bouche par un long filet de bave. La douleur qui pulsait à ses tempes était insoutenable. Où se planquaient ses fichus médicaments? Il tenta maladroitement de fouiller le fatras qui jonchait la table basse, cela n'ayant pas d'autres résultats que de redoubler la douleur. Après un effort surhumain agrémenté d'un somptueux grognement d'ours, il se redressa. Il attendit quelques instants que le monde autour de lui daigne s'arrêter de tournoyer et se dirigea tant bien que mal vers la cafetière d'un pas titubant. Par chance, il restait un fond de café froid qu'il ingéra tel quel. Le goût, amer et corsé passait difficilement, mais sa bouche s'en trouvait moins pâteuse, ça allait déjà un tout petit peu mieux.

Il consulta son vieux réveil qui indiquait presque midi. Fort heureusement pour lui, il ne travaillait pas le mercredi, auquel cas il aurait connu son premier retard en vingt ans d'une carrière d'une ponctualité matinale exemplaire. Il se savait être un alcoolique, certes, mais un alcoolique toujours à l'heure. En revanche, il ne s'expliquait pas la nature démesurée de sa gueule de bois. Décidément, il avait dû en prendre une sacrément violente hier soir pour dormir aussi longtemps et se réveiller dans un état si déplorable. Il repéra finalement les comprimés de paracétamol sous une pile de revues, en prit deux avec un grand verre d'eau et se laissa tomber au fond son canapé. Comment avait-il pu laisser sa limite exploser à ce point ? Même en étant un consommateur avéré de spiritueux en tous genres, il ne se rappelait pas avoir déjà fini aussi mal. Il se qualifiait de pochard discret, celui qui ne fait pas de vagues. Les longues élucubrations, démonstrations de force ou d'amour, les vomis au milieu de la rue, il les laissait aux autres. Lui, son truc, c'était de boire jusqu'à ce que son cerveau se taise un peu et qu'il s'endorme paisiblement.

Puis tout lui revint en mémoire.

Lionel. « Les pouvoirs ». Les bouteilles hors de prix. Les flocons figés dans l'air froid de la nuit. Il partit d'un rire sonore, sans pouvoir s'arrêter. Au vu de son état matinal, pas étonnant qu'il ait pu rêver de choses aussi stupides ! Tout s'expliquait ! Son fou rire lui fit monter les larmes aux yeux, faisant exploser au passage la douleur sous son crâne. Il se massa le front en marmonnant. « Mon vieux Archibald, plus jamais tu ne boiras autant, se dit-il. T'as complètement pété un boulon. » Avec un gémissement de grabataire redécouvrant l'usage de ses jambes, il parvint à se lever encore une fois et à se diriger vers la minuscule salle de bain.

L'eau brûlante atténua un peu la douleur à ses tempes, malgré tout, il sentait que son équilibre restait précaire. Étranges, ces vertiges. Le monde se troublait comme lors d'une fièvre si forte qu'on en perd ses repères dans l'espace. Peut-être était-ce dû à la chaleur de l'eau. Il en profita encore quelques instants avant de tourner le mitigeur sur la position froide. Immédiatement, sa peau se hérissa de chair de poule. Ses pensées se remirent en place peu à peu, et le cartésien en lui réfuta l'idée que la rencontre avec Lionel se fut réellement passée. Lorsque ses muscles avaient fini de se raidir sous l'effet de l'eau glacée, il sortit, attrapa son vieux peignoir élimé qui s'étalait sur le sol à côté du lavabo et se traîna en direction de la cuisine. Il se refit couler un café, frais et fumant cette fois-ci. Pendant que la cafetière ronronnait tranquillement, égrenant les gouttes noires salvatrices, il décida qu'il agrémenterait son café d'une bonne bande dessinée, histoire de se détendre et de faire passer la douloureuse vengeance que son corps lui infligeait.

Quiconque aurait voulu compter la quantité de volumes qu'Arch possédait se serait perdu dans le fouillis éclectique et désordonné de sa bibliothèque : ici, de vieux classiques aux bords écornés; là, des albums réédités tout neufs dont l'intérieur dégageait ce savoureux mélange de papier, d'encre et d'adhésifs. Il saisit sa tasse encore fumante et se dirigea vers une des innombrables étagères qui garnissaient ses murs.

Nouveau vertige. Incontrôlable.

Plongeant en avant, ses pieds butèrent sur le petit tapis au sol. Son café lui échappa des mains pour aller s'exploser au sol un peu plus loin et Arch se retrouva quant à lui lancé à pleine vitesse en direction du mur. Tentant de s'appuyer sur ce dernier afin de tenter de stopper l'inéluctable, sa main ne réussit qu'à agripper l'une des planches de la bibliothèque. Les vis cédèrent d'emblée sous son poids, arrachant des morceaux de plâtre, et une pile de livres dégringola vers lui. Par automatisme, il se protégea le visage en tombant. Au milieu de sa chute, il hurla. « Merde, non ! Stop ! » Puis il atteignit lourdement le sol, recroquevillé, les yeux fermés et serrant les dents, tous les muscles de son corps contractés, attendant que le martèlement de kilos d'ouvrages s'abatte sur lui.

Rien ne se produisit.

Après de longues secondes d'attente incrédule, il ouvrit un œil et regarda prudemment vers le haut. Ses bouquins étaient là, à quelques centimètres de son visage, suspendus dans l'air comme une sculpture dont on ne sait pas quelle obscure force la fait tenir. Il retira ses mains de son visage et se releva doucement, en prenant garde de contourner sans la toucher la longue liste d'attente d'ouvrages censée s'abattre sur lui. Une fois debout, il contempla d'un air circonspect le spectacle qui s'offrait à lui : une étagère arrachée sur tout un pan de mur et une centaine de livres en suspension entre la bibliothèque avachie et le sol.

Arch sentit un frisson glacé lui parcourir l'échine.

Cette vision, tout en étant surnaturelle, lui semblait pourtant hautement familière. Son cœur battait à la chamade et il savait ce qu'il devait vérifier, bien que cela le rebutât au plus haut point. Il tourna lentement la tête vers son réveil cabossé qui trônait sur un tabouret à côté de son canapé-lit. Une boule brûlante d'angoisse lui monta à la gorge. Comme il l'avait craint, la trotteuse ne poursuivait plus sa course folle. Par la verrière, Arch constata avec effroi le phénomène d'hier soir, celui-là même qu'il pensait avoir rêvé : la neige ne tombait pas. Elle restait statique et figée sous le soleil pâle du midi.

« Non, ce n'est pas possible, geignit-il. Mon esprit me joue des tours. »

Nul ne sait combien de temps il resta planté, à scruter successivement le ciel, son réveil et les livres espérant vainement un changement. Au bout d'un long moment, il sortit enfin de sa torpeur et ses méninges se remirent à fonctionner. « Bon, se dit-il. Si tout cela est bien réel, il doit y avoir une façon de relancer le temps. » Qu'avait dit Lionel, déjà ? Il ne se souvenait que d'infimes parcelles de son long discours. Son cerveau. C'est ça, son cerveau devait donner les ordres ! Il formula intérieurement le souhait que le temps reprenne son cours normal.

Un énorme fracas se produisit alors. Arch ne put s'empêcher de sursauter. Les livres étaient tombés au sol avec un bruit épouvantable, et malgré l'horreur de réaliser que son ordre mental avait marché, il fut bien heureux de ne pas s'être trouvé en dessous. D'un coup d'œil, il constata que l'aiguille de son réveil bougeait et que la neige retombait. Bon, au moins, tout semblait être rentré dans l'ordre. Tout, sauf que ce qu'il avait pris pour un mauvais rêve prenait des allures terrifiantes de réalité. Une sourde angoisse s'empara de lui. Qu'allait-il faire ? Il tenta de se souvenir des paroles de Lionel, mais les souvenirs brumeux qu'il gardait n'aidaient pas réellement. Il se remémora qu'il s'était auto-proclamé génie, et qu'il lui avait « légué » trois « pouvoirs ». Cela sonnait horriblement faux, voire même extrêmement ridicule. Et pourtant… Des bribes de conversations refaisaient doucement surface. Le temps, la téléportation. Impossible de se souvenir de beaucoup plus. Ah, si ! Arch se rappela qu'il pouvait redonner ces pouvoirs ! L'espace d'un instant, cela le soulagea. Mais à qui, et comment ? Pour le moment, il lui sembla que le nombre d'informations dont il disposait était réduit à une peau de chagrin. Il attrapa un petit calepin et nota de façon brouillonne les quelques fragments d'éléments qui remontaient à la surface. Mettre tout cela par écrit rendit encore plus improbable sa situation, les mots amplifiant brutalement le sens irréel de ce qu'il se passait. Il sut ce qu'il lui restait à faire : il devait retrouver Lionel, et rapidement.

Une lueur intense se produisit à l'intérieur de son crâne endolori. Il lui sembla soudain que sa vision se sépara en deux parties distinctes, celle du monde extérieur et celle de ses pensées. Puis rapidement, ses yeux se firent aveugles, alors que son esprit visualisait parfaitement une sorte de carte du monde sur fond noir avec une quantité innombrable de petits points rouges répartis sur toute la surface. En haut à gauche, ou du moins ce que l'on pouvait définir comme tel, tant cette carte ne possédait pas de limites au sein de l'espace infini de son cerveau, le prénom Lionel s'affichait en lettres capitales. En dessous, un chiffre : 8.445.521.

Arch hurla. Il usa de tous les synonymes du mot « stop » jusqu'à ce que la carte s'estompe et que le réel réapparaisse dans son champ de vision. Il tomba à genoux en pleurant. Jamais il n'avait ressenti pareil désarroi. Une peur sourde montait sournoisement en lui, sa tête lui refaisait mal et il ne savait absolument pas quoi faire. C'était bien là le pire.

Il n'aurait pas su dire s'il resta longtemps prostré au sol, sanglotant, au milieu d'une pyramide de bouquins éparpillés. Peut-être plusieurs heures, mais il avait perdu la notion du temps, ce qui lui sembla diablement ironique. C'est cette même ironie qui fit germer un début d'idée dans son esprit tourmenté. Il se redressa, étirant ses membres courbaturés d'être restés trop longtemps dans la même position. Saisissant son carnet de notes, il inscrivit la date du jour, puis en dessous : « Test pouvoir ». Se plaçant alors face à son réveil, il intima timidement l'ordre mental de stopper le temps. Immédiatement, la trotteuse arrêta sa course. Arch attendit quelques instants avant d'ordonner que le temps reprenne son cours, ce que ce dernier fit sans broncher à en croire l'aiguille qui avait repris ses mouvements saccadés. Sur le papier vierge de son calepin, il inscrivit : « Mode On / Off marche parfaitement ». Puis, il tenta une nouvelle formulation : « Ralentir à une vitesse divisée par deux ». Instantanément, la trotteuse se mit à se déplacer plus lentement. Il répéta l'opération avec une vitesse divisée par quatre, huit, cinq, treize, quarante-deux. Il tenta des termes différents, moins précis, tels que « Ralentis un petit peu », ou « Plus lentement », et à chaque fois, la consigne semblait être respectée. Il essaya aussi d'accélérer les secondes à plusieurs reprises, mais rien ne se produisit. Il en conclut rapidement qu'il ne pouvait intervenir que de l'arrêt total jusqu'à la vitesse normale. Notant méticuleusement ses découvertes, la saugrenuité de la situation s'effaçait peu à peu sous les coups de crayon d'Arch. Il vérifiait et revérifiait, se pinçant et se mordant à chaque test afin de se prouver qu'il ne rêvait toujours pas. Mais pour toute tentative réussie de modifier le cours du temps, ses pincements se heurtaient inévitablement à l'échec de le voir se réveiller.

Un regard extérieur aurait trouvé la scène diablement cocasse. Un homme nu sous son peignoir, assis en tailleur à même le sol, les yeux exorbités et rouges, enchaînant café et cigarette, semblant coucher sur un petit carnet la vie palpitante d'un cadran d'horloge. Mais si ce regard observait de plus près, il constaterait avec un effroi certain que parfois, de façon subtile, les notes que l'homme en peignoir prenait s'écrivaient à une vitesse tellement improbable qu'un œil humain serait bien en peine de suivre. Il noterait éventuellement que la posture de l'homme changeait sans transition, comme une image saccadée à la télévision quand l'antenne capte mal. Et il serait probablement devenu fou de comprendre que l'homme ne jouait pas avec son réveil, mais avec ce que ce dernier représentait : le temps qui s'écoule.

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