Chapitre 4

nessaa68

Assise vers le feu, Apolline ressassait ses derniers souvenirs vécus avec les elfes. Les larmes lui montaient aux yeux mais elle se retenait de toute ses forces pour éviter d'ouvrir les vannes de tristesse qui la submergeaient. Après son explosion de fureur, elle se retrouvait sans énergie, fatiguée, lasse. Elle n'avait pas adressé la parole à son frère depuis leur départ. Lui n'avait pas insisté. Ils étaient arrivés à la lisière du pays depuis peu de temps déjà et les gardes qui les avaient accompagnés étaient déjà reparti en direction du combat qui les attendait. Au son des fers qui se croisent, Aloys et son épouse valsaient non loin de là.  Il dominait mais Amayelle se défendait plus que bien.

Soudain le frémissement des feuilles sur sa droite intrigua Apolline. Elle s'immobilisa, aux aguets. Elle avait l'impression que quelqu'un les observait. Elle respira lentement, ferma les yeux et se concentra pour inspecter le périmètre grâce à sa pensée, tout comme Maitre Hawkes lui avait enseigné. Brusquement, elle rouvrit les yeux, son esprit venait de rencontrer celui d'un être inconnu. Son frère et son épouse s'était approchés d'elle, intrigués par son comportement. Silencieuse, elle porta son index vers ses lèvres puis leur indiqua de son autre main les buissons d'où venaient les bruits. A cet instant, une jeune femme sortie avec douceur de sa cachette.

-          Pardon je ne voulais pas vous importuner. Je passais par là et j'ai entendu un bruit de ferraille alors je me suis approchée pour observer.

La jeune femme avait attaché ses cheveux ondulés en une sorte de chignon en bataille. La lumière du feu venait éclairer son visage qui semblait rougit par la honte de s'être fait prendre en train d'espionner le trio. Elle portait sur son dos un carcan rempli de flèches mais nul vu sur son arc.

-          Je suis Aloys De Luvy. Krinista de la Cité d'Irentsi. Qui es-tu ?

-          Je m'appelle Aliénor. J'habitais FierPic…

Lorsque la jeune femme prononça son nom, Aloys dû contenir sa surprise. Cela faisait bien longtemps qu'il ne l'avait plus entendu.

-          Et que fais-tu, seule dans ces bois ?

Aliénor haussa les épaules.

-          Je suis partie de chez moi, il y a de cela déjà plusieurs jours. A vrai dire, je ne sais pas vraiment où je vais. Je me laisse guider par mon instinct.

Amayelle intervint dans la discussion.

-          Tu as l'air frigorifiée et tu es blessée.

Elle s'approcha de la jeune femme et avança ses mains vers l'avant-bras gauche.

-          Puis-je ?

Aliénor acquiesça d'un signe de tête.

-          Ce n'est vraiment pas beau. Il faut soigner cette blessure avant que ça n'empire et que l'on doive t'amputer. Comment as-tu fait ?

-          Juste une petite altercation… rien de grave…

-          Joins-toi à nous pour ce soir. J'examinerai ta blessure. Si tu as faim nous avons encore un peu de lapin à te proposer.

Elle poussa la jeune femme jusqu'au feu, qui pris place aux côtés d'Apolline. Méfiante, celle-ci pris la parole.

-          Qu'est-ce un archer sans son arc ?

-          Ho, on me l'a brisé lors de ma petite altercation…il n'était pas très solide non plus…

Apolline fronça les sourcils et se mura à nouveau dans le silence. Elle s'était un peu isolée du groupe. Couchée sur une peau de loup, elle tentait de se reposer. Les yeux grands ouverts, elle scrutait le ciel ombragé. Elle avait le cœur trop lourd pour dormir. Amayelle et son frère dormaient profondément. A ses côtés, Aliénor ne cessait de se tourner et de se retourner. Elle l'entendait soupirer.

-          Toi aussi tu n'arrives pas à fermer l'œil.

Aliénor s'assit et se tourna vers Apolline.

-          En fait, je dors très peu. Depuis que je suis enfant c'est comme ça… expliqua-t-elle en haussant les épaules.

-          De mauvais souvenirs qui te hantent ?

Aliénor baissa le regard. Elle hésitait. Était-ce judicieux de remuer le passé ? De raconter sa situation à une inconnue ?

-          J'essaye d'éviter les souvenirs de ma vie passée, ce n'est pas très joyeux. Je préfère rayer ces évènements et profiter du temps présent. Sauf que la journée c'est très simple, mais la nuit on se retrouve vite seul avec nos souvenirs…

-          J'étais comme toi avant. Et puis, j'ai rencontré un elfe. Il m'a enseigné des tas de choses. Mais il m'a surtout appris à assumer mon passé. Aujourd'hui, je veux vivre en assumant tous mes souvenirs. Même mes souvenirs les plus tristes. Même ceux qui continuent à me faire du mal. Même ceux que je voudrais oublier. Je pense que si je fais des efforts, et que je ne les fuis pas ; si je garde espoir, alors un jour je deviendrai quelqu'un qui ne sera pas "écrasée" par ses propres souvenirs... parce que c'est comme ça, certains souvenirs ne mourront jamais, même si on essaye de les refouler au plus profond de nous-même, il arrivera un jour, tôt ou tard, où ils referont surface sans prévenir, plus lourds qu'au premier jour… Voilà ce que je crois.

-          Et tu y arrives ?

-          Parfois, ce n'est pas toujours évident… quand je repense aux bons souvenirs ça va. J'aime bien me souvenir des jours comme ceux où j'étais enfant avec les joues rougies par le vent, je repense à l'odeur des feuilles d'automne dans lesquelles j'adorai me rouler, avec des nattes sous mon bonnet et les yeux de mon frère comme seule protection. On a tous des souvenirs précieux qu'on aime se rappeler en grandissant, des souvenirs qui nous permettent de rendre l'avenir plus doux et plus brillant. Mais ces souvenirs me ramènent chaque fois au même instant…à ce souvenir si douloureux… 

Les yeux dans le vague, la jeune fille laissa échapper une larme.

-          Que s'est-il passé ? 

Apolline sourit.

-          C'était une nuit d'hiver, je m'en souviens comme si c'était hier. J'étais assise dans mon lit et j'observais par la fenêtre la pleine lune baignant de sa lumière notre contrée recouverte de neige. Je m'extasiais devant ce décor, c'était comme s'il sortait tout droit d'un rêve. J'écoutais le silence bienveillant que m'offrait cette douce nuit. Je pouvais entendre le souffle apaisant de mon frère endormi à deux pas de moi, le crépitement du bois dans la chaumière, les rires éclatants des voisins encore éveillés. L'odeur du bois brulé embaumait toute la maisonnée. Je me sentais bien, j'étais heureuse. Cette nuit m'émerveillait… Mais l'air devint soudainement oppressant, le feu s'éteignit et le froid se fit plus rude. Les nuages vinrent cacher la lune et la nuit noire s'abattit sur mon village. Un sentiment d'effroi envahit tout mon être. Mon corps se figea, mon cœur se mit à battre la chamade et je fus prise de panique. De lointains murmures aussi lugubres qu'une funeste partition interrompirent le silence. Plus ils se rapprochaient plus j'avais la nette impression qu'ils n'étaient pas là au dehors mais dans ma tête, ces murmures incessants et incompréhensibles grouillaient telles des fourmis dans mon esprit. Malgré cela, je peux encore entendre le bruit de la mort s'effondrer sur mon village, le claquement des volets, les cris stridents des villageois déchirant cette nuit d'hiver.

Ma mère fit irruption dans la chambre et nous ordonna de la suivre. Elle avait cet air grave que je détestais voir sur son visage. Mon frère ne se fit pas prier deux fois. En voyant que je n'avais pas l'intention de bouger, il empoigna mon bras et me tira après lui. À l'entrée de notre maisonnette, ma mère ordonna à mon frère de rejoindre la forêt aussi vite qu'il pourrait et de ne jamais s'arrêter. Je me souviens du regard de ma mère à cet instant, je me souviens de cette première et dernière étreinte dans ses bras, du premier et dernier baiser qu'elle a délicatement déposé sur mon front. J'avais à peine six ans et à ce moment-là je ne pensais pas que ce serait certainement la dernière fois que j'embrasserai ma mère. A peine m'avait-elle lâchée que mon frère se mit à courir, sa main gardant fermement la mienne. Je courrais, je courrais derrière lui aussi vite que mes jambes me le permettaient. Le souffle glacial fouettait mon visage d'enfant rosit par le froid de décembre. Ce froid qui trempait mon frêle corps jusqu'aux os. Ma main s'accrochait toujours fermement à celle de mon frère. Le vent glacial de décembre murmurait à mes oreilles de funestes notes dans les ténèbres s'abattant sur nous. J'entends encore mon frère me répéter : « Ne regarde pas en arrière, cours, cours et ne regarde que droit devant toi ». Mais comme à mon habitude, je ne l'ai pas écouté. Je me suis retournée pour voir ma mère et c'est là que je me suis aperçue qu'une Ombre, dont on entend parler dans tous les récits, la tenait à bout de bras et en une fraction de seconde, ma mère s'est transformée en un amas de poussière balayé par le vent d'hiver, allant rejoindre les flocons qui commençaient à tomber. Mes yeux se sont alors emplis de larmes et mes jambes ont cédés. Une profonde amertume m'envahit. Mon frère a planté son regard gris dans le mien, ce regard qui me redonnait souvent espoir. Alors je me suis relevée et j'ai continué à courir. Je ne me suis jamais arrêtée. Aujourd'hui, j'ai l'impression que je cours encore. Mais je ne sais pas vraiment si je cours après quelque chose ou si je fuis éternellement. Tout ce que je sais, c'est que ma vie est une constante course et que je ne peux rien contre ça. J'ai juste dû apprendre à vivre ainsi.

Aliénor ne savait que répondre à ce triste récit, la jeune fille qui se trouvait face à elle avait déjà vécu les pires tourments qu'on puisse infliger à une enfant. Et elle savait de quoi elle parlait.

-          Je sais que tu n'as pas tout dit sur toi. Je suis même sûre que tu caches quelque chose. Quels sont ces souvenirs que tu refoules ?

-          Je n'ai pas vraiment envie d'en parler…

-          Je comprends. J'étais comme toi avant. L'elfe, dont je t'ai parlé avant, m'a fait comprendre que nos blessures sont comme nos cauchemars, une fois qu'on les a racontés, leur emprise sur nous est moins grande.

-          Peut-être bien… tu es quand même bien courageuse après tout ce que tu as vécu, bien des gens seraient détruits. 

Apolline haussa les épaules.

-          Je n'ai jamais dit que je ne l'étais pas. Au fond, je suis vide, comme un petit coquillage échoué sur la plage, desséché par les va et viens de la mer salée. Je ne peux juste plus pleurer, je n'y arrive plus. Je cache mes peurs, ma détresse, le manque des gens que j'ai perdu, de la chaleur des bras de mon frère. Tout ce qui faisait mon enfance me manque mais je me dis que je me dois de rester forte, toujours. Que de toute façon, il n'y a aura jamais de retour possible. Et que je ne dois qu'avancer encore et encore.

-          Je ne comprends pas… ton frère te manque mais il me semblait que c'était Aloys…

-          Quelqu'un peut vous manquer même s'il se trouve à moins de deux mètres de vous. Avec Aloys nous nous sommes perdus de vue durant plus d'une année. Nous nous sommes retrouvés il n'y a même pas vingt-quatre heures. Durant ce laps de temps, il a déjà réussi à me décevoir. Je suis en colère et je n'arrive pas à me calmer. Je n'arriverai pas à lui pardonner. C'est tellement difficile en sachant ce qu'il a fait. Pourtant, je devrai être heureuse de l'avoir retrouvé. Je devrai laisser de côté sa faute et profiter de lui mais je n'y arrive juste pas.

Aliénor soupira.

-          Si seulement tout pouvait être plus facile, que nous pouvions éviter tous ces désastres. Parfois je me demande pourquoi le hasard s'acharne autant sur les mêmes personnes.

-          Le hasard n'existe pas. Personnellement, j'essaye de croire que tout ce qui m'est arrivé jusqu'ici devait arriver pour une raison ou une autre. C'est cette raison qui m'a aidée à me relever chaque fois. Et je compte bien trouver quelle est cette raison. 

Aliénor et Apolline restèrent silencieuses. Chacune revivant leurs souvenirs. Le ronflement d'Aloys les sorti de leurs rêveries. Aliénor s'enquit alors auprès d'Apolline :

-          Et que faites-vous tous les trois seuls dans cette forêt ?

-          Et que fais-tu toi toute seule dans cette forêt ? répondit ironiquement Apolline

Aliénor sourit. Apolline ne perdait pas le nord.

-           Je me suis perdue.

-          Nous aussi.

Aliénor dévisagea la jeune fille. Elle ne s'énerva pas et rentra dans son jeu.

-          Alors nous pourrions nous entraider et ainsi tous retrouver notre chemin.

-          Et ou veux-tu aller ?

-          Là ou l'on voudra bien m'accueillir.

-          Tu n'as donc pas de chez toi ?

-          Je n'en ai plus.

-          Pourquoi ?

-          Je n'ai pas envie d'en parler.

-          Il y a beaucoup de choses dont tu n'as pas envie de parler. Comment pourrions-nous te faire confiance ?

-          C'est un risque à prendre.

-          Si cela ne tenait qu'à moi, je ne le prendrais pas. Mais je suppose que si demain tu en parles à mon frère et sa femme, ils te proposeront de nous accompagner.

-          Pour aller où ?

-          Là où l'on chante et l'on danse toute la nuit. Là où l'on organise les plus belles fêtes. Là où le soleil ne se couche jamais vraiment. Là où les arbres sont plus verts qu'ailleurs ou les fleurs sont plus grandes qu'à la normale. Là où tout semble si calme et serein.

Aliénor arqua un sourcil.

-          Cela semble correct pour un premier départ. Et je ne me retrouverai pas seule.

-          Soit ! Mais tu en parleras demain avec les autres.

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