Chapitre 5 - De l’art de se mouvoir dans l’espace
Romain Lbstrd
.5.
De l'art de se mouvoir dans l'espace
(du jeudi 10 mars au dimanche 13 mars)
La soirée du mercredi s'était finalement soldée par un aller direct vers le canapé-lit, qu'Arch prit soin exceptionnellement de déplier, aux alentours de vingt heures. Il avait terminé ses expérimentations en gribouillant un post-scriptum dans lequel il se promettait de vérifier si ses pouvoirs jouaient sur son état de fatigue physique. Sans oser retenter de poser une question à son cerveau, l'expérience telle qu'il l'avait vécue l'ayant traumatisée au plus haut point, il se gardait la téléportation pour une autre fois. Étrangement, il avait fini par retrouver son pragmatisme face à cette situation et s'était fermement décidé à ne rien laisser au hasard si réellement il possédait de telles capacités.
Bien qu'ayant espéré, ou craint, il n'arrivait pas encore à le déterminer, que la journée de mercredi ne fut qu'une mauvaise rémanence de sa cuite de la veille, le premier test au réveil effaça ses derniers doutes. Et ce matin, il se sentait frais et en pleine possession de ses moyens, ce qui éloignait encore plus la thèse de l'hallucination prolongée due à l'alcool. Mais il n'eut guère le temps de se préoccuper de tout cela. Il devait partir travailler et il n'était pas particulièrement en avance. Éclipsant son habituelle lecture matinale, il avala rapidement un café, et partit travailler.
Durant cette journée, rien dans la routine quotidienne d'Arch ne sortit de l'ordinaire. Il passa chercher son sandwich et ses bières à la boulangerie avant de se faire copieusement insulter par l'indéboulonnable guignol de l'angle de la rue. Rien de transcendant en somme. Sa journée de travail ne différa pas de celles des autres, sauf si l'on excepte le fait que désormais, il avait intégré cette composante inédite au sein de son existence millimétrée. Tel un enfant la veille de Noël, il s'était presque montré impatient de finir sa journée afin de rentrer faire joujou avec ses nouveaux pouvoirs. Le soir venu, il alla même jusqu'à prétexter un mauvais rhume à André et Jean-Lo et fit ainsi l'une des premières vraies exceptions à sa routine en annulant le rendez-vous quotidien de la semi-cuite des jours de semaine.
***
En revanche, il ne pouvait pas passer outre la grosse picole du vendredi, celle qui signait le début du weekend, et de ce fait, l'autorisation pour tous les humbles travailleurs de dépenser une partie de leur paye sans se soucier des conséquences physiques parfois désastreuses du lendemain. Lorsqu'il arriva au bar, André et Jean-Lo étaient déjà attablés. Il serra la main de ses deux compères avant de s'asseoir et commander un premier ballon.
« Bah alors, mon gars, entama un Jean-Lo qui semblait déjà plutôt joyeux, depuis quand un petit rhume t'empêche de venir picoler avec les copains ?
— Vous auriez vu ma tronche, mentit Arch d'un ton qu'il voulait le plus assuré possible, j'avais le pif aussi gros qu'une pastèque. Mais rassurez-vous, je me suis fait un grog bien chargé en votre honneur, fallait tout de même pas déroger à la quotidienne règle éthylique. D'ailleurs, c'est bien à vous de parler ! Vous étiez où mardi soir, tous les deux ? Je me suis senti obligé de consommer pour nous trois et mon corps l'a relativement mal vécu. »
Le sourire de Jean-Lo s'effaça légèrement. Il ne répondit pas et se tourna vers André. Ce dernier semblait anxieux et triturait nerveusement une cacahuète qui s'était échappé du bol. Il prit la parole.
« Il s'est passé quelque chose d'étrange. Je suis plutôt du genre cartésien à ne pas croire à tout et n'importe quoi, mais…
— Moi je te dis que c'est possible ! asséna Jean-Lo.
— Je ne sais pas vraiment, reprit André. Ça peut se révéler être une simple coïncidence, rien de plus. »
Tandis qu'ils débattaient bruyamment, une boule chaude se forma au creux de la poitrine d'Arch. De quoi parlaient-ils ? Cela ressemblait méchamment à quelque chose de très familier. Avaient-ils assisté à quoique ce soit qui mit Arch en cause ? La chaleur se transforma en frisson glacé, il voulait partir.
« Bon en gros, voilà ce qu'il m'est arrivé, reprit André. J'étais chez moi et je m'apprêtais à partir au bar quand je me suis rendu compte que mes clés avaient disparu. Je les ai cherchées un bon moment, en vain. J'ai opté pour la solution de secours en descendant tout simplement demander le double à la concierge et que je chercherai le lendemain. Mais le problème, c'est que lorsque j'ai essayé d'ouvrir la porte, impossible ! Enfermé de l'intérieur, sans les clés sur la serrure. Je n'avais aucun moyen de sortir. Je te passe les détails où j'ai pesté des heures durant en enquillant les bières qui me restaient au frigo tout en cherchant mon trousseau. J'ai fini par m'endormir fin saoul à même le sol en vérifiant sous le canapé. Je me suis réveillé quelques heures après, scotché à mon tapis. Et c'est en allant me chercher de l'aspirine que je les ai retrouvées dans la salle de bain, trônant sur le lavabo comme une insulte. Il m'avait semblé pourtant avoir vérifié plusieurs fois à cet endroit, mais j'avais dû mal regarder. »
Arch regarda André un long moment avant d'éclater de rire. C'était donc seulement ça. Un ivrogne qui s'enferme tout seul et ne retrouve pas ses clés. Il éprouva un soulagement intense.
« Pourquoi est-ce que tu ris ? s'indigna André.
— Parce que je ne vois pas ce qu'il y a de mystique là-dedans, tout simplement.
— Tu n'as pas entendu la suite, intervint Jean-Lo. À peu près au même moment, on a comparé, j'étais à la maison avec Genoveva. Sa mère est très malade et elle a reçu un coup de téléphone de l'hôpital qui lui demandait de venir en urgence. Une histoire de complications ou un truc du genre. Elle est partie en vitesse en me laissant seul, sachant que de toute façon, je devais vous rejoindre. Je suis allé aux toilettes avant de partir, et au moment de sortir de la pièce, la poignée m'est restée dans les mains. La porte était fermée à clé, évidemment, et je suis resté coincé là-dedans à lire de vieux magazines débiles jusqu'à ce que ma femme revienne. Une belle soirée de merde, crois-moi. Non seulement je n'avais pas picolé, mais pour couronner le tout, quand Genoveva est venue me délivrer quelques heures plus tard, elle m'a annoncé que l'hôpital n'avait jamais appelé et que ce devait être une mauvaise blague. Je peux te dire que le reste de la nuit a pas été folichonne. »
Cette fois, Arch resta silencieux. Nul besoin d'être un génie pour supposer le déroulement des événements : Lionel était intervenu. Il avait certainement fait en sorte que rien ne vienne entraver la longue discussion qu'ils avaient eue ensemble. Sans cet indice, ses compagnons de picole ne pourraient jamais faire de lien concret entre leurs histoires et continueraient de spéculer sur l'improbable coïncidence dont ils avaient fait les frais. C'est pourquoi il défendit la thèse d'André selon laquelle il n'y avait rien de paranormal à ce concours de circonstance, mais que parfois, la vie s'acharne contre vous et il vaut mieux oublier ce genre de journée pourrie. Ce qui ne manqua pas de rassurer André et d'indigner un peu plus Jean-Lo qui considérait qu'on ne pouvait pas connaître tous les secrets en ce bas monde. Arch davantage que quiconque approuvait, mais il le laissa déblatérer et sirota lentement son mauvais pinard en écoutant son ami geindre que de toute façon, personne ne l'écoutait jamais.
Tout en se faisant un devoir de paraître à l'écoute, Arch surveillait sa consommation personnelle d'alcool de très près. Ses amis ne remarquèrent rien, entraînés par la véhémence qu'ils mettaient à s'écharper sur les événements de mardi. Seul Martin lui lançait des regards vaguement interrogateurs lorsqu'il ne prenait pas part à une tournée. Mais Arch préparait déjà ses projets pour le lendemain et il voulait être le plus frais possible. Projet. Ce mot prenait une résonance étrange dans son esprit. La réalisation de ne pas en avoir eu depuis bien longtemps lui flanqua une énorme gifle. Le vrai dernier en date devait se situer à la fin de son adolescence, lorsqu'il s'était lancé dans l'écriture d'un livre de fantasy. Sans succès : il avait abandonné bien trop tôt. En tous les cas, même si les pouvoirs ne lui conféraient pas encore une réelle raison de vivre, ils relançaient son intérêt envers quelque chose et élargissaient son horizon. Et c'était déjà énorme.
***
À son réveil le samedi, il savoura une sensation oubliée depuis des lustres : se réveiller sans gueule de bois. Il avait dormi comme un bébé malgré la tempête nocturne. Ce matin, les gémissements incessants du vent s'étaient tus et quelques nuages s'effilochaient au gré d'une brise plus légère. Sa mission de la matinée était déjà prévue : il irait à la bibliothèque emprunter quelques bouquins de physique avant de s'arrêter acheter une caméra. Une idée avait germé durant la nuit. S'il ne pouvait pas se voir en vitesse réelle tel que le voyait le monde extérieur, il pourrait constater le rendu de ses mouvements en se filmant.
Arch revint de ses emplettes vers midi. D'habitude à cette heure-ci, il émergeait difficilement d'un état vaseux avancé et se gavait de paracétamol jusqu'à ce que son mal de crâne disparaisse avant de finir la journée dans le brouillard et de s'endormir en peignoir avec un bouquin à la main. Mais pas aujourd'hui. Il avait les idées claires, des objectifs précis et il ne savait même pas si le week-end suffirait à réaliser ce qu'il prévoyait de faire. Il mit au micro-onde un plat préparé et entama la lecture des premières pages d'un livre de physique à destination des débutants. Fort heureusement, les formules classiques qu'il avait dû apprendre au lycée et oublier instantanément s'accompagnaient d'illustrations simples et d'applications concrètes de la vie de tous les jours. On aurait dit que l'auteur du livre, un certain Philippe Cocal, semblait l'avoir rédigé spécialement dans l'optique de l'instruire.
Tout en dégustant son repas insipide qui se targuait de reproduire un risotto au poulet avec des champignons, il trouva ce qu'il l'intéressait. Les explications sur la vitesse et sur l'énergie déployée se révélaient claires et fluides. L'auteur prenait en exemple deux voitures lancées à cinquante kilomètres à l'heure pour la première et cent pour la deuxième. Selon la formule, l'énergie montait en flèche car la variable de vitesse augmentait sans que la masse de la voiture ne changeât. Arch essaya d'adapter cela à ses propres besoins. S'il comprenait bien, en divisant le déroulement du temps de moitié dans son référentiel, le monde extérieur le verrait se déplacer à une vitesse multipliée par deux. Et comme la formule indiquait une vitesse au carré, s'il ne se trompait pas dans les calculs, son énergie devait se retrouver quadruplée. Ce qui impliquait que plus le temps ralentissait, plus sa propre énergie déployée augmentait de façon exponentielle. Il se promit de tester cela très doucement, les dégâts pouvant se révéler plutôt importants.
Une fois son déjeuner avalé, il entreprit de déballer son nouveau jouet numérique dernier cri. Se maudissant de ne pas avoir acheté de trépied pour la caler, il la fit tenir tant bien que mal sur une pile de livres construite avec les vestiges de la partie de bibliothèque arrachée. Après avoir grogné et juré plusieurs fois, il réussit enfin à la faire fonctionner. Il se sentait terriblement largué par les nouvelles technologies, lui que ça enchantait à une époque. Il ne possédait pas d'ordinateur et là encore, cela posait problème pour le stockage des vidéos qu'il ferait. Mais son budget du mois ayant déjà été englouti par l'achat de l'appareil, il se contenterait de regarder directement dessus le résultat de ses expériences. Et puis il noterait les résultats dans son calepin, à l'ancienne.
Arch se plaça face à l'objectif, bras tendu au-dessus de sa tête avec une pomme au creux de la main. Le Newton surhumain. Il la lâcha et divisa aussitôt le cours du temps de moitié. Il vit le fruit passer au ralenti devant ses yeux et tendit l'autre bras pour le récupérer. Il nota qu'un des avantages notables du ralentissement résidait dans la précision de ses mouvements, car moins précipités. Il récupéra le fruit à hauteur de bassin avant de remettre le temps à vitesse normale et se diriger vers la caméra. Il lança la lecture vidéo. Le résultat était incroyablement saisissant. Il se voyait rattraper la pomme avec un mouvement fulgurant, comme si son bras s'était déplacé presque sans transition. L'idée que le monde extérieur le perçoive comme un Lucky Luke le fit sourire. Mais ce n'était sûrement pas une bonne idée, il devait travailler ses mouvements afin qu'ils semblent fluides et soient considérés comme des réflexes impressionnants plutôt que des déplacements surnaturels.
Après avoir continué à tester différentes vitesses et tout couché scrupuleusement sur son carnet, il entreprit d'expérimenter la force qu'il pouvait déployer. Il ne fut pas déçu du résultat. Sa première tentative de donner un coup dans un coussin éventra littéralement celui-ci, dispersant des centaines de plumes à travers l'appartement. Progressivement, il essaya avec divers objets de rigidités différentes et n'eut bientôt plus rien à se mettre sous la main. Totalement obnubilé par ses expériences, il y passa la nuit et dut arrêter le temps afin de pouvoir dormir sans perdre une miette de ses précieux deux jours. Comme quoi, il s'y faisait.
Le dimanche soir, son petit chez lui ressemblait davantage à un champ de bataille qu'à un appartement de vieux garçon, mais il considéra avec satisfaction qu'il pensait avoir fait le tour de ce dont il était capable. Son calepin se retrouvait rempli à moitié de notes, de gribouillis et de schémas divers. Encore une fois, il prit le temps de déplier son canapé et de s'installer quelques coussins bien moelleux. Fourbu, il réalisa soudain que son occupation l'avait totalement écarté de l'alcool deux jours durant, cela sans ressentir le moindre manque. Même si ces pouvoirs se révélaient inutiles, ils auront au moins eu l'avantage de le détourner de son addiction. Il se cala confortablement au fond de son lit, détendu, le regard perdu dans la noirceur du ciel. Quelques gouttes éparses venaient s'écraser avec un bruit étouffé sur la verrière et un léger vent s'infiltrait sous toits en faisant gémir doucement les vieilles poutres fatiguées. Arch se sentait bien. Il sombra rapidement, d'un sommeil profond et sans rêves. Son cerveau d'habitude si prolixe en angoisses nocturnes se tut pour toute la nuit.
Quel expérience !
· Il y a plus de 7 ans ·le-droit-dhauteur