Chapitre 5 - Quatorze ans pour l'éternité
pindariste_
Chapitre 5
Samedi 11 septembre 2021
Candice Ladia
Laura finit de me mettre du vernis à ongles pendant que j'observe Lucie regarder dans le vide. Je me demande ce qui cloche dans sa tête. Elle est souvent dans la lune, à penser à je ne sais quoi. Je ne sais pas ce que Matéo lui trouve. Elle n'a pas de qualités particulières. Elle est calme, réservée, je ne sais même si elle est gentille : elle ne sourit jamais. Elle est seulement là pour être là. Je ne sais pas si elle aime les gens, on ne dirait pas. Je ne l'ai jamais vue rire. Je ne pense pas qu'elle pourrait rire à une quelconque blague. Elle s'habille toujours en noir et ne se coiffe jamais. Elle n'a même pas l'air triste, seulement blasée. Elle fait partie des personnes que je n'arrive pas à comprendre. Je n'ai pas l'impression qu'elle soit humaine. Elle n'a pas d'émotions, du moins, ne les montre pas. On dirait un robot. Elle n'est pas sociable. Quand elle est avec Diana, elle ne fait que l'écouter et ne parle pas. Elle sourit à peine et ne la regarde jamais. Elle ne va jamais vers les autres, elle reste dans son coin. Je n'ai pas l'impression que ça la dérange.
Je vois bien qu'elle fait des efforts pour essayer de s'intégrer dans notre groupe mais ça ne marchera pas. Je pense que c'est parce qu'on est les amies de Diana et qu'elle a envie de passer plus de temps avec sa meilleure amie. Mais elle aura beau s'intéresser à ce qu'on fait, ce qu'on dit, passer du temps avec nous, ça ne changera rien. On n'est pas pareil. C'est comme ça.
* * *
Diana, Lucie et Lisa dorment dans la chambre de Diana. Je suis en train de discuter avec Elena et Laura pendant que les autres doivent certainement dormir.
– Tu vas faire quoi avec Matéo ? me demande Elena.
– Il faudra réussir à l'éloigner de Lucie, répond Laura.
Je me doute que ça ne va pas être facile de les éloigner, mais si je veux enfin qu'il me porte de l'attention, je n'ai pas le choix. Il va bien se rendre compte un jour que je suis mieux qu'elle. On se connaît depuis si longtemps et il préfère Lucie. Je ne comprends vraiment pas. Je pourrais même dire qu'elle n'est pas son genre. Il aime les filles intelligentes, intéressantes, qui savent s'amuser et surtout, belles. Elle n'a rien de tout ça.
– Il faut trouver son point faible ! ajoute Elena.
On la connaît tellement peu qu'il serait impossible pour moi de dire de suite ce qui pourrait la blesser. Elle a construit une sorte de carapace, de barrière autour d'elle qui nous empêche de lire en elle.
* * *
Papa | Tu rentres à quelle heure demain ? N'oublie pas que tu as un cours de maths à 14 heures
Je n'ai pas spécialement de difficultés avec les mathématiques mais mes parents veulent que j'excelle dans tous les domaines. Je dois être la fille parfaite pour garder une bonne réputation. Être la fille d'un grand patron et d'une avocate réputée n'est pas facile tous les jours. Quelques fois, je me demande ce que c'est d'avoir des parents qui ne s'occupent pas que de mon apparence et de l'image que je renvoie aux autres.
« Qu'est-ce que les autres vont penser de toi ? »
C'est devenu leur phrase préférée, celle qu'ils répètent en boucle. C'est comme un nindō, une règle à suivre sans laquelle je ne pourrai pas réussir dans la vie.
À vrai dire, je n'ai jamais eu une très bonne relation avec mes parents. Étant fille unique, j'ai dû me débrouiller seule pour ne pas m'ennuyer et trouver des choses à faire. Ils n'ont jamais été là quand je ne me sentais pas bien, heureusement que j'avais une ou deux amies. Je n'ai jamais réellement parlé avec eux, ne serait-ce que de ce que j'aime. On discute seulement à propos de mon avenir et de mon futur métier. Et tant que je ne le fous pas en l'air, mes parents ne s'occupent de rien. C'est difficile d'avoir l'impression de ne compter pour rien, d'être comme invisible aux yeux de ses parents.
* * *
Je regarde autour de moi. Mes amies dorment. Je me lève et pars en direction des toilettes. J'aperçois Lucie sortir de la salle de bain, regardant son téléphone avec un grand sourire. Je suis sûre qu'elle parle à Matéo. Je presse le pas et la bouscule en passant. Elle fait tomber son portable par terre, j'en profite pour poser mon pied dessus. Elle lève la tête vers moi avec un regard d'incompréhension qui m'énerve au plus haut point.
– Tu peux me rendre mon téléphone s'il te plaît ? me demande-t-elle d'une petite voix.
– Tu lui trouves quoi ?
Elle me répond qu'ils ne sont qu'amis et rien de plus. J'ai vraiment du mal à y croire, surtout quand on voit comment elle le regarde.
– Je t'ai déjà dit de laisser tomber. Il ne pourra pas t'aimer, t'es pas son genre de fille, conclus-je en laissant son portable au sol et en partant aux toilettes.
Je ne me retourne pas. Je n'ai pas besoin de la voir me fixer en se demandant pourquoi je lui fais ça. Rien que le fait de la voir m'insupporte. Sa présence m'agace. C'est comme ça depuis que je la connais. Je n'arrive pas à me la sentir. Il y a quelque chose chez elle, je ne sais pas quoi, qui fait que je ne peux pas. Je n'y arrive pas. Elle ne mérite pas d'être heureuse.
* * *
Je m'assois à table, en face de Lucie. Encore collée à son téléphone, je la vois avec un sourire en coin. Cette fois, je fais abstraction et mange mon paquet de gâteaux.
– Tu peux me ramener chez moi ? demandé-je à Diana.
– Bien sûr !
Mes parents travaillent et ne peuvent donc pas venir me chercher, comme d'habitude. C'est arrivé plusieurs fois que je doive finir ma journée en salle de permanence pour prendre le bus du soir. Quand il y a grève, je dois toujours demander à une amie si ses parents peuvent m'amener. C'est un peu gênant, mais je n'ai pas le choix si je ne veux pas me prendre des absences. Au bout de trois absences, j'ai deux heures de colle : très mauvais pour la réputation.
Petit à petit, mes amies partent. Il ne reste plus que Diana, Elena et Lucie. Alors qu'on discute pendant que cette dernière écrit encore des messages, on entend une voiture qui se gare. Ça doit être les parents de Lucie. Ma supposition se révèle être vraie car, quand la mère de mon amie ouvre la porte, deux personnes entrent, un sourire aux lèvres. Lambert se dirige vers eux avec son sac. Je les vois parler un peu, ils ont l'air de s'entendre plutôt bien. Les parents discutent ensuite entre eux pendant que Lucie dit au revoir à Diana.
– Passez quand vous voulez à la maison, ça nous ferait plaisir de vous recevoir pour un apéritif, conclu le père de Lucie.
On les raccompagne jusqu'au portail. Je les regarde monter dans la voiture, espérant qu'un jour, mes parents viendraient aussi me chercher chez une amie.