CHAPITRE 6

checkpointcharlie

PARTIE 1 - GALETTE ET DÉSARROI CHAPITRE 6

Ça ne doit pas bien être compliqué à faire, des meringues. C'est juste des blancs en neige cuits, non ? Enfin, pour ça, il faudrait déjà que j'arrive à casser les œufs correctement. Parce que mine de rien, c'est pas si facile, il faut être précis et faire attention...! Et puis, il y a toujours ces saletés d'éclats de coquille qui tombent dans le bol... Je saisis un spécimen sans trembler. Crac. Plotch. L'œuf s'écrase avec un bruit mou au fond du récipient. C'est un succès ! Je ne peux m'empêcher de me rengorger fièrement devant Kamil. Il lève un pouce admiratif.


- Pas mal !


Il tend à son tour sa main vers la boîte d'œufs, mais je l'en dissuade en agitant un index désapprobateur d'un air supérieur:


- Tst tst ! Laisse faire les pros.


Je recommence minutieusement l'opération tandis que Kamil tente d'enlever les éclats de coquille englués dans le blanc, sans grand succès. Concentré, il fronce le nez avec une moue qu'il veut sérieuse. C'est plutôt comique. Pourtant, il finit par abandonner sa quête avec un râle de désespoir. Aha ! Moi, je gère la situation ! Alors, c'est qui le boss ? J'en suis déjà à mon deuxième œuf !


- Il faut combien d'œufs en tout ?


Kamil brandit le dernier de la boite et s'exclame :


- Pile trois ! On a de la chance, je crois !


Il faut croire qu'il s'est trompé dans ses prévisions, puisque juste après avoir prononcé cette phrase, ledit œuf lui tombe des mains et vient s'exploser sur le carrelage.


- Kamil... T'es sérieux, là ?


Apparemment oui. La masse informe et gluante est actuellement en train de décéder à mes pieds. L'autre incapable tout penaud hésite à la ramasser pour la remettre dans le bol. Quel boulet, mais quel boulet ! Et c'est ça tous les jours !


- Non, ne le ramasse pas, lui ordonné-je sèchement, on va se contenter de deux œufs !

- D'accord... Désolé, hein, je viens de gâcher tout...


Je l'ai clairement entendu marmonner "comme toujours" à mi-voix.


- C'est pas grave. Tu ne sais peut-être pas cuisiner, mais tu as d'autres talents...

- Oui ! Je peux faire bouger mes oreilles, regarde ! Eh, regarde ! J'y arrive bien, hein ?


Sans commentaires.


...En fait, non, à part faire le con, je ne vois pas d'autres talents en lui. À part jouer au football, à la limite. Ce qui, en soi, revient au même.


- T'as vu ? J'ai du talent, hein ?


J'ai dû prendre la décision ô combien coûteuse d'afficher un sourire encourageant plutôt qu'une expression blasée.


- Oui, très. Maintenant, j'aimerais que tu te découvre un talent à monter les blancs en neige.


Il commence donc à mélanger la mixture avec une fourchette – morceaux de coquille inclus – tandis que je m'occupe de faire la pâte. Je pétris ensemble un vieux reste de margarine et de la farine en priant pour que ce soit comme ça qu'on fait... Parce que, sincèrement, pour l'instant ça ne ressemble à rien. Par contre c'est super élastique alors je m'éclate !


- Hé Kamil !

- Quoi ? répond l'intéressé en se retournant.

- BIFLE !


Et je lui lance le long boudin gluant que j'ai façonné au visage. Ma victime recule en se frottant le visage et grommelant des noms d'oiseaux en polonais. J'éclate d'un rire machiavélique jusqu'à ce que je réalise quelque chose qui fait fondre mon sourire comme neige au soleil. À cause de la neige, justement.


- Kamil. Si ça s'appelle des blancs en neige, c'est qu'il n'y a pas de jaune, tu es d'accord ?

- Yep !

- Alors pourquoi ce que tu mélanges est orange ?

- Oh.


Je le quitte des yeux trois secondes et lui, il me fait une omelette.


- KAMIL PUTAIN !! hurlé-je d'une voix courroucée en faisant tournoyer mon boudin pâteux d'un air menaçant.


Ce crétin de polonais balbutie tout confus :


- Mais... Euh... Mais c'est toi qui... C'est toi dans le bol, qui... !

- « C'est moi dans le bol qui » quoi ?! C'est de ma faute, maintenant ? Raaah, qu'est-ce que tu peux être con, parfois ! « C'est moi qui » quoi, hein ? C'est moi qui ai oublié de séparer les blancs des jaunes, peut-être ?

- Euh... Oui.


Oh.


Merde.


C'est qu'il aurait presque raison, l'animal... Oh, et puis, ça vaudra pour toutes les fois où il l'aurait mérité et que je n'ai rien dit ! Je cherche quelque chose pour ne pas sembler de mauvaise foi quand mes yeux s'arrêtent sur son poignet gauche. Il avait remonté ses manches. Un flash me traverse le cerveau et me donne la nausée. Je beugue quelques secondes, immobilisé dans une sorte d'état second. Sa montre. Il a gardé cette montre. L'écran est brisé, les aiguilles ne tournent pas, et moi je crains bien de savoir pourquoi.


- Bon, euh... Tu sais quoi, on va arrêter le massacre. Je savais que ce n'était pas une bonne idée.

- Quoi ? Mais... On est en plein milieu de la recette !


Et voilà, il me fait ses yeux de chien battu abandonné sur une aire d'autoroute. Je savais que j'aurais le droit à son cinéma. Je fixe le sol intensément pour résister.


- Oh non, non, s'te plaît, Papier, me lâche pas... Ça fait même pas dix minutes, là... Allez, ça va être marrant, je suis sûr ! Qu'est-ce que tu as ? Ça va pas ? J'ai fait quelque chose ?

- J'le sens pas, c'est tout.

- Allez s'te plaît, j'ai tout laissé tomber aujourd'hui pour venir te remonter le moral, gâche pas tout direct !

- Attends... Je gâche tout ? Tu te fous de moi ?

- Non, je voulais pas dire comme ça... Je sais, c'est toujours de ma faute, je fais n'importe quoi et je finis par gâcher tout ! Faut pas que tu t'énerves... Pardon, je fais pas exprès, tu sais ! J'essaie vraiment de... Vraiment de...


Vraiment de me faire plaisir, je sais. Oh, et puis zut.


- Bon, je suis désolé, d'accord ? maugréé-je à contrecœur. C'est pas la peine de faire tout une scène pour deux malheureux petits œufs.

- Je parle pas juste des œufs...


Je m'arrête, figé, dans un silence de mort. Je regarde Kamil. Kamil me regarde. Je pose le rouleau de sopalin sur la table. Kamil me regarde d'un air vraiment sérieux. Je regarde l'œuf par terre. L'œuf ne bouge pas.


- J'ai pas envie d'en parler, Kamil. Pas aujourd'hui.

- Oh... Je comprends.

- Ha. Non, ça, franchement, j'en doute.


Kamil se tait. Il regarde ses pieds. Je regarde encore l'œuf. L'œuf ne bouge toujours pas.


- Papier, je sais peut-être pas combien c'est dur, mais je peux pas te laisser tout seul à être triste. Je veux qu'on s'amuse, qu'on se soutient ensemble et que tu penses à autre chose !


Je serre le rouleau de sopalin à l'en broyer. Contrairement à l'œuf, mes genoux commencent à frémir. Je me force à sourire en priant pour que Kamil ne perçoive pas le léger tremblement dans ma voix, et réponds :


- Écoute, on va nettoyer tout ça et je... Je vais aller dormir. Toute cette histoire me donne la migraine. De toute manière, c'était évident que ça allait mal finir... En même temps, quelle idée, aussi, de vouloir fêter ça ! Allez, on oublie tout et tu rentres chez toi faire tes devoirs, monsieur le première S qui ne branle rien ! Ha ha ha.


Mon ton faussement enjoué ne berne personne. Même le saladier vert n'est pas dupe.


- Arrête, dis pas ça... Je vais pas t'abandonner comme ça pour mes devoirs, c'est stupide ! Non, tu sais quoi ? Moi, je sais ! On n'a qu'à faire comme si on fêtait le mien d'anniversaire ! Ça te dit ? Tu vas pas laisser tomber ton pote tout seul pour son anniversaire, quand même ?


Mais c'est qu'il insiste, en plus !


- Allez, Papier... Fais ça pour moi.


Je fais le sourd et commence à m'éloigner. Il approche perfidement sa main de la mienne pour me retenir, ou peut-être m'amadouer. Je suis plus vif que lui, et me dépêche de ranger mes doigts avant le contact. C'est à un poing hostile que ses phalanges se heurtent. Comme ce message peu favorable ne semble pas le dissuader pour autant, je retire ma main en repoussant sèchement la sienne.


- Mec, t'as une copine pour ça. Je suis pas son substitut. Alors franchement, tes conneries à l'eau de rose, tu te les gardes.


Le silence est glacial. Son bras, figé dans son geste amical, est toujours tendu vers moi.


- Ah... Désolé, hein... Si... Si je te gêne vraiment, je m'en vais...


C'est ça, va-t-en. Laisse-moi seul avec mon handicap. Lâche. Je lui jette un regard mauvais, et c'est quand je pose les yeux sur les cicatrices blafardes qui zèbrent sa chair que je réalise enfin ma profonde stupidité. À la vue de ce bras écorché, la vérité me tombe dessus comme une évidence. Je ne suis pas le seul qui ait été blessé. Je ne suis pas le seul à souffrir à cause ce putain de fauteuil. Lorsque je lève les yeux en direction de mon meilleur ami, je prends presque peur. Son visage s'est totalement décomposé. Kamil est immobile, et pourtant, c'est comme si j'avais reçu en plein visage la gifle qu'il aurait dû me donner depuis bien longtemps. Il faut dire que j'en mérite tellement, des claques, que si j'en recevais à chaque fois, mes joues se détacheraient sûrement de mon visage. Il continue à se forcer à s'excuser.


- Pardon, je ne voulais pas... Je vais tout nettoyer. C'est mieux comme ça, je suppose.


Son visage triste, sombre, endeuillé, me met horriblement mal à l'aise. Je me sens tellement stupide d'agir comme un con ! Et pourtant, les moments où je regrette d'être devenu un véritable salaud froid, cynique et égoïste sont rares. Parce que oui, je suis totalement conscient de mon comportement détestable, et la plupart du temps, je me contrefous de ses conséquences. Mais maintenant, par exemple, j'ai vraiment envie de m'en coller une.


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