Chapitre 9 - Reconstruction

Romain Lbstrd

Archibald Delavigne est un solitaire pétri d'angoisses vivant dans une routine déprimante. Jusqu'au jour où un mystérieux inconnu lui lègue trois pouvoirs sans aucune raison particulière ...

 

 

 

.9.

Reconstruction

(mercredi 16 mars)

 

 

 

Réveil maussade. Un étrange creux dans la poitrine. Une pointe de tristesse et de mélancolie. Arch accusait le coup de la veille. Il réalisait tout juste à quel point l'annonce d'André et le départ précipité de Jean-Lo l'avaient touché. Après plus de vingt ans à picoler tous les soirs avec ses potes, aujourd'hui, sans aucune transition, il se retrouvait seul. Oh bien sûr, Jean-Lo devait être encore dans le coin, mais sans le troisième larron, il ne se faisait aucune illusion quant à la pérennité du petit groupe : l'alcool avait été le ciment de leur relation.

Arch avait rencontré André en premier, dès sa première année de lycée, lorsqu'ils tentaient tous les deux de se trouver péniblement une vocation sociale qui puisse les intégrer à une société civilisée. André, très intelligent et cultivé, avait immédiatement conquis Arch et sa soif de savoir intarissable. Alors que ce dernier n'en était qu'aux balbutiements d'une culture générale qu'il souhaitait la plus grande possible, son ami semblait déjà faire preuve de bon sens et possédait une capacité étonnante à porter un regard mature sur tout ce qui l'entourait. Il l'entendait encore parler sans jamais hausser le ton sur tel ou tel conflit à l'autre bout du monde, pesant avec prudence le pour et le contre, dosant précisément chaque fait afin de les confronter et en tirer de brillantes conclusions. Mais André, caché derrière ses petites lunettes rondes, n'osait pas se mesurer aux autres. Même si sa logique était bien souvent imparable, que ses arguments faisaient mouche et que son interlocuteur se trouvait être le plus grand abruti que cette terre n'ait jamais porté, il n'ouvrait pas la bouche. Tout le contraire de son ami d'enfance, un certain Jean-Laurent.

Ce dernier était la personne à connaître lorsqu'on venait d'avoir seize ans, l'envie de faire la fête et de se retrouver au cœur d'une vie étudiante débridée. Lui et André possédaient des caractères diamétralement opposés, mais le fait de s'être côtoyés durant toute leur enfance avait forgé des liens indéfectibles que la vie et ses aléas n'avait pas su trancher. Jean-Lo faisait son possible pour sortir son ami de sa tanière et ne lésinait jamais sur des arguments tels que la quantité d'alcool ou la présence de la gent féminine. Malheureusement pour lui, André, indéboulonnable, refusait catégoriquement et s'était rapproché d'un dénommé Archibald Delavigne qu'il considérait comme une personne instruite et posée, avec laquelle il pouvait débattre de sujets dont Jean-Lo ignorait jusqu'à l'existence même. Si l'on voulait être tout à fait honnête, les deux grands timides qu'étaient Arch et André furent bien contents de se trouver et de voir qu'ils pouvaient limiter leurs interactions sociales tout en évitant de passer des soirées déprimantes, seuls dans le minuscule cagibi qui leur servait de chambre étudiante à l'internat.

Cinq ans plus tard, une amitié solide s'était construite entre les deux compères. Après des études brillantes dans l'urbanisme pour André et une carrière avortée du côté d'Arch qui commençait à connaître ses premières angoisses, paralysant de ce fait toute décision concernant sa vie professionnelle, Jean-Lo revint vers eux. Si l'amour pour la fête et la boisson de ce dernier ne s'était pas tari, il fit rapidement le constat amer que les relations forgées jusqu'alors se révélèrent futiles et éphémères. Les amitiés de passage s'étant enchaînées aussi rapidement que les soirées et les pintes de bières, il ne réussit jamais à s'attacher à autre chose qu'à l'alcool, le seul compagnon qui lui fut fidèle durant sa vie étudiante. C'est donc naturellement qu'il commença à squatter de temps en temps les soirées studieuses d'André et du mystérieux Archibald, tout en prenant soin d'intégrer à leur petit cercle une composante éthylique toute neuve.

 

***

 

La cafetière crachotait ses gouttes noires qui s'égrenaient lentement, diffusant une odeur puissante au sein du petit appartement. Arch restait dans un état second, partagé entre l'ivresse virtuelle d'une nouvelle vie et la mélancolie des souvenirs d'ivresse réelle. En ce jour de repos, il ne savait pas par où commencer, il avait perdu trop de repères d'un coup. Ses soirées futures promettaient d'être bien solitaires. Pour l'instant, il pouvait se concentrer sur l'apprentissage de ses pouvoirs, néanmoins viendrait un moment où le fait de ne voir personne le rendrait fou. Il aimait la solitude mais il avait des limites et il savait qu'avant de retrouver des personnes avec lesquelles il ne paniquait pas, il faudrait du temps. Peut-être n'avait-il besoin de personne, finalement ? Bien que ce fût la solution la plus probable, il ne donnait pas cher de son existence en tant qu'ermite. Pourtant, au fond de lui-même, il misait sur une autre possibilité. Ses capacités auraient peut-être l'avantage de révéler un quatrième pouvoir : grâce aux trois autres, il serait en mesure de passer outre ses angoisses.

Il saisit la bouteille de whisky qui trônait sur le plan de travail et en versa une petite quantité dans son café brûlant. C'était une habitude qu'il ne perdrait pas, il le savait, cela tenait davantage de l'hommage à sa vie antérieure que de la pure nécessité. Il sentait que le besoin d'alcool se faisait de plus en plus ténu et que sa soif de découvertes revenait à grands pas. Il alla se caler dans son canapé pour faire le point.

Jaugeant son appartement d'un regard circulaire, il commença par établir une liste de tâches à accomplir. Il avait besoin de faire des choses concrètes et réelles. Il commencerait par arracher toutes les planches de sa bibliothèque. Elles étaient moches, faites d'un contre-plaqué hideux et gondolées par le poids de milliers d'ouvrages. Il se ferait des rangées d'étagères harmonieuses, avec du beau bois. Il en profiterait aussi pour nettoyer à fond sa verrière, qui malgré sa surface imposante, était recouverte d'une couche de crasse qu'Arch semblait découvrir pour la première fois. Il changerait son canapé défoncé par un vrai lit, avec un vrai sommier et un vrai matelas, histoire de dormir un peu plus convenablement. Outre tous ces remaniements, il rangerait et nettoierait. Depuis combien de temps n'avait-il pas passé l'aspirateur ? Aussi loin qu'il chercha, il ne se souvint plus.

Après avoir organisé mentalement tous ces nouveaux changements, il se motiva et s'habilla. Il était temps d'oublier le passé et de construire son avenir, au sens propre comme au figuré. C'est pourquoi il décida que toutes les nouveautés matérielles qu'il apporterait à son vieil appartement se feraient avec l'aide de ses jeunes pouvoirs. À commencer par le BB, qui le mettait encore horriblement mal à l'aise. Il décida que le moment était venu  de ressortir son petit calepin et de se mettre au travail.

 

***

 

Séant calé au fond du canapé, oreiller derrière la tête, mains le long du corps. Arch s'apprêtait à faire le grand test d'appeler le BB par lui-même sans que celui-ci n'intervienne inopinément. Il essaya de se détendre et souffla un grand coup. Puis, sans poser de question particulière, il appela la terrifiante interface.

Instantanément, deux vues se superposèrent, celle de ses yeux se faisant remplacer progressivement par celle de son esprit. Bien que désormais familier de cette transition, cela restait extrêmement impressionnant. Il avait l'impression que toutes ses pensées se dévidaient dans un autre récipient que son cerveau. Malgré le fait que tout se passât à l'intérieur d'un seul et même conteneur, à savoir son propre corps, il ressentait une déconnexion brutale de son environnement. La reconnexion qui s'ensuivait se révélait tout aussi rude avec un système qui semblait se greffer à ses synapses, surveillant les moindres signaux de réflexion. Il éprouvait la sensation qu'une puissance supérieure s'asseyait derrière le pupitre de son cerveau sans sa permission afin de répondre à la moindre de ses demandes mentales, aussi absurdes soient-elles. Son cœur battait la chamade, mais il garda son calme et laissa l'écran virtuel sombre envahir son champ de vision. Arch analysa minutieusement ce qu'il voyait.

La fameuse carte du monde, qu'il avait déjà entr'aperçu avec effroi, ne possédait pas d'autres limites que les frontières du globe et, tout en ayant l'impression de la regarder de face, il avait une visualisation à 360 degrés. Il était comme un enfant avec des yeux derrière la tête assis sous une immense coupole noire sur laquelle serait projetée une constellation de données. De base, l'affichage semblait vierge de tout détail, les frontières des pays étant à peine suggérées par un gris sombre qui se détachait du fond noir, laissant l'entière latitude à n'importe quelle information de se démarquer immédiatement.

Il formula intérieurement sa première demande, d'une importance capitale :

« Où se trouve le magasin de bricolage le plus proche ? »

De la même manière qu'il l'avait constaté auparavant, l'interface changea. Tel un rappel à l'endroit que l'on pourrait qualifier d'en haut à gauche s'inscrivait sa demande et un point rouge lumineux pulsait doucement au centre de sa vision. Au-dessus, le nom du magasin et sa distance par rapport à l'appartement s'affichaient en grandes lettres phosphorescentes. Il comprit rapidement que cet écran mental épuré se constituait de trois éléments qui représentaient la base de son utilisation : la requête, la carte et le résultat de la première sur la deuxième. Continuant à jouer avec les possibilités qu'il ne pouvait pas encore délimiter, Arch laissa vagabonder son esprit. Dès qu'une demande était formulée, l'interface pouvait regorger d'une infinité de détails qui s'affichaient et disparaissaient à la vitesse de ses pérégrinations mentales. Il avait cette nette impression qu'elle réagissait avant qu'il ne formule concrètement son souhait, comme lorsque l'on répète plusieurs fois une phrase dans sa tête pour en saisir la forme alors que le cerveau a déjà capté depuis longtemps l'idée de fond. Quant aux informations à proprement parler, elles s'actualisaient sans broncher, comme si la quantité faramineuse de données dont il disposait était stockée localement au sein de son cerveau. Mais le plus impressionnant restait que lui-même n'avait pas à lire ces données, il les comprenait dès lors qu'elles apparaissaient et il les assimilait à la vitesse à laquelle il formulait ses requêtes.

Il se mit à varier la nature de ses demandes. Lorsqu'il posa la question de savoir où pouvait bien être André à l'heure actuelle, il put constater que ce dernier ne se trouvait pas chez lui. Il avait déjà dû déménager. Le point rouge représentant son ami bougeait doucement en suivant le tracé d'une route. Il était probablement en voiture. Arch se demanda si Léana se trouvait en ce moment avec lui et un deuxième point rouge se superposa au premier. Ils étaient tous les deux, en route vers un endroit où ils seraient heureux ensemble. Une soudaine inspiration le prit et il demanda sans trop savoir comment le formuler si André et Léana étaient des âmes sœurs. La réponse du BB lui glaça le sang.

Deux immenses encarts venaient d'apparaître dans un coin, l'un correspondant au profil complet de son ami, l'autre à celui de sa compagne. Des graphiques bourrés de chiffres défilaient et se confrontaient, sur des critères aussi divers et variés que la capacité à vivre avec quelqu'un, le goût prononcé pour tel loisir, jusqu'à différents critères aussi absurdes que le fait d'aimer les épinards ou non. Au centre, un nombre éloquent : 99,3 %. Cela confirmait les suspicions d'Arch : il y avait peu de chances que leur rencontre fut le fruit du hasard et sans une intervention extérieure, ces deux êtres suprêmement compatibles ne se seraient peut-être jamais rencontrés. Il avait certainement suffi à un certain Lionel d'avoir les bonnes cartes en main pour forcer le destin.

Arch se sentit soudain mal à l'aise de scruter les goûts et les préférences de son vieil ami. Il demanda au BB de lui indiquer où se situait Lionel. De la même manière que la fois précédente, la carte se remplit de petits points rouges disséminés à travers le monde, la question n'étant pas assez précise. Cette fois-ci cependant, il disposait d'un peu plus d'expérience. Il filtra les résultats en précisant les seuls critères physiques dont il se souvenait, à savoir ses yeux bleus sombres et ses boucles châtains. Il mit en avant l'alcoolisme du bonhomme et enfin la date à laquelle ils s'étaient rencontrés. À tout hasard, il précisa aussi de rechercher parmi les personnes décédées. Il ne fallait écarter aucune possibilité et une mélancolie prononcée de la part de Lionel ressortait de ses vagues souvenirs. Mais un léger problème se posait.

La carte restait désespérément vide. Pour le BB, Lionel n'existait pas et ne semblait même jamais avoir existé.

Une réminiscence de leur conversation lui revint soudainement. Il se rappela qu'il lui avait confié avoir cherché son prédécesseur, sans succès. Et que seulement celui qui possède les pouvoirs sait qu'il les a. Ce qui laissait supposer que l'omniscience du BB se transformait potentiellement en conscience et qu'il pouvait passer outre ses fonctions principales de recherche afin de masquer l'identité des anciens porteurs de pouvoir. Terrifiant. Arch réalisa soudain qu'en plus de savoir tout sur tout le monde, le BB connaissait probablement la totalité de sa vie à lui et que s'il s'agissait d'une entité propre, il était alors capable de choses dont la portée encore inconnue ne lui disait rien qui vaille. Il l'éteignit rapidement.

Cette nuit-là, il dormit d'un sommeil agité, avec ce sentiment terriblement angoissant d'être surveillé de près.

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