Chapitre Dix, le bouillonnement littéraire des années Vingt

Dominique Capo

Chroniques de l'Entre-Deux-Guerres, suite...

Combien de talents virtuels ont-ils disparu, dévorés par la guerre ? Impossible de le dire. Longue est la liste des talents affirmés. Les survivants, et ceux même qui de la tragédie n'ont connu que les coulisses, restent durement marqués. Mais cette marque affecte, selon les tempéraments, des aspects fort différents.

Relativement rares sont les livres écrits sur la guerre au cours des années qui la suivent immédiatement. « La Vie des Martyrs », de Duhamel et « le Feu » de Barbusse ont paru avant l'armistice. Entre 1918 et 1927, on ne peut citer comme mémorables que « les Croix de Bois » par Roland Dorgelès, « les Derniers jours du Fort de Vaux » par Henri Bordeaux, « les Épargnes » de Maurice Genevoix, « l'Équipage » de Kessel, « le Songe » par Henri de Montherlant, « Thomas l'Imposteur » de Cocteau et « Adorable Clio » par Jean Gireaudoux – les deux derniers n'abordant le drame que de biais et avec un sourire.

La génération littéraire montante semble vouloir oublier la guerre, oublier aussi l'avant-guerre, tourner la page. Les bergsoniens et mes mausassiens mis à part, elle ne se reconnaît point de maîtres.

La génération précédente avait été dominée par trois « monstres sacrés » : Pierre Loti, Maurice Barrès et Anatole France. On peut ajouter, en retrait, Paul Bourget.

Tous meurent entre 1923 et 1925, Loti semi-oublié, Barrès encore respecté mais évoquant trop le « bleu-horizon » et le « jusqu'au-boutisme » pour garder une influence bien agissante – en dépit de son voluptueux chant du cygne « le Jardin de l'Oronte ». Quant à France, son socialisme superficiel et bénisseur fait hausser les épaules. Les grâces classiques de son style paraissent pédantes et son scepticisme feutré a cessé d'être au goût du jour. Bourget enfin ne semble plus évoquer qu'un monde mort – les jeunes qui, pourtant, raffolent de Stendhal, oublient quelle part l'auteur des « Essais de psychologie contemporaine » prit à la redécouverte de l'auteur de « la Chartreuse de Parme ».

Nombre d'écrivains cependant, romanciers ou poètes, dont l'autorité était déjà légitimement et solidement établie avant 1914, continuent à produire régulièrement : René Boylesve, Henry Bordeaux, René Bazin, Marcel Prevost, Claude Farrère, Henri de Régnier, Fernand Gregh, Gérard d'Houville, les frères Tharaud, d'autres encore… Ce sont probablement eux qui ont le public le plus fidèle et le plus étendu. Mais leur action sur les nouveaux courants est faible. Colette elle-même ne suscite point d'imitateurs, peut-être parce qu'elle est inimitable. Pour la comtesse Anne de Noailles, ni les torrents pailletés d'or de sa conversation, ni ses battements d'ailes autour de la Société des Nations n'empêchent ses vers – d'ailleurs souvent admirables – de fleurer un romantisme désuet.


Si les jeunes se refusent à être des disciples, au moins la plupart d'entre eux – pas tous – professent-ils de l'admiration pour quatre de leurs aînés : Marcel Proust, Paul Valéry, Paul Claudel, André Gide.

Proust, avant la guerre connu seulement d'un étroit cénacle, fut révélé au grand public quand, en 1919, sur l'insistance de Léon Daudet, son roman « A l'ombre des jeunes filles en fleur » reçut le prix Goncourt et que fut réimprimé « Du coté de chez Swann » obscurément paru en 1913. Descente dans les profondeurs inexplorées du subconscient, plongée dans la durée pure, finesse suraiguë des analyses psychologiques, satire des milieux mondains, inattendu des images, exact rendu des détails, vie des portraits circonvolution de la phrase, complication de la pensée, perversité diffuse : chacun trouve là de quoi rêver et s'émerveiller. Cependant l'auteur, malade, emmitouflé, reclus parmi les vapeurs de fumigation dans une chambre close, poursuit avec une ténacité d'obsédé sa « Recherche du Temps perdu ». En 1921, il donne « le Coté des Guermantes » et « Sodome et Gomorrhe ». La mort l'emporte en 1922 mais déjà sont achevés les derniers volumes de son œuvre : leur publication s'étalera de 1924 à 1927...

Proust, découvreur de terres inconnues et spongieuses, créateur d'épaisseurs nouvelles, n'aura pas d'élèves directs, mais après lui il sera difficile d'écrire un roman tout à fait comme on faisait auparavant.

En 1917, après vingt-deux ans de silence, Paul Valéry s'est décidé à publier son poème de « la Jeune Parque ». L'armistice se voit déjà adopté par les connaisseurs. Sa longue et studieuse retraite lui a permis d'accumuler les notes, les ébauches : en quelques années il fait paraître toute une série de poèmes et d'essais en prose qui lui valent la célébrité. Poète, essayiste, conférencier, causeur, dîneur en ville, il reste en même temps le plus consciemment intelligent des hommes de son époque.

Il a la passion de la connaissance, plus encore celle de l'analyse et ne se monstre satisfait d'une idée que lorsqu'il l'a décomposée dans ses moindres particules. Entre parenthèses, cette dernière phrase est tout à fait à l'image de Dominique Capo, l'auteur de cet article. Les vers de Paul Valéry sont souvent d'une extrême musicalité et d'une rare sensualité, mais, s'il a adopté la forme mallarméenne, c'est moins par raison d'esthétique que parce que cette forme lui paraît présenter des possibilités inégalées de précision subtile… Dans un temps où le culte de l'inconscient compte tant de sectateurs, il est curieux de constater l'admiration dont est l'objet le supra-lucide Valéry…

Claudel, nourri non d'Érasme, de Gongora, de Mallarmé, mais de la Bible, d'Eschyle et de Rabelais, non fin horloger mais puissant bâtisseur, visionnaire truculent et parfois facétieux, préférant les lumières de la foi à celles de la raison, est bien le contraire de Valéry. Ce qui ne l'empêche pas de jouir d'une égale autorité morale. Son œuvre est maintenant tout à fait sortie des petites chapelles où on l'encensait avant-guerre et elle atteint un public étendu. Peut-être l'éloignement où le maintiennent les importantes missions diplomatiques qu'il doit à la grâce de Berthelot contribue-t-il à son prestige.

Des quatre anciens auxquels les jeunes écrivains veulent bien témoigner du respect, c'est sans doute le seul André Gide qui exerce sur eux une véritable influence. Déjà, à la veille de la guerre quelques adolescents se repaissaient des « Nourritures Terrestres » et s'enthousiasmaient pour le Lafcadio des « Caves du Vatican ». Mais voici que cette liberté souveraine, cet individualisme forcené, cet appétit de jouissance rendu plus aigu par une conscience bourrelée s'adaptent exactement au grand remue-ménage opéré pendant quatre années dans le sang et dans la boue.

Quelques-uns s'insurgent, se raccrochent aux valeurs éprouvées, mais la majorité se laisse fasciner. Le guide n'est d'ailleurs pas aisé à suivre car il a des sautes imprévisibles : d'une discrétion quasi calviniste, encore que pleine de sous-entendus, dans certains récits, il passe presque à exhibitionnisme dans « Si le grain ne meurt » et dans « Carydon ». Ce ne sera qu'après 1930 que le scandale s'apaisera et que Gide prendra indiscutablement figure de maître.


Parmi les remous qui, autour de 1925, agitent en tous sens la mer littéraire, il est difficile de distinguer les courants dominants. Tentons-le pourtant, sans dissimuler ce que cette tentative a d'arbitraire.

D'abord, le courant de la révolte pure et simple : Dada, le surréalisme. Ensuite – et c'est peut-être le plus abondant – le courant de l'évasion. Il se divise en deux branches : celle de l'évasion dans l'espace, ou le temps, celle de l'évasion dans la fantaisie et le rêve. Jamais les voyages n'ont été aussi à la mode que pendant cette époque de conférences internationales, de bousculades de la géographie politique et de transports accélérés. Il y a eu un précurseur, le charmant et érudit Valéry Larbaud, dont le « Barnabooth », paru en 1914, a été l'archétype de la poésie des palaces et des wagons-lits. Mais désormais Larbaud s'intéresse surtout aux curiosités philologiques ou psychologiques.

Le voyageur modèle, c'est maintenant Paul Morand, bien différent de Loti : pressé, incisif, sportif, les spectacles de la nature ne l'arrêtent pas, et des mœurs il ne retient que leur aspect le plus moderne. Anecdotes d'une brutale brièveté, personnages singuliers entraînés dans un tourbillon d'improbables rencontres, milieux en décomposition coexistant avec d'autres en gestation, destinés à la dérive : voila ce qui l'amuse et qu'il narre dans des nouvelles elliptiques parsemées d'images percutantes. L'époque se reconnaît dans « Ouvert la nuit, Fermé la nuit », « L'Europe galante », t fait à ses recueils de nouvelles un succès immense. On ne soupçonne pas encore le moraliste désabusé qui se cache derrière ce feu d'artifice. Pierre Benoît voyage aussi, tantôt dans l'espace, tantôt dans le temps. Mais sans trépidation et en s'attachant à bien agencer, à partir d'une solide documentation, des histoires passionnantes. Poète à ses heures, il sait créer une atmosphère ; bon historien, il restitue les décors avec exactitude ; humoriste, il ne se laisse jamais prendre aux pièges qu'il a ingénieusement tendus. Ses premiers romans « Koenigsmatk », « l'Atlantide », lui valent aussitôt la ferveur du grand public et l'estime des lettrés.

Dans le même temps, Henri Béraud et Louis Chadourne donnent, le premier avec son « Vitriol de Lune », un roman historique haut en couleur, le second avec son « Pot au noir », un vigoureux récit des tropiques. Plus violent encore est le « Batouala » de l'Africain René Maran, qui obtient un prix Goncourt.

On retrouve le sourire avec quatre livres fort plaisants : « Jérôme 60 degrés de latitude Nord », reportage fantaisiste sur les mœurs scandinaves par Maurice Bedel, « Oxford et Margaret », aimable croquis de la vie universitaire anglaise par Jean Fayard, « Beautés de la Provence », instructives flâneries de l'artiste subtile qu'est Jean-Louis Vaudoyer, et « Catherine-Paris », satire de l'internationale nobiliaire européenne à la veille de la guerre par la princesse Marthe Bibesco. Aux curieux d'informations précises et vérifiées, les livres d'André Siegfried offrent des satisfactions profondes. Ses enquêtes sur les Etats-Unis et sur la Grande-Bretagne d'après-guerre sont des modèles de sûreté dans l'information et de lucidité dans l'interprétation.

Romancés ou non, les notes de voyages non plus que les récits historiques ne sauraient à eux seuls satisfaire cet appétit d'évasion si aiguisé en France dans les années vingt. On rêve aussi de quatrième dimension et de royaumes féeriques.


Jean Cocteau, vivant récepteur d'ondes, arc-en-ciel jeté sur Montparnasse et le 16e arrondissement, a senti ce besoin et l'animateur du « Bœuf sur le toit », le metteur en scène de spectacles burlesquement raffinés est aussi l'auteur de romans - « le Grand Écart », « les Enfants Terribles » - où flotte une atmosphère de poétique et oppressante irréalité. Une atmosphère analogue baigne les vers de René Chalupt.

C'est aussi dans le rêve que plonge le délicieux poète et noctambule impénitent Léon Paul Fargue qui, les mots du dictionnaire ne lui suffisant plus, en forge d'autres qu'il juge plus évocateurs, plus agissants sur la sensibilité : « L'Inciclos est dent », écrit-il, vaut mieux pour nos nerfs difficiles et à fleur de peau que « l'Incident est clos ». « Une infiremière » est plus juste qu'une « Infirmière » « Ossitoyarmezin » remplacerait avantageusement « Aux armes citoyens ».

Toutefois, le magicien dont la baguette fait surgir les fantasmagories les plus dépravées est probablement Jean Giraudoux. Avant la Guerre, il a publié deux livres qui ont charmé les délicats : la guerre lui en a inspiré deux autres d'une sensibilité voilée d'ironie. Sa rare facilité lui fait maintenant produire toute une série de romans dont chacun constitue un petit événement. Observateur et rêveur, caustique et attendri, passionné et nonchalant, ayant le génie des rapprochements à la fois cocasses et justes, abondants en idées sans se livrer jamais à fond, il transmue les thèmes les plus simples en symphonie aux résonances infinies. Son « Siegfried et le Limousin », paru en 1922, est peut-être l'ouvrage le plus vrai écrit sur l'Allemagne cacophonique d'après-guerre.

Les défauts de Giraudoux tiennent à u excès de dons : trop de fontaines lumineuses, une abondance inclinant à la gratuité, une virtuosité glissant vers la préciosité… Quand, en 1928, il abordera le théâtre, les nécessités scéniques le contraindront à être plus ménager de ses richesses.

L'auteur de « Siegfried » a certainement subi l'influence du romantisme fantastique allemand. Ce romantisme est alors fort à la mode en France, comme en témoigne l'excellente biographie d'Hoffman due à Jean Mistler et les deux romans « les Harmonies Viennoises » et « Écoute s'il pleut » donnés respectivement par Jean Cassou et Alexandre Arnoux. On s'enfonce plus encore dans l'étrange avec « le Nègre Léonard » et «la Cavalière Elsa » par Pierre Mac Orlan, avec aussi « le Diable » par Maurice Garçon.

C'est sans avoir recours au fantastique mais de manière très effective que Julien Green, ce compatriote d'Edgar Poe, conduit ses lecteurs dans le royaume de la peur avec ses hallucinants romans « Mont-Cinère » et « Adrienne Mesurat » : en descente dans les bas-fonds du cœur.

Francis Carco et Galtier-Boissière, eux, ne font qu'explorer les bas-fonds de la société, le premier avec une tendre indulgence, le second avec une joviale férocité ; ils créent une mode durable, celles des « macs du milieu » et de leurs « régulières ».

Au-dessous, voici l'évasion à la portée des esprits simples avec la prolifération des romans d'aventures du type feuilleton : le mieux réussi est sans doute « l'Homme à l'Hispano » de Dekobra. Les romans policiers connaissent aussi une grande vogue, mais l'écrivain qui sera, en langue française, le maître du genre, Simenon, se cantonne encore dans des besognes journalistiques.

L'aspiration vers d'autres climats, qu'ils soient physiques ou moraux, ne se manifeste que dans une partie de la production littéraire. A coté du courant d'évasion, un autre s'efforce de creuser la réalité politique et sociale d'après-guerre. Conçu dans cet esprit, un remarquable livre paraît en 1922 : « Mesure de la France », où Drieu la Rochelle témoigne à la fois d'une parfaite clairvoyance et d'un rare sens de l'humain.

On doit aussi mentionner plusieurs ouvrages d'inspiration soit proprement politique, soit historique, soit philosophique, soit polémique : « La Victoire », d'Alfred Fabre-Luce, Questions politiques et religieuses » par René Gillouin, « Explication de notre temps » par Lucien Romier, « l'Histoire de France » par Jacques Bainville, « la Mort de la Pensée bourgeoise » par Emmanuel Bert, « la Tentation de l'Occident » par André Malraux, enfin, « les Eléments d'une doctrine radicale » par Alain.


Un troisième courant existe qu'on pourrait qualifier de « naturaliste » si l'adjectif n'avait déjà, dans l'histoire littéraire, un sens précis. Son plus éminent représentant, Georges Duhamel, préfère « humaniste » - dès 1902, Fernand Gregh avait ainsi qualifié l'école poétique qu'il fondait - : il s'agit d'appliquer le roman moins à l'étude de cas ou de personnalités d'exception qu'à celle de la vie quotidienne et d'êtres sans relief.

Duhamel est médecin et, après s'être penché sur les souffrances physiques, il le fait, avec la mème pitié attendrie, sur les misères morales. Son Salavin est un faible, un pauvre homme. Qu'importe ? Il est homme.

De « l'humanisme », on peut rapprocher, au moins quant au cadre, le « populisme » qui ne s'affirmera comme école qu'en 1929, mais qui pointe déjà dans les premiers romans d'André Thérive.

Faudrait-il qualifier de « naturiste » l'art de Maurice Genevoix qui s'exprime avec bonheur dans ce « Raboliot » que l'académie Goncourt couronne en 1925 ? D'une veine analogue est le « Gaspard des montagnes » de Pourrat.

Ce ne sont pas les humbles que s'attache à analyser Roger Martin du Gard dans la longue série des « Thibault » qui commence à paraître en 1922, mais la bourgeoisie aisée. Les premiers volumes où est minutieusement décrite l'incompréhension des parents à l'égard des enfants, trahissent l'influence gidienne. D'une rigoureuse tenue littéraire, ils suscitent de très vifs applaudissements.

Bientôt Jules Romains, le fondateur de « l'unanimisme », abordera aussi le roman-cycle, mais avec des intentions plus ambitieuses que celles de Martin du Gard : il ne s'agira de rien de moins que de peindre dans une fresque colossale les différents aspects de la vie française pendant le premier quart du XXe siècle. Le tome initial des « Hommes de bonne volonté » ne verra le jour qu'en 1932 mais déjà Romains en conçoit le plan dans tous ses détails. En attendant de le réaliser, il publie deux curieux romans, « Lucienne » et « Quand le navire », mais il se consacre surtout au théâtre.


Il est un courant romanesque qui remonte en France à « la Princesse de Clèves » et qui, loin d'être tari à l'époque qui nous occupe, se voit au contraire gonflé par l'apport proustien : le courant psychologique.

S'y rattachent des œuvres de haute qualité et d'abord les trois beaux romans d'une pénétrante acuité, d'une sensibilité contenue, écrits dans une langue pure par Jacques de Lacretelle : « la Vie inquiète de Jean Hermelin », « Silbermann » et « la Bonifas ». A coté de ces modèles, on peut citer « l'Epithalane » de Jacques Chardonne, « Aricie Brun » par Émile Henriot et « Aimée » par Jacques Rivière.

Est-ce dans une région voisine qu'il faut situer « le Diable au corps » de Raymond Radiguet, le brillant et éphémère météore découvert par Cocteau ? Si l'on veut, mais le cynisme tranquille de cet adolescent taciturne reste quelque chose de très particulier.

La biographie romancée peut, le talent aidant, avoir tous les mérites d'un excellent roman psychologique. Initiateur du genre, André Maurois que ses « Silences du colonel Bramble » ont déjà rendu fameux, donne, en 1923, un ouvrage qui emporte un très grand et très mérité succès : « Ariel, ou la vie de Shelley ». En 1924, le moraliste qu'il est foncièrement s'affirme dans « les Dialogues sur le commandement ». Il ne cessera de transparaître dans les romans d'une délicatesse subtile qui viendront ensuite et dont lez premier en date, partiellement autobiographique, est « Bernard Quesnay ».


Il et un domaine que le roman français n'avait jamais abordé que superficiellement et comme avec crainte : le roman religieux. Voici que ce domaine est profondément labouré par deux grands écrivains, François Mauriac et Georges Bernanos.

Le terrain a été préparé par l'incontestable renouveau du sentiment religieux, ce sentiment dont l'abbé Bremond se met à retracer l'histoire.C'est en 1922 que Mauriac va l'exploiter d'une main fiévreuse dans on « Baiser au lépreux ». Au cours des quelques années suivantes, d'autres volumes paraissent – citons « Genitrix » et « le Désert de l'Amour » - dans lesquels l'auteur affirme sa redoutable maîtrise. Ah ! Il ne s'agit pas d'ouvrages pour patronages. Les personnages sont torturés, hagards, pourris d'ulcères moraux, un air chargé d'émanations sulfureuses les enveloppe et, dans le combat que se livrent en eux Dieu et le Diable, la victoire longtemps balance et ne penche pas toujours du coté de Dieu.

Mais Mauriac n'est manichéen que d'apparence : il croit en l'efficacité de la grâce et il arrive qu'un jet lumineux vient frapper et sauver les presque damnés dont il décrit avec complaisance les contorsions. Un style brûlant, ample, zébré de raccourcis contribue à la magie de l'ensemble.

Bernanos, plus violent, moins refréné, fait déborder son obsession du péché sur des zones que n'explore pas Mauriac. Son roman « Sous le Soleil de Satan » paru en 1926, le rend célèbre en quelques jours.

Troisième auteur catholique, Marcel Jouhandeau n'a pas la véhémence des précédents, mais sa lucidité comme son don d'analyse sont extrêmes dans son gros livre « Monsieur Godeau intime », il ne fait rien de moins qu'esquisser toute une métaphysique du péché.

Comment enfin ne pas évoquer Max Jacob, le curieux et assez énigmatique poète Max Jacob, « bonhomme inexprimable, inexpressible », avant la guerre ami des cubistes et d'Apollinaire, ami aussi des mystifications, maintenant converti, retiré au monastère de Saint-Benoît-sur-Loire et dont les écrits semblent désormais sortir plus encore de son cœur que de son cerveau.

La fringale de lecture qui a saisi les Français après l'armistice ne se contente pas de la production nationale : jamais les auteurs étrangers n'ont été aussi lus, soit dans le texte, soit en traduction.


A coté de Paul Souday, qui célèbre dans les colonnes du « Temps », le culte hugolatrique, d'autres critiques, confirmés ou naissants, témoignent d'une inépuisable curiosité et d'une sagacité toujours en éveil : Albert Thibaudet, Charles du Bos, Benjamin Crémieux, Edmond Jaloux, Jacques Boulenger, François Le Gris, Henri Bidou, André Billy, Gabriel Marcel, André Rousseau, André Thérive, Léon Treich, Frédéric Lefèvre, Marcel Thiébaut, d'autres encore. Ils sont de tempéraments et de goûts différents mais on peut être assuré qu'entre leurs feux croisés aucune œuvre de valeur ne saurait échapper et ils contribuent à propager ce que Valéry Larbaud nomme « ce vice impuni, la lecture ».

Les éditeurs ne demeurent pas en arrière : tandis que les nouvelles maisons se multiplient, souvent destinées à n'avoir qu'une vie éphémère, les vieilles firmes font un effort pour ne pas se laisser distancer et maintenir leur prestige. Innovation : plusieurs créent des « collections » où paraissent successivement des ouvrages du même genre, soigneusement sélectionnés. Les « Cahiers verts » de Grasset et « les Grandes Études Historiques » de Fayard sont parmi les plus recherchées.

L'effervescence littéraire dont on vient d'essayer de donner idée est bien celle qu'on pouvait attendre d'une France que sa victoire trop chèrement payée a laissé dans le désarroi. Répudiation des anciennes normes, recherche anxieuse de l'originalité, lassitude cachée sous l'audace, enthousiasme un peu factice, inquiétude diffuse – cette inquiétude que le jeune professeur Daniel-Rops décrit dans un livre paru dès 1920 -, tentation de l'anormal, intelligence hypercritique, indiscipline frôlant l'anarchie : on trouve tout cela dans la production romanesque des années suivant la Première Guerre Mondiale. On le retrouvera après la Seconde, mais avec l'angoisse et le désespoir en plus…

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