Chapitre Second : Deux pas en arrière

Kevin Rousselet

          « Un quaratine entier s'est écoulé depuis la dernière fois, et nous sommes au soir d'un épisode sanglant. La colère est montée dans les campagnes, et l'empereur n'est jamais revenu de son voyage pour apaiser les tensions. Les Imperatoris ne sont plus qu'une poignée pour défendre l'héritière et Deville est submergé par les obligations dues à sa fonction.
Les noblesses et les paysans se sont ligués contre le pouvoir, et de leur alliance a émergé le chaos dans son plus simple appareil. Les rumeurs parlent d'un guerrier invincible qui parcourt le territoire dans le but d'unifier la rébellion, et de renverser l'impérialisme.
          Moi, je me dresse aux côtés de mon mentor, au sommet des remparts du palais, les yeux irrités par l'ampleur que prennent les choses, mais aussi la fumée qui s'élève de toutes parts.
J'ai vu des cadavres joncher les routes, des fourches plantées dans le corps, et d'autres fois ce furent des épées ; mais systématiquement voir se déchirer ainsi les Hommes me serrait le cœur.
En cette époque déjà je rêvais d'un monde plus soudé, dont les représentants seraient moins enclins à juger les moindres détails futiles de la vie de leurs semblables. Je rêvais d'un monde d'entraide et de bienveillance, où tous les Hommes auraient été motivés par un même idéal à atteindre, certes guidés par des esprits plus sages, du moins au départ, avant de s'élever à leur tour vers l'absence de préjugés ; bref l'utopie vue par les yeux d'un enfant qui n'avait encore rien perdu... mais reprenons.

Un ciel ardent, teinté d'orange, de rouge et de noir donnait l'impression que le monde allait s'embraser pour de bon. Mais au milieu de cette vision d'horreur, à la droite de mon héros, se tenait la plus douce des incarnations qu'il me fut donné de voir.
Elle devait avoir mon âge, avec ses petits yeux châtains, sa chevelure si souple et son visage innocent ; je tombais amoureux d'un ange aux ailes soyeuses, quand pour ma part j'en était dépourvu. L'impératrice, c'était pour elle que la guerre avait lieu.

Après un moment, le général tira sa cape au dessus d'elle, et prit la direction de la cour principale. Il avait dans l'idée de nous exfiltrer tous les deux par la mer, grâce à un navire au pavillon qui m'était alors inconnu. Je collais mon seigneur comme si j'étais son ombre, et de dos je ne pus savoir si quelqu'un se trouvait derrière le morceau de tissu, mais je gage là qu'il avait tout prévu, dans l'éventualité qu'une flèche ne vienne mettre fin à la vie de la fillette.
Devant la porte massive, les derniers Imperatoris se tenaient en position, épées tirées, attendant patiemment que la porte ne cède, et que les barbares ne viennent accomplir leur mission.

Mais ce n'est pas exactement ce qui arriva. Les remparts déserts sur lesquels nous nous tenions un instant plus tôt furent soudainement peuplés de guerriers agiles, arcs déployés, flèches pointées contre Deville et son fardeau, et la poignée de soldats qui demeurait vivante.
Il s'arrêta. Je ne voyais pas l'expression de son visage, mais je décelais tout l'agacement qu'il contenait sous son armure.
Je pris la décision de passer devant lui.

Je me souviens qu'une pluie infernale se mit à battre les pavés de la cour. Ses yeux ne s'attachaient à aucun visage, rivés plutôt au bas des murailles, mais il semblait pourtant ressentir chacun des soldats qui nous tenaient en respect.

« La cité est perdue Deville. Rendez-vous et mon maître promet qu'il n'y aura pas d'effusion de sang. Allons, ouvrez la porte et épargnez vos hommes ! Tout est fini et vous seriez bien sot de tenter quoi que ce soit !

_ Et qui est votre maître ? Tonna mon seigneur.


C'est moi ! Répondit une voix rocailleuse de l'autre côté de la porte. Je suis Gilgamesh, et je viens mettre un terme à la guerre !

_ Vous venez répandre le sang d'une enfant dont j'ai fait le serment de défendre la vie quoi qu'il m'en coûte.

_ Allons, personne n'ignore votre nom dans l'archipel. Le seigneur solitaire qui est toujours prêt à secourir la veuve et l'orphelin. J'ai d'ailleurs failli renoncer à mon but la première fois que j'ai croisé votre route. Comment rester inchangé face à tant d'assurance, de charisme et de conviction ? Mais pour une fois réfléchissez bien aux conséquences de vos actes. Que vous a apporté votre morale, maintenant que vous êtes acculés ? Les familles se ruent-elles à votre suite pour vous rendre la pareille ? Ce sont les bonnes gens de cette terre qui m'ont convoqué et tout comme vous avez ressenti le besoin de leur venir en aide quand ils n'attendaient rien de vous, je ne fais que répondre à un appel... disons moins intérieur !


_ Oui... Je me souviens de vous... Peut-être avez-vous raison, mais je suis assez vieux maintenant pour m'en rendre compte. La morale est douloureuse. Elle exige plus que ce qu'elle ne donne, mais c'est précisément ce qui fait de nous des êtres de grandeur, et nous différencie des enfants auxquels il faut passer tous les caprices ! En aucun cas je ne m'en détournerai ! J'ai prêté serment, et je m'y tiendrai jusqu'à ce que la mort m'en libère ! Montrez-vous à présent !

_ Je reste perplexe. Je veux dire que je m'attendais à cette réaction, après avoir entendu bon nombre de récits sur votre droiture et votre obstination. Non si je suis perplexe c'est de voir que le fanatisme peut s'insinuer dans les causes les plus nobles.

_ Je ne suis pas là pour disserter avec vous. Laissez-moi passer ou périssez !

_ Soit... si c'est cette voie que vous voulez emprunter... Flèches aux carquois ! Hurla-t-il. »

          Mon général passa ses mains gantées dans les cheveux de l'impératrice, se retourna vers moi, un petit sourire au creux des lèvres, et incita la fille à me rejoindre. Il se redressa, prit une profonde inspiration, et libéra l'épée majestueuse de son fourreau avant d'en presser délicatement la poignée d'une main, et de caresser la garde de l'autre, pour finir par les faire se rejoindre en affermissant sa prise. Là il éleva sa garde-loin au dessus de sa tête, et adopta sa posture de combat favorite : "Montrez-vous à présent !"
Après une moment d'hésitation, Deville fit un signe de tête à l'un des soldats sous son commandement, qui procéda donc à l'ouverture.

Le chef des armées ennemies s'avança, et je vus troublé par l'armure qu'il portait, mais aussi par son âge.
Un jeune homme d'à peine vingt cycles s'avança sans trembler, et je crus même impossible d'associer une voix si profonde à un corps si jeune.
Nous n'avions qu'une différence de onze âges entre lui, l'impératrice et moi, mais il était déjà investi d'une aura redoutable. A l'époque, la guerre contre "l'invincible" Gilgamesh n'avait véritablement commencé que depuis un âge, mais il faisait pourtant trembler le continent tout entier. En ce qui concerne son armure, il s'agissait là d'un métal encore jamais vu, comme des milliers d'écailles qui se chevauchaient pour protéger son porteur. Son épée aussi, brillait de mille feux.

La pluie battait de plus en plus fort, et devant moi se faisaient face le bien et le mal, ou du moins est-ce tel que je le ressentis à ce moment précis.
Deville para une série d'attaques, d'une violence incroyable, sans perdre l'équilibre, sous les yeux sans expression des archers. Ses bras dansaient dans les airs, et il maniait son arme comme si elle ne pesait absolument rien.
Pour mon compte j'étais partagé entre le choix d'intervenir, et celui de mettre à l'abris l'impératrice. Mais comment pouvais-je faire quoi que ce soit en sachant les deux seules issues gardées par des guerriers bien plus habiles que moi ?

Après quelques instants à contrer, Monseigneur tenta une percée, mais encaissa une violente riposte, d'un coup de poing dans la mâchoire, qui le sonna momentanément.
Il recula en secouant la tête, avant de reprendre conscience et de réajuster sa garde. Du sang coulait de la commissure de ses lèvres, mais ignorant la douleur il combattait vaillamment.
Il réitéra une percée, enchaînant des coups d'épée rapides et précis, mais aucun d'entre eux ne parvenaient à entailler cette armure au gris si captivant. Pas une marque, pas une éraflure, ne parvenait à en gâter l'éclat.

C'est à ce moment que le début de la fin arriva.

Le guerrier invincible contra une frappe, puis tourna son poignet en maintenant le bras de Deville assez haut, avant de glisser sa lame contre le torse de mon mentor, et de lui porter un coup critique. Celui-ci laissa doucement retomber sa garde, avant de porter sa main à sa blessure béante, et de tomber à genoux.
Je voulus me précipiter pour lui porter assistance, mais il leva son autre main en mimant un non.
Alors l'épéiste peu commun se retourna, à peine éreinté de son combat, et nous parla en ces mots :

« Allons fillette, tout est fini à présent. Ton protecteur est au supplice, et ta ville à feu et à sang. Tu es si jeune et si crédule, pensais-tu vraiment qu'il te sauverait ?

_ J'en suis même encore sûre. Vous n'êtes qu'un sauvage, un cœur insatiable, et votre perte viendra de votre appétit sans mesure !

_ Ceci sonne presque comme une menace ma petite, une malédiction. Dit-il en ricanant.


Vous... vous... ne touch.. ch... toucherez pas l'imp.. pp... l'impératrice ! Hurlai-je soudainement, galvanisé par la vision de mon maître en si mauvaise posture.

Tu... tu... tu... me sembles b.. bb... bien brave pour un idiot. Rétorqua mon tourmenteur en se moquant de moi.

Oh brave il l'est ! Et loin d'être idiot !

_ Quel dommage que tu doives mourir ! Tu as l'âme d'une lionne, la verve d'une prédatrice... Tu sais quoi... on va jouer à un petit jeu et si tu gagnes tu auras la vie sauve.

Je retenais la main de Méhalia, mais fidèle à ses manières, portée par une fierté aussi grande que celle de Deville, elle la délaissa pour écouter la proposition du monstre que j'avais sous les yeux.


Je vous écoute...

_ Tu vas te mettre à courir, aussi vite que tu le peux, jusqu'à la porte au fond. Si tu la franchis avant mon soldat, tu auras le droit de quitter cette terre et d'aller mener ta vie où bon te semble. Si tu n'y parviens pas...

_ Soit, j'accepte. »


          Je me souviens de son regard vicieux et de son sourire pervers, qui aujourd'hui encore, inondent parfois ma mémoire d'horreur et d'incompréhension. L'impératrice se mit à courir aussi vite qu'elle le pouvait, profitant de la maigre avance qu'on lui laissait, pour creuser la distance avec son adversaire, mais il gagnait du terrain, sa constitution d'adulte l'aidant grandement. Du coin des yeux elle l'observait approcher.
A un moment donné l'homme belliqueux rengaina son épée, et s'appropria l'arc d'un de ses soldats. Il le banda, et s'apprêta à lâcher sa flèche, pour faucher dans sa course la vertu incarnée ; mais Deville intervint.

Il lança son bras emprunt de fureur contre l'arme de son opposant, la sectionnant en deux morceaux distincts, puis pivota sur lui-même en attrapant la poignée de ses deux mains, et frappant de toutes les forces qui lui restaient dans la lame de son ennemi, encore surpris par cette action désespérée, perpendiculairement.

L'homme en armure faite d'écailles n'eut pas le temps de ressortir son épée, et désarçonné par la frappe, ne put la contrer convenablement.
C'est alors que je vis pour la première fois la rage débridée, quand le guerrier invincible s'aperçut que sa propre lame avait plongé dans son armure pour y apposer une marque indélébile, la première et la seule depuis des années.

L'expression de son visage changea, ses traits se tassèrent de colère. J'imaginais ce qu'il pouvait ressentir, lui qui n'avait jamais dû essuyer la défaite, lui qui n'avait jamais eu d'adversaire de la trempe de mon mentor, lui qui n'avait probablement jamais eu à éprouver le regret ou la compassion, ni même jamais eu à éprouver la solitude, la perte ou le manque.
Il attrapa mon mentor d'une main par la gorge, pour le projeter en arrière. Ensuite il fit ressortir l'arme de son armure, non sans peine, et la lança en arrière, de ses deux mains, pour la faire s'abattre de tout son poids sur mon seigneur.

Ce dernier tenta une ultime parade, mais son épée se brisa jusqu'à la garde, en plusieurs morceaux, pour que le fil achève sa course, loin dans le torse de mon mentor, se taillant un chemin depuis son épaule jusqu'à son buste. Alors, m'adressant un dernier regard, je crus lire sur ses lèvres un mot unique : "fuis !".
Les Imperatoris, restés jusqu'alors en retrait, se mirent en action, relevant leurs boucliers pour contrer les archers, et brandissant leurs lances pour venger leur chef adulé.

          Au milieu de ce chaos, quand des sentiments et des pensées contraires se faisaient la guerre, je fis le choix de retrouver l'impératrice. Je me faufilai donc au milieu des chocs de métaux, des étincelles jaillissantes et des hurlements, jusqu'à l'extérieur. Mes yeux s'arrêtaient sur le moindre détail pouvant me mener à cet ange délicieux, mais malheureusement, aucun indice ne fut suffisant pour me guider. Désespéré, je me ruai à présent au moulin. Il se situait en réalité sur l'autre flan d'une falaise, moins haute que celle du palais, et je pouvais voir aux fumées ardentes, une fois la pluie stoppée, que la rage des combats n'avait pas encore gagné cette partie du continent, située plus au sud.

Je me précipitai, de ma petite corpulence, sans qu'on fasse attention à moi. Pourtant à mesure de mes pas je voyais les flammes s'élever toujours davantage en direction de mon foyer ; bientôt les belliqueux seraient sur ma famille, et je ne pourrais plus agir.
Je mis toute ma fougue dans ma course, sans rien lâcher, ignorant du mieux que je pus la douleur sous toutes ses formes. Des larmes entravaient ma vue, la peur suintait hors de ma peau, puis après un temps qui me parut infiniment long, je gagnai enfin les hauteurs.

Une vision d'horreur me fit tomber à terre, quand je vis un garde frapper ma mère au visage, pour la faire choir dans les eaux tumultueuses. Le courant la poussait en direction du moulin, lointain au moins d'encore un terrique – il s'agit là d'une unité de mesure inventée plus tard par un membre de la famille Hammerstone et moi-même, pour quantifier de manière plus précise les distances, qui équivaut environ à un kilomètre et demi traditionnel.

Bref je me précipitai donc à sa suite, alors que je l'entendais supplier à gorge déployée, que quelqu'un lui vienne en aide. Mes jambes reprirent ainsi de la vigueur, et je sautai avec agilité par dessus les branches et les troncs abattus, tout le long du chemin.
Je n'arrivais pas à gagner de la distance sur les eaux déchaînées, mais pourtant je ne perdais pas non plus ma mère des yeux, car je m'étais entraîné à la course et aux armes avec feu maître Deville. Mon souffle avait par conséquent grandi, tout comme mes réflexes.

Puis, à la faveur d'un regard vers les cieux, je m'aperçus que le moulin était en feu. Des soldats semaient la discorde partout où je posais les yeux, si bien que j'en oubliai ma mère une seconde ; une seconde suffisante pour qu'elle disparaisse de ma vue, et ne glisse dans les chutes.
Les mots ne me venaient jamais spontanément en cette époque, et en cet instant précis, je venais de passer un cap, celui du grand vide intellectuel.

Mon père faisait face à quatre démons, riant de son malheur, avant qu'une épée ne vienne se loger dans sa gorge, et qu'il ne tombe sans vie. Un garde que je n'avais pas vu me bouscula avant de me jeter au sol, et de lever son marteau pour écraser mon torse. Mon frère se jeta sur lui, ce qui lui fit manquer de précision et préserva ma vie encore quelques instants. Après lui avoir asséné un violent coup de pied, dont la projection lui fit se briser le crâne contre un roc, le marteleur réitéra son mouvement – je me voyais perdu voyez-vous. Je sentais les embruns du torrent réclamer ma vie, les étoiles impartiales éclairer ma mise à mort, et la fournaise des flammes affamées me cuire le derme – pourtant quand le marteau s'éleva de nouveau, je fus projeté sur un roc au milieu des courants, et c'est ma sœur qui fut brisée par la masse ainsi élancée.

Je me frottais les yeux toujours irrité par cette odeur insupportable et cette fumée noire. Je focalisais mon attention sur un personnage qui apparut comme par magie, aussi grand que menaçant, aux yeux ardents, la pupille semblable à celle des reptiles – mais maintenant que j'y pense, c'était vous n'est-ce pas ? Tout comme cette épée et cette armure aux éclats de dragon, elles sont votre oeuvre, je n'en doute plus à présent, mais nous y reviendrons.

          Cet homme resta immobile, et tout autour de lui les soldats se mirent à convulser, comme dévorés par leur armure, dont les mâchoires se refermaient sur leurs os, en un craquement sinistre. Le marteau du bourreau de mon âme fuit les mains de son propriétaire, avant de lui briser le menton et la nuque simultanément, pour tomber au sol.
Je discernais dans les yeux du magicien de l'incompréhension, mais aussi de l'étonnement.

Après m'avoir souri, une force me projeta en direction des chutes. Sur ma route j'évitais tous les rocs sur lesquels j'aurais dû perdre la vie, avant d'opérer un plongeon magistral, toujours contrôlé par une force inexplicable, qui m'épargna de nouveau une étreinte avec la mort, en ralentissant ma chute – mais je me souviens du corps de ma mère, qui n'avait pas eu cette chance, flottant dans les étendues plus calmes. Alors, bien que ralenti, la violence de l'impact me fit perdre connaissance.

          Une partie de moi est morte dans ces eaux. Mes rêves s'étaient envolés, et je préférais maintenant susciter la pitié, en me murant dans le silence, que de m'exposer aux railleries, en usant de ma si piètre éloquence.
Je me réveillai, dans une chambre qui n'était pas la mienne, sur une paillasse qui ne m'appartenait pas. Je voulus bouger, mais mes muscles étaient tellement douloureux que je doutais même pouvoir me mouvoir seul un jour. Les circonstances jouant contre moi, je ne pus faire autre chose que de repenser à la mort de Deville, la disparition de l'impératrice et ce symbole d'un monde uni, qui s'imposait souvent à moi sans que je ne puisse m'en détacher.

Les étendues de terre fidèles à ma mémoire disparaissaient de mon souvenir, à la mesure de cet océan de désespoir dont le flux incessant m'empêchait de penser à autre chose qu'à mon malheur, et à la futilité de la vie.
Pourtant une question demeura dans mon esprit : cette fillette que j'aimais tant, était-elle seulement encore en vie ? Avait-elle pu, sans être assistée comme je l'avais été, échapper à son destin ? Ce monde uni, vivrais-je assez longtemps plus le voir se concrétiser un jour ?

          Je crois que plusieurs jours se sont écoulés depuis mon premier réveil. Mes muscles sont moins douloureux, et je peux à présent me redresser. J'entends des pas, qui viennent d'en dessous de moi, je gage donc que je me trouve dans une chambre à l'étage. Les bruits se rapprochent, on ouvre la porte, et deux personnes pénètrent dans la pièce :

« Bonjour à toi petit homme. Je suis Adélane et voici mon époux Alifar. Nous t'avons trouvé sur la berge, pas loin des chutes. Tu te souviens de quelque chose ?
Je les regardais sans répondre, fidèle au principe que j'avais instauré.
Ce n'est pas grave, ajouta l'homme. Tu as dû être très brave pour survivre à ta chute, et nos soins commencent à porter leurs fruits. La guerre s'est calmée, et les massacres ont cessé. Les gens disent qu'un guerrier invincible a pris le pouvoir sur le territoire de feu l'empereur Feudermy... que nous ne seront bientôt plus un empire, mais un royaume.
_ Il n'en a rien à faire mon aimé. Ne l'embête pas avec ces détails, il se remet à peine et il est si jeune !
_ Tu as raison, c'est ma trop grande allégeance pour l'empereur qui parle pour moi. Je n'arrive pas à me remettre de sa mort.
_ Il n'était pas le seul empereur du continent, il sera vengé et me guerrier défait, j'en suis certaine.
_ J'espère que tu as raison... »

          J'enviais l'amour si puissant qui unissait ce couple. L'attention qu'ils se portaient en tout temps, la joie et la délicatesse dans leurs mouvements. J'étais peut-être même un peu jaloux, de n'avoir jamais connu ça, persuadé quelque part que je ne le connaîtrai jamais.
Ils étaient touchants, et m'ont élevé de longues années durant, sans jamais avoir eu d'autres enfants que moi, car je crois bien que l'un d'eux ne pouvait pas procréer. A leurs yeux j'étais une aubaine, un cadeau providentiel.

Pour ma part, bien que j'eusse de la reconnaissance, à n'en pas douter, je reniai les dieux, et la notion même de destin. Je m'interrogeais. Si ces dieux avaient existé, pourquoi auraient-ils laissé se perpétrer les massacres ? Pourquoi m'infliger tant de fardeaux ? On me répétait sans cesse que les dieux savaient donner, sans jamais insister sur le fait qu'ils reprenaient aussi très souvent.
Depuis lors, mon mutisme fut accepté comme un fait, et mes parents de substitution ne me posèrent plus aucune question à ce sujet. Des huit âges à venir, je ne verrais plus grand chose d'autre du monde que la scierie qui m'a vu grandir, et le trajet jusqu'au marché. Je disciplinais à présent mon corps, et mon esprit, tentent par tous les moyens  de faire taire les voix dans ma tête, celles des potentialités mentionnées plus tôt, pour oublier quelle grandiose vie j'aurais pu mener.

On m'apprenait que la lune agissait sur la qualité du bois en lui-même, quelle que soit son utilité. Bien qu'il ne me soit jamais venu à l'idée de remettre en question ce savoir, je revenais sans cesse à cette même question sur le destin : si les astres pouvaient agir sur les choses, alors quels travers me restait-il encore à parcourir en solitaire ?

Si je parle de solitude, ce n'est pas parce que je ne portais pas d'amour à mes nouveaux parents, loin de là. Ce n'était cependant pas un amour commun, légitimé par les liens du sang et renforcé par les épreuves. C'était un amour reconnaissant, presque amical, causé à la fois par ma nature profonde, celle qui me poussait à être totalement différent du commun des gens, mais aussi par une refonte de mes émotions, un traumatisme que je n'arrivais pas à admettre, que je reniais sans état d'âme ; une négation de mes origines, comme si j'étais né un jour sans personne pour m'épauler, et qu'il en serait ainsi pour le reste de mes jours.

Vous savez, lorsque l'on perd tous ses repères si tôt dans la vie, on ne sait comment réagir. Ce que l'on brise est appelé à ne plus être, mais pour ce qui est des âmes, elles reviennent bel et bien, différentes, plus souples et plus fortes, à leur manière... mais je m'égare de nouveau.
Je frappai les bûches avec précision, mes muscles se renforçaient, ma volonté devenait celle du fer que je prenais plaisir à manier, quand il ne s'agissait pas de causer la mort.
J'assistais parfois les charpentiers environnants, dans ce petit vallon, si paisible et si reposant, oubliant presque tous les malheurs de la création ; mais si vous chassez le naturel, il revient au galop, dit-on...

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