Chapitre Troisième : Le fer de lance
Kevin Rousselet
J'avais maintenant dix-huit ans. J'aimerais pouvoir dire que j'avais tout oublié de ma vie d'avant, tout jusqu'à la locution, mais pour des raisons encore obscures aujourd'hui, j'étais doté d'un don particulier, celui de ne jamais rien oublier.
Je passais certaines de mes journées de libre au port, en fixant l'horizon, convaincu que c'est par delà les limites du continent que ma vie allait prendre un autre tournant. Je m'interrogeais à présent sur l'emprise du temps sur un être. Ne rien oublier, ce n'est pas si terrible me direz-vous, peut-être même peut-on voir en cela un côté pratique, mais il n'en est rien. Ce qui nous rend plus fort, ce n'est pas tant de survivre aux épreuves qui nous arrivent, mais de mettre une certaines distance temporelle entre elles et nous, à mons sens.
Pourtant, ce qui qualifie précisément le souvenir, c'est qu'il s'agit d'une nébuleuse, un amas diffus d'images plus ou moins vraies, plus ou moins confuses, que nous remanions à notre guise, pour le rendre acceptable.
Je n'avais pas ce privilège.
La moindre des choses qui m'arrivait restait brute, inaltérée, pure...
C'est pourquoi, cette distance temporelle dont je vous parle, si précieuse et si cruciale, elle m'était également refusée. Pour autant, je crois que bien que c'est à ce don que je dois d'être encore ici aujourd'hui, à m'entretenir avec un personnage à la fois extraordinaire et méconnu, n'est-ce pas ? Mais passons...
Les faits que je m'étais évertué à enfouir, ils revenaient maintenant plus forts et plus tentants qu'alors. Je stagnais dans ma vie, je m'enlisais dans le vallon, et je fus subitement pris d'une vision délicieuse ; celle de faire quelque chose de ma vie.
Au soir je préparai mes affaires, très peu nombreuses, je me drapai d'une cape, et je me faufilai dans les sentiers de la forêt pour regagner la capitale. Dans la nuit à la température agréable, je me rappelle avoir eu des frissons d'excitation, mêlés au parfum des sélices, des méridiées et des lys ténébreux. Je m'engageai là sur une voie sans retour, convaincu qu'une vie plus convenable m'attendait à l'autre bout.
J'arrivai au lieu de sépulture des Imperatoris, surpris de ne voir aucune profanation. Bien que je me souvinsse de l'arrogance de mon ennemi juré, il fit preuve ici de respect et d'honneur, quand bien d'autres hommes n'auraient point eu cette distinction. Toutes les tombes étaient égales, formant plusieurs allées parfaites, à l'exception de deux, tout au bout.
Je m'avançais dans les ténèbres, guettant autour de moi que des yeux mal avisés ne me dénoncent pas. Des braseros immenses semblaient brûler d'un feu éternel. A mesure que je me rapprochais des sépultures, je distinguais un nom sur celle de gauche : Allistar Deville.
La dalle de gauche était gravée avec des inscriptions, quant à celle de droite, je fus surpris de voir qu'elle n'était pas scellée. Je passais mes doigts sur le relief, m'imprégnant de chaque sensation, chaque courbe dans les écritures, jusqu'à clairement visualiser dans mon esprit un message dans une langue inconnue.
Après un moment moment je décidai qu'il était temps de mettre à profit ma force nouvelle. Je contractai alors mes muscles et poussai de toutes mes forces la dalle massive. C'est dans un fracas assourdissant qu'elle se brisa au sol, puis une fois le nuage de poussière passé, je pus rendre mon hommage à Monseigneur Deville. Je lui témoignais toute ma gratitude, et m'emparais vivement de la garde de son épée, puis de tous les morceaux de sa lame, avant de les disposer dans une besace.
Je ne sais pas ce qui motiva mon geste en cette époque, et malgré tous les tourments auxquels j'allais prestement m'exposer, je ne regrette absolument rien.
Un homme fut alerté par le vacarme, et vient à mon encontre. Il hurla un juron et porta sa main à son arme, avant de s'élancer contre moi. Je ripostai en m'élançant à mon tour, entre les tombes, assailli des visions de mon enfance, à chaque fois que mes yeux se posaient sur un nom, car aucun ne m'était inconnu. Je lui échappais pourtant, me dirigeant vers le port, avant qu'une cloche ne retentisse, et que d'autres gardes plus lestes, ne se précipitent à ma poursuite.
Ce n'est pas tant la peur que l'absence de chance qui me fit défaillir, au moment où pourtant j'en avais le plus besoin. Je me rappelais pendant mon enfance qu'il était bien souvent bondé, le port, mais en cette soirée, je ne trouvai aucun navire sur ma route prêt à être manœuvré.
Ma capture n'eut rien d'héroïque. Je réfléchissais au meilleur moyen de revenir sur mes pas, jusqu'à ce qu'un objet ne vienne m'atteindre violemment à la tempe, et que je ne sombre dans l'inconscience la plus totale.
A mon réveil je fus d'abord dégoûté par l'odeur empestant les lieux. Je n'étais plus, de toute évidence, dans les charmants dénivelés de mon vallon, mais bien dans la maison de l'horreur, où j'allais de nouveau être brisé.
Une voix retentit :
« Tu es plutôt rapide pour ta corpulence, pourceau. N'y vois aucune offense, mais nous avons préféré abuser sur les liens, que de prendre le risque de te chercher dans toute la prison. Je suis désolé, mais les gars n'aiment pas quand on les fait courir partout dans la ville, du coup ils se sont un peu vengés une fois que t'as mordu la poussière. J'aurais pu leur dire d'arrêter, mais tu sais, j'ai toujours adoré l'art, et faut bien l'avouer, Award, c'est un véritable artiste quand il faut frapper les gens. Mais tu l'apprendras bien assez tôt. Tu n'es pas très bavard hein, ce n'est pas grave, tu apprendras à hurler avant d'apprendre à répondre quand on te parle. Oh ! Une dernière chose, je lis dans ce rapport que tu étais en possession d'une besace lors de ton arrestation. Nous ne l'avons pas retrouvée, c'est donc que tu l'as cachée...
Je me murais toujours dans ma forteresse de silence et de solitude. Je gardais le silence, car rien n'aurait pu m'en déloger. J'avais prêté un serment, et aussi vaillamment que mon protecteur avait tenu le sien, j'irais jusqu'au bout du mien.
_ Tu sais, la fierté mal placée peut être douloureuse, je me répète, mais tu vas l'apprendre à tes dépends...
Votre général doit en savoir quelque chose, répondis-je intérieurement. »
Les heures se confondent, et je reste là, patient, que l'on m'accorde enfin ce que l'on m'a promis, mais rien ni personne n'arrive. J'entends bien dans les couloirs qui me semblent innombrables, des cris s'envoler jusqu'à une surface, quelque part, elle aussi impossible à percevoir. Des odeurs de brûlé me réveillent quelque fois, et je suis pris d'une envie subite de purger mon corps, à ce détails près que j'ai le ventre vide, et qu'à défaut de pouvoir hurler, je crie plutôt famine. J'entends gémir, j'entends prier, j'entends maudire aussi ; mais de toutes ces âmes au supplice je suis encore la seule à me taire.
Au bout d'une journée, ou deux, peut-être même trois à vrai dire, un pas lourd se met à résonner dans les couloirs répugnants. J'entends cliqueter une armure, et me rappelle immédiatement de ce son inquiétant. Il me revient en mémoire la scène du combat, quand le dragon se mouvait avec assurance pour défaire mon général. Celui-ci ouvre la porte, mais alors que je m'attendais à trouver un homme plus âgé, peut-être plus faible que dans mon souvenir... assurément plus vieux tout du moins, je constate que le même jeune homme qu'alors se présente droit devant moi. Les liens du temps s'emmêlent dans ma tête et je suis plongé dans les limbes d'une temporalité altérée. Gilgamesh m'en tire pourtant en prenant la parole :
« La profanation est un acte ignoble, que je répugne par delà toute mesure, d'autant plus contre des guerriers, d'hommes valeureux. Le vol aussi, est placé très haut dans ma hiérarchie des crimes capitaux. Mais ce que j'abhorre en premier, c'est la lâcheté. On m'a narré votre fuite, scélérat, ainsi que votre "capture". Elle n'a rien de digne, ni de palpitant. Alors dites-moi à présent, à qui donc ai-je le malheur de m'adresser ?
Revoir cet odieux personnage, sa condescendance, sa fausse morale, et son sens de l'honneur primaire ; tout me mettait hors de moi. Mais toujours vaillant je lui refusais sa réponse.
_ Avez-vous perdu votre langue, en même temps que vos principes ? J'ai pourtant vu beaucoup de prisonniers, tous aussi immondes les uns que les autres, mais ils avaient au moins la décence de me répondre.
Et de tous les hommes croisés dans ma vie, vous êtes celui auquel je ne ressemblerai jamais, pensais-je de toutes mes forces.
_ Il n'a pas décroché un mot depuis trois jours mon roi.
_ Quand j'ai appris les mauvais traitements dont vous avez été la victime, je me suis d'abord emporté. Maintenant que je vous vois, je trouve qu'ils étaient justifiés... D'ailleurs pourquoi vouloir voler une épée ? Brisée de surcroît ? Attendez une seconde...
A cet instant je savais que j'allais finalement recevoir toutes ces tortures promises, et qu'on allait même prendre plaisir à mon agonie. Le seigneur se rapprocha et porta la lumière à mon visage, afin de mieux discerner mes traits.
_ Je te reconnais ! Tu es l'idiot qui était aux côtés de Deville ! Je pensais vraiment que tu aurais péri après toutes ces années ! C'est intéressant, mais ça ne te sauvera pas. Tu as été lâche dans ta jeunesse, et tu recommences à jours plus sages ; non pour toi il n'y a pas d'alternative.
Je je fixais avec détermination, et je voulus presque lui foncer dessus, pour assouvir ma rage, mais je ne pouvais rien faire, si ce n'est le défier des yeux.
_ Maître Award ! Il est temps de procéder ! Pour ce qui nous concerne, je ne sais pas si nous nous reverrons. Je pars en campagne et j'escompte bien lire dans les prochains jours que vous avez été brisé. »
Un homme au visage angélique succéda à mon ennemi, habillé d'un tablier noir, sur lequel des croûtes étaient accrochées. Il me fixa, de ces deux billes lumineuses, et je me sentis étrange. Une partie de moi s'apaisait, quand l'autre s'attendait déjà à être malmenée. Il finit par me sourire, laissant transparaître sa dentition immaculée, avant de déplier une boîte, dans laquelle se trouvaient des légions d'instruments.
Il prit la parole :
« Bien le bonjour. Mon nom est Award. Je suis ici pour vous montrer tous les degrés de douleur que l'on peut ressentir. Bien souvent les gens se battent pour dire de se battre, ils se chamaillent en quelques sortes. Car soyons honnêtes, il ne suffit que d'un ou deux mouvements pour tuer quelqu'un, lorsqu'on le veut vraiment. Bref ces gens dont je vous parle, ils ne sont pas professionnels, ce sont des joueurs, de grands enfants, qui ne font que survoler les choses. Moi je suis ici pour aller en profondeur, et vous faire la leçon. Les gens n'obéissent que par peur de la punition. Plus le châtiment est grand, et plus l'obéissance sera conséquente. C'est d'une logique imparable. Bien, préparez-vous à présent, le premier chapitre de votre absolution est sur le point de s'écrire... »
Mon vertueux bourreau se leva donc de son assise, progressa vers moi, et m'enfila le bras dans un mécanisme étrange, qui embrassait parfaitement la morphologie de mon poignet jusqu'à mon épaule. Il vissa au mur son appareil, et retourna se saisir d'un couteau. Alors, dans un calme inhumain, il tailla dans ma chair un mot : lâche.
Je lui refusais la satisfaction d'entendre le son de ma voix, quand jusqu'ici personne n'avait eu la chance de me faire parler, ou dans le cas présent, hurler.
Je me contentais plutôt d'un raclement de gorge, profond, rauque, quelconque. Le sang abondait au sol, et de grosses gouttes de sueur perlaient de mon front. Alors l'ange démoniaque retourna sur ses pas pour prendre une sorte de pince, et un bocal au contenu suspect. De nouveau il vient à moi, en enfilant deux cercles de verre sur des montants près de ses yeux. Son outil était composé d'une pointe, qu'il inséra dans ce centre du "a", pour ensuite pivoter, enfiler deux pinces, et les écarter largement. Une plaie béante apparaissait, dans laquelle il saupoudra sans attendre sa substance inquiétante. J'eus la sensation que chacun des grains cherchait à me dévorer la peau, à boire la dernière goutte de mon sang, avant de saliver en produisant une mousse noirâtre ; mais jamais, au grand jamais, je ne lui fis le plaisir de supplier.
Il fit de même sur l'accent circonflexe, et dans la circonférence du "e".
Le temps de sa pause arriva.
Il sortit se dégourdir les jambes, en embrassant ses doigts, avant de m'adresser un regard fier, et de disparaître dans les couloirs.
J'étais très affecté par ces traitements, dont je pensais l'existence impossible. Le moindre frisson m'arrachait une grimace, et ma pensée n'était plus si sûre. Je ne tombais pas pour autant dans l'inconscience, telle une fierté maladive, un acte d'arrogance salvateur quand la moindre résistance de ma part sonnait comme un affront pour mes tortionnaires. Je respirais profondément, focalisant mon attention sur ma famille adoptive ; quelle souffrance ai-je dû leur causer, en désertant de la sorte ?
Je croyais que plus rien ne pouvait m'atteindre, que j'avais atteint le paroxysme du malheur, mais l'on me faisait la démonstration de mon erreur, creusant toujours plus loin dans l'illogisme – mais après tout, les choses étant égales par ailleurs, je vous le dis clairement, tout était peut-être nécessaire, cette introspection, cette chirurgie des mots, cette culture qui se déverserait bientôt dans ma vie, et cette envie furieuse de m'en abreuver. J'avais peut-être besoin de tout connaître de la vie, même de ses travers, pour un jour arriver où j'en suis ; mais le voilà qui revient.
Award nettoya avec minutie ses outils, puis les rangea dans sa besace.
« Je suis surpris par votre force, Adiscar.
Je fus pris de stupeur à l'évocation de ce nom. Je ne l'avais plus entendu depuis huit années consécutives, si bien que je me demandasse s'il était encore mien, comme un oubli aussi volontaire qu'impossible de ma part.
_ En effet, de ma très longue carrière je ne connais personne qui a déjà réussi à tenir aussi longtemps sans défaillir, d'une part, et sans laisser éclater sa douleur entre ces murs, d'autre part. Vous devez tenir à cette particularité n'est-ce pas ? Mais ne vous inquiétez pas, le chemin est encore long, et j'ai de l'inspiration à revendre.
Déclara-t-il, un sourire immense aux lèvres, d'un ton toujours antithétique, à la fois rassurant et terrifiant. Perdre ses parents si jeunes, quel tristesse... Sans parler de votre frère,de votre sœur, et de votre « mentor ». J'ignore ce que mon roi a pu trouver à cet homme. Il est mort assez misérablement pour un guerrier de son rang. Mais soit... Je ne sais pas si vous êtes au courant, mais un couple s'est présenté à la cour, pour implorer la clémence de mon roi. Vous savez de quoi je parle n'est-ce pas, même pour un idiot ? La clémence... une aberration à mon sens. Bref, les règles sont très claires, un parent est responsable de son enfant, même illégitime, ou adopté, comme c'est votre cas, jusqu'à ses vingt âges révolus. Par conséquent, vos actions vont se répercuter sur cette famille, dont l'exécution est prévue pour demain. Je pensais qu'il serait important pour vous de le savoir. »
Je brûlais du désir de répondre, une phrase bien malhabile, causée à la fois par mes lacunes naturelles, et le manque de pratique catastrophique ; mais je ne fis que baisser les yeux. »
Un jour, en réalité deux âges après ma conversation avec le « petit prodige », comme le surnommait ses plus fidèles généraux quand je les entendais parler de lui dans les couloirs, quelques fois – je le sais car ma mémoire surnaturelle me permettait de compter sans jamais oublier le nombre de soleils qui s'était levés puis couchés chaque jour – bref, deux âges après cette conversation j'entendais finalement une nouvelle primordiale : l'invincible Gilgamesh avait été détruit.
Je pensais sincèrement que cette nouvelle allait impulser en moi une énergie nouvelle, une joie dont trop rarement j'avais pu jouir, mais il n'en fut rien. J'avais toujours pensé que sa mort entraînerait ma libération immédiate, mais en réalité le petit prodige avait accordé au « Wet », la famille responsable depuis des générations de rendre justice sur le continent, le privilège de continuer à rendre justice comme si la guerre n'avait jamais eu lieu. En conséquence, je ne fus pas libéré, et toute l'ingéniosité vicieuse de mon bourreau put se poursuivre par la grâce d'expériences toujours plus douloureuses. Le pire de mes mauvais traitements, fut celui de m'affamer jusqu'à ce que je perde considérablement du poids. Alors, Award le tortionnaire resserra les entraves de fer autant qu'il le put, pour finalement me gaver telle une volaille, sans jamais desserrer les barres, provocant une douleur plus brutale que tout ce que j'avais connu jusqu'ici, une constriction à la limite du supportable. Mais le pire demeurait l'hygiène, car on ne me libérait jamais pour aller faire ma toilette, ni pour uriner ou aller à la selle.
Les années passant, je devenais toujours moins réceptif aux choses du cœur, aux étreintes, aux touchers, aux sentiments sous toutes leurs déclinaisons. Je m'en détournais, mes frustrations et mes traumatismes comme remparts au monde extérieur. Je n'ai jamais su si cette famille qui s'était substituée à la mienne s'en était voulue, d'avoir sauvé le garçon qui leur porterait la damnation sur un plateau d'argent, eux qui n'avaient jamais possédé grand chose ; je leur arrachai leur vie, par pur égoïsme.
Je m'en voulais pour ma part, aveuglé tout d'abord par mes pensées propres, cette notion qui m'obsédait au plus haut point, la destiné, et qui m'avait valu malgré moi de sacrifier des êtres chers. Puis, à mesure du temps passé dans cette prison, des cris réguliers, des hurlements, je ne les considérais plus que comme une seule et même rengaine. Ils pensaient me briser par leurs faits, mais ils ne faisaient que m'accommoder à ces stimulations.
Je passai mes journées à glisser mes doigts dans les trous de pierre, une cellule après l'autre où bien d'autres avant moi avaient passé les leurs, en y laissant des irrégularités, des lettres, que je conservai dans ma mémoire, bien à l'abri de mes bourreaux, sans jamais, encore à l'époque, connaître leur signification. J'entendais parfois des confessions de détenus, des prières aux divins, des regrets exprimés à des proches, des pères suppliant leurs enfants de leur pardonner, à leurs femmes de continuer leur vie.
D'autres fois ce furent des femmes qui adressaient à leur tour leurs excuses à leurs hommes et leurs enfants ; et de nouveau, par la grâce infernale du don que j'avais reçu, je les gardais, tous ces témoignages, dans ma mémoire, pour les ressortir, un jour prochain, et les inscrire dans le temps, par la plume et l'encre, intacts, exacts, poignants.
Non, ma vie dans les cellules n'était pas vraiment différente de ce que j'avais pu connaître jusque là. Je me retrouvais toujours seul, battu, négligé... à ceci près que l'on m'avait maintenant marqué la peau de valeurs impropres.
Je me perdais quelques fois à regarder ces cicatrices, à passer mes doigts sur elles en me remémorant tout à fait clairement la sensation que j'ai eu la première fois ; mais dans mon malheur j'avais honoré ma promesse : ils ne pouvaient pas identifier le son de ma voix.
Après de longues années, on me libéra. J'avais purgé ma peine, et sans un regard on me fit regagner l'extérieur, riche de vêtements miteux, d'une cape délavée, ainsi que d'un quignon de pain. Cette terre que je n'avais plus foulée depuis une éternité, elle se dévoila de nouveau à mes yeux, baignée de lumière et de verdure, sans qu'une fumée, une flamme ni même une étincelle n'en ternisse l'apparence ; j'avais maintenant vingt-huit ans, j'étais paradoxalement à la limite de l'obésité, et la première chose à laquelle j'aspirais fut de me baigner pour rincer toute cette honte, cette violence et cette frustration dont la pression avait été si intense toutes ces années...
Mais je vous le dis, je ne nourris aucune rancœur à l'encontre de mes tortionnaires, car il s'est passé une chose que je ne pensais pas possible, quelque chose d'illogique, d'incompréhensible, quelque chose de presque... surnaturel...
Je crois bien que j'ai mobilisé tellement de force à ne pas rompre ma promesse, tout en supportant l'insupportable, que j'ai fini par me lasser d'être furieux, j'ai perdu toute rancœur en raison d'un épuisement certain ; en ce sens je comprends mieux la réaction de Deville, lorsqu'il a fait preuve de retenu à l'encontre du maître des équidés, lorsque je vous disais qu'il voulait en dire plus... sans jamais le faire. Peut-être que c'est là le secret du pardon... peut-être que c'est une fatigue intellectuelle énorme qui pousse les gens à lâcher prise sur leurs instincts primaires... mais encore une fois, j'imputais ce sentiment à ma condition particulière, et non à une quelconque forme de personnalité, car la personnalité est changeante, elle est acquise et modulable, quand ma condition n'est en définitive, qu'innée.
Je décidais de retourner une dernière fois à la scierie, pour constater qu'elle avait déjà été réquisitionnée par la couronne, ou plutôt les fidèles de feu le redoutable Gilgamesh, qui se disputaient les restes de son royaume ; une si grande guerre, celle « de dix ans », comme on l'appellerait bientôt...
Je prenais donc la direction de l'étendue d'eau plus calme, là où ma mère avait perdu la vie, à la fois pour me purifier par le bain, mais peut-être quelque part pour renouer avec cette fameuse partie de moi que je croyais noyée dans ces eaux. Alors, une fois lavé de toute ma honte, je repris le chemin de la capitale. J'errais dans les rues, en saluant des gens au regard aigri, à l'humeur massacrante, et aux traits fatigués ; des gens qui ne se remettaient pas de la mort de leur empereur, comme s'il avait été doté du don d'immortalité. Puis mes yeux se posèrent sur le château, et je me mis à repenser à mon vieil ami Deville, à l'impératrice, et au temps d'insouciance qui me paraissait encore à peine distant de moi d'un battement de cil. Puis je me remémorai le lieu où j'avais caché les morceaux de l'épée, sous une dalle, derrière la fontaine du port – car voyez-vous, Monseigneur, c'est un endroit que mon père m'avait montré dès mon enfance, où nous nous amusions à nous faire passer des messages.
En fait, je trouve quelque peu amusant le fait de les sentir à mes côtés, tous ces défunts, par le biais de souvenirs aussi clairs que de l'eau de roche, comme s'ils n'avaient jamais quitté les vivants... mais j'y reviendrai – puis en me retournant vers me port, je vis flotter dans les airs, un pavillon familier. Ce dernier culminait au sommet d'un mât gigantesque, et d'où je me trouvais, il semblait évincer le soleil. Je me précipitais vers le capitaine de ce bâtiment magnifique, avant qu'on ne me fasse obstacle en me parlant ainsi :
« Toi là ! Où donc crois-tu aller comme ça ?
Je pointais du doigt le navire, en prenant garde de ne pas découvrir mon bras mutilé.
_ Tu sais donc pas causer ?
Je répondis que non, d'un geste pitoyable de la nuque. L'homme se gratta le menton, en étirant les poils de sa barbe, et me toisant de la tête au pied.
_ Tu sais au moins où on va ?
Cette fois je fis un « oui » tout à fait assuré.
_ Et bien c'est ton jour de chance, on va faire voile d'ici peu de temps. Mais as-tu de quoi payer la traversée ?
De nouveau je répondis non, tout en scrutant autour de moi, dans le but de trouver une solution de repli.
_ Si tu n'as rien à négocier, alors dégage ! Tu ne crois pas voyager à l'œil, sot que tu es ! »
La brute leva son bras, armé d'une bâton massif, et le propulsa en direction de mon visage. Je voyais l'objet arriver, lentement, patiemment, jusqu'à moi, paré à m'arracher des dents et peut-être même à me disloquer la mâchoire, mais je restai impassible, habitué à la violence, à la douleur, dressé fièrement.
Pourtant un bras stoppa le bâton dans sa course, à trois petits centimètres de ma bouche :
« La terre vous aurait-elle prise vos manières, fils de la mer ? Demanda mon sauveur.
_ Je m'excuse mon capitaine, je pensais reconduire cette âme en peine au ponton.
_ En le frappant de la sorte ? C'est à Astos le céleste que vous l'auriez mené ! Quoi qu'avec une corpulence pareille, je me doute qu'il soit bien ancré à la terre...
Le capitaine me regarda, des pieds à la tête, d'un regard qui perça mon accoutrement, mes blessures, ma peau, mon sang même, pour viser directement mon âme.
_ Je lis un grand conflit en vous, maître... Reprit-il.
_ Il ne cause pas, Monseigneur...
_ Soit, mais un homme sans nom, c'est comme une phrase sans majuscule, on ne sait pas son identité, ni ses intentions, il ne peut faire sens... Savez-vous au moins écrire ?
Je restai stoïque, mais je ressentais tellement d'empathie dans la voix de cet homme, que je fus presque séduit par l'envie de lui répondre en bégayant. Mes yeux roulèrent en direction de ses bottes, et je n'en fis finalement rien.
_ Un homme de votre âge qui ne sait ni parler, ni écrire, ni lire si je suis la logique, c'est tout à fait...
_ Pitoyable ! Dégaina le coquebert.
_ Fascinant, corrigea le maître du navire, un regard de foudre dirigé contre son marin.
_ Mais... mon capitaine...
_ Il suffit à présent ! Mon nom est Nathaneus Aridge, originaire d'une île que peu de gens connaissent : Léofère. Vous avez suscité ma curiosité, infirme malheureux. Poursuit-il après un temps d'arrêt. Vous avez bien mérité que l'on vous tende la main. Montez-donc à bord, et suivez moi jusqu'à ma cabine. »
Je ressentis quelque chose que je n'avais plus ressenti depuis longtemps, à l'écoute de ces mots bienveillants. Ce pavillon, je ne l'ai pas choisi par hasard ; c'est celui qu'arborait le navire qui a conduit l'impératrice à l'abri, dix-huit âges auparavant. Quand nous entrâmes dans la cabine, je fus stupéfait de la minutie des choses, qui malgré les tangages, semblaient disposées de telle manière qu'on eu juré qu'elles étaient à leur juste place, dotées d'une harmonie dans leur mouvement, et d'un but, chose qui me manquait cruellement.
« Puis-je vous demander ce qu'il y a dans votre besace, pour que vous la teniez si fort depuis votre arrivée sur mon navire ?
J'hésitais à livrer mon secret, car cet homme que j'avais devant moi, il ne me jugeait ni par pitié, ni par déni ; mais voyait en moi ce qu'une poignée d'autres seulement avait déjà vu avant lui.
_ Ce n'est rien, je comprends vos réticences...
Je lui adressai alors un regard de dépit, quoi qu'un peu honteux.
_ Ne faîtes pas rouler vos yeux comme ceci ! Je vois en vous une grande souffrance, doublée d'une grande noblesse. J'ai de la peine pour vous. J'aimerais vous aider...
De l'interrogation emplit alors mes yeux et les traits de mon visage.
_ J'imagine que cela doit vous être étranger, qu'on vous aide à l'inverse de vous repousser... Mais je vous le redis, je veux vous aider... Le lieu où nous allons est une terre de savoir. C'est sur cette île que se trouve la plus grande bibliothèque de l'archipel de Systémium. Qui plus est, je suis vieux, et fatigué. Ceci est mon dernier voyage pour regagner mon foyer, car je rends à présent la barre. Si vous n'y voyez pas d'inconvénients, je pourrais vous héberger dans ma demeure, et vous former à la lecture, et l'écriture... »
Je vous le redis encore une fois, mais j'avais vingt huit ans, et mes yeux se mirent à briller comme la fois où j'ai fait la connaissance de Deville, comme la fois où un enfant avait fait la connaissance de son héros. Je saisis la main de mon nouveau mentor, avec tant d'empressement que ma besace tomba au sol, en exhibant son contenu.
Le vieillard observa les morceaux, puis se figea à la vue de la garde de l'épée. Ses yeux se gorgèrent du plus sacré des liquides, alors qu'il hésitait à ramasser le fragment. Il replia finalement ses doigts, à quelques centimètres de l'objet, avant de plonger son regard dans le mien.
« Je connais cette épée. Je connais son porteur. La voir en pareil état me brise le cœur ; en pareille époque de surcroît, ne peut signifier qu'une chose. Allistar Deville a succombé, n'est-ce pas ?
Je mime un signe de la tête.
_ Je me souviens de la seule et unique fois où j'ai croisé la route de cet homme. J'étais pris à parti par un seigneur sans vergogne, qui prétendait m'avoir vu chasser sur ses terres, un cerf gigantesque. En cette époque j'étais déjà capitaine, et nous avions fait halte sur une île relativement petite, à la forêt luxuriante. Les habitations étaient toutes situées au centre des terres immergées, mais nous ne le sûmes qu'après coup, et nous étions à la périphérie la plus extrême. Bref, je ne sais par quel coup du sort Néride plaça Deville sur ma route, mais il le fit pourtant, accompagné d'un petit garçon, au visage d'ange. Nous nous disputâmes, et le seigneur menaça de me défier en duel quand mon défunt sauveur intervint. Il se présenta d'abord, et expliqua qu'il était mandaté par un empereur du continent, puis nous nous présentâmes ensuite... mais passons. Il se renseigna ensuite sur l'objet du conflit, en examinant la bête déjà mise à mort.
_ Tous les êtres vivants de ce cailloux sont ma possession, et je n'ai cure du destin malheureux d'étrangers. Ils ont brisé ma loi sacrée, et doivent en payer le prix. Tonna le propriétaire des environs.
_ J'intervins à mon tour en déclarant que je préférais me voir emmener sur le champs pour les geôles de l'éternité, que de laisser mon équipage mourir de faim.
_ Je ne crois pas avoir été mis au fait que cette île était à présent régie par un quelconque seigneur, dit Deville d'un ton calme. Mais soit, admettons que ce détail ait échappé à ma clairvoyance, n'allez-vous donc pas porter assistance à un équipage en perdition ?
_ Il n'en sera rien !
_ Pourtant, selon le décret de mon empereur, toutes les plages en bordure des terres sont libres de droit, celles rattachées au-dit territoire du continent n'y font pas exception. Par conséquent, votre droit, quoi qu'hypothétique, vous est refusé. »
A cet instant, le belliqueux propriétaire tira son épée, et Deville fit de même, en repoussant le garçon derrière lui. Après quelques joutes, le semeur de conflit s'interrompit. Il conversa avec son opposant, sans que je ne puisse savoir l'objet de la discussion. Le mandaté de l'empereur me remercia, me pria de prendre congé avec le cerf, et prit la route de l'intérieur des terres, en compagnie du garçon et du seigneur. Je ne sais pas ce qu'il advint de lui d'ailleurs...
Je pris la main de Nathaneus, en mimant un doigt sur ma gorge.
« Tu... Impossible... Tu ne peux pas être ce garçon ! »
Je vis de l'incompréhension dans les yeux de cet honorable capitaine, de la dévotion, de l'admiration pour les causes justes. Mais c'est l'effet que faisait Deville de son vivant, effet auquel j'avais moi-même été sujet, et profondément affecté par cette manière d'être, de penser... A la vérité, Mon maître n'a pas exactement tué cet odieux personnage. Il lui demanda de le conduire jusqu'au village, pour voir de ses yeux de quoi il en retournait. Des cages, plus nombreuses que dans la prison où j'ai croupi dix âges, et de la terreur dans les yeux des gens, voilà ce que nous trouvâmes.
Mon mentor, en conséquence, proposa deux choix au prétendu roi de l'île : Un duel à mort, ou bien plonger enfermé dans l'une des cages, avec comme seul espoir de parvenir à crocheter la serrure, avant de manquer d'air.
C'est cette seconde alternative que choisit le malheureux, dont le cadavre, paraît-il, est encore visible a quelques centimètres de la surface, dans son foyer de métal, les bras tendus vers la lumière.
Je vous vois froncer les sourcils, Dragon, et je sais que je vous ai dit que Deville ne voyageait déjà plus du temps de ma formation. Mais ceci était un cas exceptionnel, car l'île était voisine de continent d'à peine une heure ; voilà ce qui nous valut le déplacement, de la bouche de l'empereur lui-même, avant son départ, quand je n'avais encore que dix âges, et ce vieux capitaine, au temps de cette action, devait avoir la quarantaine...
Bref, je fis le voyage avec ce dernier, et il tint sa parole. Il m'hébergea dix ans dans sa demeure... mais j'y reviendrai.