CHASSÉS-CROISÉS AVEC LA MORT

Gabriele Russo

Nouvelle auto-fictionelle faisant partie des pseudo-mémoires de mon Papa

Sylvia…

Tu es nue, allongée sur le matelas vert à coté de la piscine, au frais dans l'ombre créée par le mur de plantes tropicales poussant derrière toi.

Soutenue sur un coude, tu joues avec ton reflet dans l'eau, faisant danser des éclats de lumière sur ta peau dorée.

Une fleur tropicale décore ta lourde chevelure brune emprisonnée dans un chignon. Quelques mèches rebelles descendent chatouiller un mamelon rosé. Le hâle de tes pommettes et du bout de ton nez fin témoignent de l'ardeur du soleil de Floride. Ta jambe repliée prouve le pouvoir de la suggestion, accentue la courbe de ta fesse.

Je soulève l'appareil photo. Un sourire effleure tes lèvres, ton regard noisette se perd au loin. Je joue avec l'objectif, je cherche le meilleur angle. Tu gardes la pose. Tu as l'habitude ; ton premier mari était peintre et tu as posé pour tant d'autres, sans compter les sculpteurs…

Nous sommes à Boca-Raton. Mon amie Zara nous a prêté sa villa pour l'hiver. Les filles pensent que nous sommes en vacances. Elles ne réalisent pas que tu passes la majeure partie de tes journées à l'Institut Lynn. La maladie qui dort dans ton sein ne t'as pas encore marquée de ses traces.

Tandis que je remonte la pellicule, une explosion sonore éclate dans la maison. Marie rentre de la plage avec les enfants. Je saisis une serviette, j'attends, interdit. La porte de la baie vitrée glisse, laisse place aux filles. Marie, avec sa discrétion habituelle, s'est rendue directement à ses quartiers.

La petite Ariane, qui a aperçu les nouvelles fleurs de l'hibiscus, se rue dans la plate-bande sans nous porter attention. Lugabi s'approche. Sourcils froncés, elle note ta nudité et l'appareil photo. Elle fait une moue de désapprobation.

 - Papa, t'es rien qu'un vieux cochon !

D'un geste vif, elle se retourne et s'enfuit dans la maison. Ariane, couverte de terre et pistil à la bouche, court à sa suite, tenant une fleur en offrande à l'Idole. Un cri d'horreur accueille son entrée.

Nous échangeons un regard amusé. Comme d'habitude, je m'étonne que toi, si libre, si moderne, tu aies pu mettre au monde une fille aussi prude.

 - C'est comme ça dans ma famille, m'expliques-tu de ta voix toujours marquée par l'accent germanique. J'ai voulu être une femme libérée pour emmerder ma mère, et Maman était sage et économe pour embêter la sienne.

Tout à coup, tu sembles fatiguée, triste. Une vague de colère monte en moi. Mais je suis impuissant devant ce crabe qui t'a volé ta mère deux ans auparavant, qui bientôt t'enlèvera à nous. 

Et pourtant, c'est grâce à lui si nous sommes ici, ensemble. L'an dernier, notre mariage se terminait. Sans tambour ni trompette, la vie en avait eu raison. Puis le diagnostic est arrivé…

Aujourd'hui, je retrouve la femme que j'ai connue il y a douze ans. Celle qui, vêtue d'un bikini blanc, dansait pour moi dans les champs fleuris de l'Ile d'Orléans. Celle qui m'avait traîné sur le Tracel de Cap Rouge pour que j'y fume mon premier joint, en riant du fait que j'avais cinquante-cinq ans. Celle qui m'avait enfin initié aux bonheurs de l'Amour.

C'est comme si le Bal des Divorces et la Valse des Contrats n'avaient jamais eu lieu.

À présent, c'est moi qui regrette les années entre ton divorce et le mien. Quatre ans de perdus à cause de mes tergiversations de vieux catholique. Heureusement, tu m'as pardonné ces petites humiliations de l'adultère que je t'ai fait subir par inconscience : l'appartement sur une rue à l'écart, les cabines séparées sur les paquebots, les itinéraires de voyages divergents… Tu as aussi oublié mes couardises devant mes fils, mes faiblesses face aux fureurs du plus vieux.

J'ai maintenant compris que ce contrat de mariage auquel tu tenais tant, c'était pour apaiser ton insécurité, certainement exacerbée par ma faute. Je réalise que tes incessantes parties de bridge avaient remplacé le travail que je t'avais forcé à quitter. Et ce que j'avais perçu comme de la négligence envers les enfants, c'était plutôt du désarroi, peut-être même de la terreur.

Tranquillement, notre amour renaît des cendres de ces ressentiments qui empoisonnent notre vie depuis si longtemps. Nous ne savions pas qu'il fallait que la passion se change en amour, en amitié. Nos cœurs meurtris, apeurés par la mort qui te guette, ont fini par apprendre la leçon.

 

Sylvia…

Une larme est tombée sur la photo. Je l'éponge délicatement avec mon mouchoir puis je m'essuie les yeux. Mon bureau est couvert de photos. De photos de toi.

Quinze ans de photos… Tout ce qui me reste de mon Grand Amour. Mais je me souviens alors que j'ai peur que tes filles t'oublient. Trois ans déjà que j'essaie de faire cet album. Trois ans que tu es partie. Comme j'aimerais que tu sois là, à mes côtés. Les albums, c'était to truc, après tout.

Qu'est ce que je ne donnerais pas pour entendre ta voix encore une fois. Je m'ennuie même de ton accent allemand, qui agaçait tant ma fibre de vieux soldat.

J'ai besoin de l'œil et du jugement de la grande décoratrice formée au Bauhaus. Tu saurais quelles photos garder, lesquelles jeter. Pour moi, ce sont toutes des chefs-d'œuvre, sujet oblige.

Ma vision s'embue de nouveau ; je ressors mon mouchoir. Je laisse tomber mes paupières, je répète la litanie : tu es mieux là-haut, tu ne souffres plus, tu es en paix et tu veilles sur nous.

J'ouvre les yeux. Lucie est entrée dans la bibliothèque sans faire de bruit. Elle a douze ans maintenant, je n'ai plus le droit de l'appeler Lugabi.

Une main sur mon épaule, elle examine le tapis d'images qui recouvre mon bureau. Elle te ressemble, mais de moins en moins. Elle a tes cheveux, ta bouche et, Dieu soit loué, ton nez. Pour le reste, elle devient chaque jour plus Jolicœur.

Elle se tourne vers moi. À la vue de la photo que je tiens, elle rougit. Un éclair traverse ses grands yeux verts.

 - Papa, tu n'es qu'un vieux cochon !

Mais sa voix est douce, taquine. Avant de s'envoler, elle dépose un baiser et une larme sur ma joue.

Ce ne sera pas pour aujourd'hui. Une à une, je reclasse les photos, je les remets dans l'enveloppe. Chaque portait amène son souvenir, chaque image tire sa flèche.

Le passé m'attire de son chant de sirène.

 

Sylvia… Sylvia…

Les filles prennent la pose sous les fleurs orange de l'hibiscus. Ce dernier ne semble pas trop avoir souffert de l'omni voracité d'Ariane ; en deux ans, il est devenu gigantesque.

Ariane est enchantée de s'installer sur les genoux de sa Grande Sœur. Lugabi, raide et sévère, endure l'adoration ; j'ai interrompu la séance de mathématique pour la photo. Je lui demande un sourire…

Il s'évapore. Lugabi se lève en repoussant Ariane. Je ne dis rien, c'est à peine si je m'en aperçois. Cette photo me rappelle que tu ne veux plus que j'en prenne de toi. La porte-patio de notre chambre m'hypnotise. Elle est ouverte, mais tu ne sors plus, sauf pour aller à l'Institut. Tu te caches.

On dirait que je sens ta douleur, ta jalousie envers nous les bien-portant. Je remets les mathématiques à demain et j'ordonne à Lugabi de surveiller sa petite sœur. J'ignore les protestations et j'entre dans ton repaire obscur et frais. Assise sur le lit, devant le grand miroir, tu pleures.

Le traitement expérimental, la chimio, la radio, te détruisent lentement. Tes traits sont creusés, tu as perdu tes cheveux et tes seins. Je n'ai jamais été aussi content d'être plasticien. De pouvoir te jurer, sans mentir, que je suis capable de tout arranger.

Mais avant, tu dois guérir ; tu dois terminer ce traitement. Ce traitement immonde qui ressemble à de la torture. Ce traitement qui te tue en tuant le cancer.

Jour après jour, je m'aperçois davantage que les chances ne sont pas de ton côté. Tu es jeune, mais les privations que tu as subies lors de ton enfance dans l'Allemagne d'après-guerre ont miné ta santé. Et, à chaque rencontre, le regard du Docteur Lynn s'assombrit un peu plus.

Je te prends dans mes bras, j'embrasse tes joues humides. Mes yeux sondent le coin de la pièce. Comme toujours, elle est là, dans l'ombre. Elle t'attend. Silencieusement, je la supplie : pas encore.

Elle disparaît. Mais dans ma tête j'ai entendu son salut, son avertissement.

Bientôt…

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