Cher

bridge

Cher,

Vous savez comme moi comment cela a commencé.

Vous souvenez-vous, du premier regard, du premier moment, de la première parole ? Je ne vous parle pas des lettres échangées avant la première seconde où votre main sur mon épaule s’est posée.

Love at first sight. Cela existe donc. Donc cela existe. Encore qu’à la vérité, je transforme déjà ce qui a eu lieu, ce qui s’est tissé entre nous, même si j’ignore justement ce qui s’est tissé.  Ce qui me lie à vous. Je ne peux évidemment parler que de ce qui me lie à vous. Je ne sais rien de ce qui vous lie à moi. Je l’imagine seulement. Ce n’est rien, et c’est tout, une certitude, qui me submerge, la déraison d’un coup de foudre, l’inattendu, l’inespéré. Ce qui m’envahit à ce moment-là, qui me casse les jambes, qui me coupe le souffle, qui dessèche ma gorge et mouille mes yeux, juste ça, poser la main sur mon épaule, me retourner vers vous, prendre votre regard en plein cœur, en plein corps, un coup, donc, de l’effroi, de la douleur, de la joie.

Depuis. Je me sens noyée, perdue, dans le souvenir de votre regard, dans la mémoire de votre voix, dans la douceur de ces premiers instants en votre compagnie, je cherche et je traque les traces de ces moments, je les dissèque, je me les remémore, à l’infini, en boucle, je m’accroche à vos mots, désespérantes et enivrantes bouées. Mais de quoi s’agit-il, je voudrais comprendre, vous êtes le seul à pouvoir expliquer. Mais je n’oserais jamais.

Suis-je la seule à ressentir cela, ce qui s’échange, ce qui se lie, ce qui se cache, ces voix qui se lâchent, se frôlent, se nouent et se dénouent, si peu de temps avec vous, mes yeux caressent les vôtres et ne lâchent pas prise.

Je n’explique rien, je ne comprends rien. Je sais seulement, je sens seulement que la première seconde a suffi, que j’ai reçu un coup, et que je le sens toujours, que ça dure, que cela empire, et que chaque mot de vous, chaque geste me foudroie et me blesse, me transperce et me comble.

J’ai tellement peur que ce lien si ténu soit imaginé, j’ai tellement peur que l’histoire se soit tout entière jouée dans la rencontre, consommée, vécue, fantasmée dans un ailleurs, un secret que nous ne connaissons pas, dont nous ne savons que faire et qui, pourtant, colore notre quotidien.

Il y a en moi, depuis trois mois, une plénitude, une pensée envahissante, qui vient de vous. Il suffit que je me laisse aller, que je convoque dans ma mémoire, le timbre de votre voix, le dessin de vos sourcils, la douceur de votre sourire, l’élégance de votre démarche, il suffit que je revois la manière dont vous fermez votre portable, dont vous consultez votre montre, dont vous posez la main contre votre joue, il suffit que je pense à vous, que je me dise, il est là, dans ce monde, il vit, respire, l’éclaire de sa seule présence. Et cela suffit.

Alors, me direz-vous, qu’importe si rien d’autre ne se passe, qu’importe si ce lien qui m’enchaîne à vous se résume à quelques lettres échangées, à quelques instants ?

J’ignore tout de vous, votre vie, vos amours, vos amis, j’en sais un peu plus sur vos lectures et vos intérêts, pourtant, je me laisse aller, à vous dire des choses jusque-là tues, derrière mes paroles sages, mes exquises délicatesses, mes impressions artistiques, je vous dis mon trouble, mon désir de vous, mon envie de poser mes mains sur votre visage,  de sentir la tiédeur de vos bras, de poser mes lèvres sur vos lèvres, de sentir la chaleur de votre corps et la douceur de votre haleine, mon envie de dessiner du bout des doigts le contour de votre lèvre inférieure, de toucher les rides au coin de vos yeux, de cacher mon nez au creux de votre cou.

Percevez-vous mon désir, brutal, exigeant ? Je suis déchirée, entre raison et émotion, violentée par la douleur de cet élan vers vous et cette admiration pour vous, irréconciliables, je ne veux pas vous perdre,  je dois donc taire ce qui m’anime, ce qui me pousse vers vous, je crains tant d’être la seule victime de ce jeu cruel.

Je veux croire que vous et moi nous sommes vraiment rencontrés, je veux croire à la beauté singulière de cette rencontre, je veux croire que je ne suis pas la seule à éprouver ce trouble, et à vouloir le faire durer, je veux croire que les prémices d’une histoire qui ne s’accomplira jamais sont posés, je veux croire que peut-être, un jour, l’abandon, la confiance, le désir, nous pousseront à dire enfin ce qui se tait.

Vous êtes mon aimé, mon inconnu, mon grand homme, vous êtes celui qui écrit, qui connaît, qui traduit, qui transporte, vous êtes mon aimé, celui qui est beau, dont je voudrais toucher le corps et sentir l’odeur, celui qui m’est interdit, étranger, inaccessible, intouchable, et pourtant, solide, tangible, charnel. Qui a une odeur, un sexe, un corps entier pour aimer et me désarticuler.

Vous êtes mon aimé, vous ne lirez pas cette lettre, vous n’en saurez jamais rien, elle restera lettre morte, vous ne saurez pas ce qui bat en moi à chacun de vos mots, à chacun de vos regards, vous ne saurez pas la fulgurance du sentiment, vous ne saurez pas que j’ai toujours été tendue vers vous jusqu’au moment de la rencontre. Vous ne saurez pas que votre voix au téléphone, tendre et cassée, chaude aux creux de mon oreille, m’a fait vaciller, que j’ai dû m’assoir dans ce parc , vous ne saurez pas que le cœur m’a tremblé dans la bouche et dans le ventre quand je vous ai vu debout, de l’autre côté de la vitre, à m’attendre, vous ne saurez pas que les tableaux de l’exposition m’ont semblé plus vibrants, plus singuliers par votre simple présence, vous ne saurez pas l’arrachement de votre départ brutal, auquel je ne m’attendais pas, alors que votre station était arrivée et qu’il le fallait bien.

Vous ne saurez pas que ma spontanéité, mon enthousiasme, ma bonne humeur, que vous dites apprécier, viennent de vous. Vous ne saurez pas que vous me faites pleurer et gémir, bien à votre insu.

                           Vous êtes mon aimé, et vous ne le saurez pas.

                           Vous êtes mon aimé.

                           Vous êtes mon aimé.

                           Aimé.

Signaler ce texte