CHAPITRE 0 - INCIPIT

checkpointcharlie

PARTIE 1 - GALETTE ET DÉSARROI INCIPIT

Deux chignons comme deux pompons crépus, dont la vue me serait bientôt bien trop familière. Une paire d'immenses lunettes qui glissent sans cesse de son nez. Un air ahuri d'ingénue niaise. Une sorte d'horrible robe à volants couverte de nœuds, couleur rose bonbon trop léché, toute droite sortie du musée d'Histoire Naturelle. Des ongles longs comme des griffes, et toujours luisant de vernis coloré. Une paire de collants imprimés de gamine, avec les mêmes motifs de fleurs que les rideaux du salon de ma grand-mère. Mon pire cauchemar. Ou plutôt, ce qui allait le devenir.


- Hé !


Oui,sa tenue était... Mémorable. C'était comique, surtout pour un mercredi matin on ne peut plus banal à passer au lycée. Je me demande à qui elle avait bien pu demander des conseils de séduction... Certainement pas à Cristina Cordula. Ouh là la,mais ça né va pas dou tout, ma chérrrie, je suis loin d'avoir des goûts aussi... Douteux.


- Euh... Ahem ! Excuse-moi ?


Ce jour-là, elle portait des talons. Je m'en souviens parce que c'est la première chose que j'ai vue d'elle. Je regardais par terre, sans lui prêter attention, quand elle a planté ses pieds aiguisés dans les graviers, en face de moi. On voyait bien qu'elle n'avait pas l'habitude d'en porter : elle tremblait comme une feuille. Ça ne m'aurait pas étonné qu'elle se rétame par terre, car même bourrée, elle aurait marché plus droit. Peut-être bien qu'elle avait froid. Il faisait vachement froid, quand même, pour le mois d'octobre. Elle devait sûrement avoir peur, aussi. Elle osait à peine m'adresser la parole.


- Bonjour ? s'hasarda-t-elle pour la troisième fois.

- Non merci, rétorquai-je à cet OVNI rose sorti de nulle part. Je ne suis pas intéressé par un abonnement à Barbie Magazine. Inutile d'insister. Au revoir.


Je l'ai laissée perplexe, et entrepris de m'éloigner rapidement d'elle, sans un regard. Quand soudain, je me suis arrêté, figé par le souvenir d'un détail fatal. C'est la gorge nouée que je me suis retourné, de peur que mes craintes soient fondées. Mes yeux ont glissé sur elle. Elle a glissé sur le trottoir. Mon cœur s'est arrêté de battre, glacé par l'effroi et le froid de cette terrible réalité qui avait en un instant cristallisé mon sang dans mes veines. Mais il était trop tard, le mal était fait...


J'avais oublié de mettre mon devoir dans le casier de mon prof d'anglais.


C'était inutile d'y retourner, il était sûrement parti à cette heure-là. Et puis, je commençais à avoir faim. J'avais envie de manger du roquefort. J'ai toujours envie de manger du roquefort. Or, sur l'échelle de mes priorités, l'estomac passait avant les verbes irréguliers. J'allais donc avoir zéro. Ça me rendait un peu triste, mais ce sont des choses qui arrivent. J'étais sur le point de rentrer chez moi pour me consoler en me goinfrant devant la télé lorsqu'une voix hésitante m'a tiré de ma réflexion :


- Attends... Je veux te parler !


Quand quelqu'un me dit quelque chose qui ressemble plus ou moins à « il faut qu'on parle », ça n'annonce jamais rien de bon. J'ai donc lancé un coup d'œil suspicieux à cette drôle d'énergumène vautrée par terre. Entre sa tenue moisie et son Parkinson précoce, c'était à se demander si elle s'était échappée de la maison de retraite. Cependant, malgré son accoutrement dépassant de très loin la limite du ridicule, je n'avais pas la moindre idée de qui elle pouvait être. Et c'est bien connu, il ne faut pas parler aux inconnus : c'est ce que ma môman m'a toujours répété, donc je dois forcément lui obéir. Est-ce que je connaissais cette fille ? Non. Est-ce que j'avais envie de la connaître? Non. En tout cas, elle faisait pitié. Je décidai donc de l'ignorer et de reprendre ma route.


- Pierre-Xavier !


Je crois que le regard que je lui ai lancé à ce moment-là était vraiment méchant, parce qu'on aurait dit qu'elle allait se mettre à pleurer. Je ne savais pas qui était cette débile, mais il était évident qu'elle me connaissait très mal. Personne ne m'appelle Pierre-Xavier. Personne. À part peut-être les profs.


- Euh... Ben... En fait, je... Tu ne vois peut-être pas qui je suis... Je suis dans ta classe, derrière-toi en Histoire-Géo...


Comment étais-je censé me souvenir de sa tête si elle était derrière moi ?


- Cooper... Stacy Cooper, m'annonça-t-elle en me tendant une main que je ne saisis pas.


Stacy Cooper. J'ai failli m'étrangler de rire. Je n'ai pas pu – ni voulu – empêcher mes lèvres de s'étirer en un rictus de pitié méprisante, incrédule face à tant de ridicule. Non, parce que déjà, « Stacy »,c'est un nom à coller sur un feu rouge, mais « Stacy Cooper », là, ça sonne vraiment comme le nom de la prostipute blonde du lycée dans une série américaine à deux balles. Même pour une blague de mauvais goût, ça fait franchement de la peine. Surtout que Cooper, c'est le nom du chien de mes voisins. Mais Stacy Cooper, contrairement à moi, n'avait pas l'air de rigoler, et ça, ça m'a presque rendu content de juste m'appeler Pierre-Xavier. Non mais Stacy, quoi... À croire que ses parents sont des kikoolol de 13 ans qui écrivent des fanfictions sur Wattpad... Constatant qu'elle portait elle aussi un prénom bien pourri, j'ai eu la gentillesse de lui accorder trente secondes de mon précieux temps.


- Et donc... ?

- Ah... Tu te rappelles de moi... Euh... Désolé, dans ce cas, j'ai du te paraître stupide à me présenter comme ça ! a-t-elle bafouillé confusément avant d'éclater d'un rire nerveux.


La pauvre. Si seulement c'était la seule chose qui la faisait paraître stupide... Entre son nom, sa maladresse, ses vêtements et... Non, en fait, vu son apparence en général, elle avait du souci à se faire. Mais je l'ai laissée continuer sans rien ajouter.


- Mais, euh... Tu peux m'appeler Cissy... Heu, en fait, je t'observe depuis le début de l'année... Et même si je ne t'ai pas beaucoup adressé la parole, sauf pour te demander tes ciseaux, une fois... Enfin, tu ne m'avais pas répondu... Et, euh, v...voilà...


Stacy a fait une pause pour prendre une grande inspiration et remettre en place ses énormes lunettes. C'est à ce moment-là qu'il s'est mis à pleuvoir. Elle a sorti précipitamment un affreux parapluie rose de son sac et me l'a tendu. Son geste est resté sans réponse. Réfléchis cinq secondes, pauvre idiote ! Regarde-moi bien. Moi et ton machin, on n'est pas compatibles. Malgré mes mimiques insistantes, elle n'a pas réagi. Voyant qu'elle n'avait pas l'air de vouloir changer d'avis et que la pluie augmentait en intensité, j'ai ouvert son parapluie et me suis abrité dessous, faisant abstraction de sa couleur vomitive. C'est alors que « Cissy » m'a souri avec espoir et s'est lancée :


- Je t'aime.


C'était si soudain. Je suis resté sans voix, à tenir son stupide parapluie comme un idiot.


- Et euh... Est-ce que... Est-ce que tu voudrais bien sortir avec moi ? Parce que je crois que tu n'as pas de copine, donc je m'étais dit que...

- Non.


J'ai fourré tant bien que mal le parapluie replié dans ma poche et me suis empressé de monter dans le bus pour couper la route à une poussette qui comptait faire de même. Je suis parti en laissant cette pauvre fille plantée là, sous la pluie. Et encore, j'ai été gentil de lui embarquer son parapluie. C'était toujours ça de ridicule en moins – même si à ce stade-là, on ne pouvait plus faire grand-chose. Ça lui ferait une excuse pour son mascara coulé. Ses trente secondes étaient écoulées.


Je sais, je suis un connard qui fait pleurer les filles. Mais j'ai le droit, je suis en fauteuil roulant.

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