CHAPITRE 2

checkpointcharlie

PARTIE 1 - GALETTE ET DÉSARROI CHAPITRE 2

J'aperçois enfin le fameux arrêt de bus, signe de ma délivrance prochaine, ainsi que son abri rouillé et tagué. Oui, même à Thoré-la-Rochette on a des futurs « délinquants » en devenir qui se sentent une âme d'artiste. Encore, si c'était pour faire des beaux dessins, ça ne me gênerait pas, mais me faire agresser visuellement par des gribouillis tremblants d'appareils reproducteurs masculins, et autres « NIK LA POLICE » laissant douter que la scolarité de leurs auteurs ait dépassé la maternelle... Très peu pour moi. Je me désole de la décadence de la nouvelle génération, dont je semble l'unique spécimen doté d'un QI supérieur au niveau du gazon, quand Stacy brise le silence.


- Il fait beau, hein ?

- Ouais.

- Mais il fait un peu froid, tu ne trouves pas ?

- Hm-mm.

- Je... Je pense qu'on pourrait partager notre chaleur corporelle, en se tenant la main, par ex...

- Ferme un peu ta gueule pour voir ! Ta température corporelle augmentera d'au moins deux degrés !


Non mais. Y'a des limites, quand même. J'ai utilisé mon stock de gentillesse et de patience pour les dix prochaines années, si ce n'est plus. Stacy se tait. Enfin, pour l'instant... Je sais que mon répit sera de courte durée. Le démon en dentelle rose s'assoit sur le banc d'où elle balance ses pieds avec insouciance. Il va falloir trouver une solution. Et elle s'appelle « écouteurs ». Je fourre ma main dans ma poche. Malédiction ! Ils ne sont pas là ! Noooon ! Je regrette d'autant plus leur absence que l'hideuse incarnation de Satan continue de me tourmenter :


- C'est compliqué, quand même, « Pierre-Xavier » pour trouver des surnoms...

- Eh bien n'en trouve pas !!


Pourquoi cette persistance à vouloir me trouver un surnom ? Je peux comprendre qu'elle ressente une certaine solidarité en tant que victime de la fantaisie de ses parents, mais il ne faut pas qu'elle se sente obligée de s'en venger sur moi. Parce qu'à part Pierre, tous les autres diminutifs qu'on m'a trouvés atteignent un seuil de nullité hors du commun. Ne sous-estimez pas le potentiel de stupidité de Kamil Kamiński. Jamais.


- Moi, j'en connais un tas ! s'exclame une voix derrière moi.


Tiens ! Quand on parle du labrador, on en voit la queue... Je lève lentement la main pour m'en cacher le visage et pousse un long soupir de lassitude face à ce qui me sert de meilleur ami. Kamil Kamiński a l'air très content d'être aussi à la bourre qu'à son habitude, et termine gaiement son petit déjeuner, une pomme à moitié entamée dans la main.


- Bah alors, Papier, tu préfères draguer plutôt que m'attendre ? T'es gonflé, un peu !


Et voilà. Et voilà ! Incapable d'aligner trois mots sans ajouter un surnom débile de son invention. Papier. Oui, parce que Pierre-Xavier Sizot, ça ne semble peut-être pas très drôle, mais vu qu'on m'appelle Pierre... Ha ha ha, qu'est-ce qu'on rigole.


Bon, au début, je l'ai laissé, il n'avait pas fait exprès. Il n'arrivait juste pas à prononcer « Pierre-Xavier » correctement. Il avait vraiment du mal, Kamil, à l'époque, avec les « r » français, ça faisait un peu de la peine mais c'était touchant. Et puis les autres gamins ont trouvé ça très drôle, ça faisait pierre-papier-ciseaux. Quel jeu de mots de génie, je m'en tords les côtes. Et impossible de m'en défaire jusqu'à la fin du collège, accompagné, bien sûr, des blagues qui vont avec : « Tu me passes une feuille, Papier ? » Hilarant, vraiment. J'en taperais presque du pied par terre si je le pouvais.


Et depuis, impossible de se défaire ni de ce surnom moisi, ni de son créateur. Enfin, après mon accident, les gens - excepté Kamil - se sont calmés avec les « Papier »,  parce que je n'avais pas de pieds, justement. Au sens figuré, hein. J'ai encore tous mes orteils. Disons qu'ils ne sont pas très actifs, mais ils sont encore là. De toute manière, mes jambes n'ont jamais été très vives, ça ne change pas grand-chose.


- ...Papier... murmure Stacy dans un souffle.

- Oh, mais désolé mademoiselle, je me présente ! Kamil Kamiński, tout juste seize ans, première S, capitaine du club de foot du lycée. Ah, et en couple depuis cinq mois ! Mon anniversaire est le vingt-cinq octobre  – donc aujourd'hui – j'ai deux petits frères et deux petites soeurs, et puis aussi un chien, un gros chien ! J'aime beaucoup le foot, mais je joue aussi du trombone, et puis ma couleur préférée est le blanc, par contre je déteste les épinards...

- Kamil. Elle s'en fout.

- Pardon. Je connais Papier – enfin, Pierre – depuis que on est tout petits, j'habite à côté de lui. Entre nous, je suis un peu son seul ami... Enfin, on est deux maintenant ! Ravi de partager Pierre avec toi, ajoute-t-il avec un clin d'œil enjoué.


Abruti de polonais, n'aggrave pas mon cas ! Je lève les yeux au ciel.


- Enchantée, répond Stacy, nullement troublée par la présentation étrange de cet intrus. Je suis Stacy Cooper, dans la classe de Papier.

- Ce sera « Pierre », pour toi, la coupé-je sèchement.

- Oui, je veux dire, dans la classe de Pierre... Tout le monde m'appelle Cissy.

- Compte sur moi pour te trouver un surnom original !

- Pourquoi pas « Chewing-gum » ? ironisé-je avec méchanceté.


Mais les deux imbéciles, trop englués dans leur propre niaiserie, ne m'entendent plus.


- Attends, tu serais pas le petit ami de Marjane ?

- Si ! Tu la connais ?

- Oui ! Elle m'a beaucoup parlé de toi... Et de Pierre !


J'entends le bruit du bus qui s'approche. Ce calvaire est bientôt terminé... Ou pas. J'avais oublié que cette folle était dans ma classe. Je lance un regard mauvais à Kamil, qui sympathise avec l'ennemi au lieu de me sortir de ce pétrin. Et pour couronner le tout, il a l'air d'avoir totalement oublié l'anniversaire. Franchement, des fois, je me demande pourquoi je traîne avec un type pareil. Enfin, je sais pourquoi, mais il ne le mérite pas. Il mériterait plutôt que je l'abandonne avec l'autre idiote à froufrous... Mais ça lui ferait bien trop plaisir !


Et puis ces deux-là... Quelle horreur. Pourquoi il a fallu que j'assiste à la merveilleuse rencontre entre Candy de Varsovie et Princesse Sarah ? C'est rose, c'est niais, je vois déjà les pétales de fleurs qui volent dans le vent et les moineaux qui chantent... En même temps, ils ont l'air de s'entendre tellement bien tous les deux ! C'est sûrement la Déesse de l'Amour en personne qui a lié le destin de ces deux âmes pures ! Ça ne m'étonne même pas, ils se sont bien trouvés : aussi stupides l'un que l'autre... Qui se ressemble s'assemble. Qu'ils s'assemblent ensemble dans toutes les positions du Kamasutra ! Je tiendrais le voile de la mariée ! Qu'ils vivent heureux et aient beaucoup d'enfants ! Wouhou ! Viva ! Choubidou-wah ! Hosanna au plus haut des cieux ! Yeah ! Moi je peux crever la gueule ouverte, tout le monde s'en fout !


Yodleï.


- Bon, c'est pas tout, les tourtereaux, mais vous ferez ami-ami plus tard. Le bus arrive.


C'est hors de question que je me tape leurs roucoulements version Disney pendant tout le trajet. J'ai aucune envie de rester seul dans ma solitude, accroché à la rampe pour handicapés, durement cahoté par les secousses, tout en les entendant rire gaiement ensemble, confortablement installés du haut de leurs sièges à l'autre bout du bus, et qui plus est, assis à côté !


- Viens, murmuré-je tout bas à Kamil en le tirant discrètement vers moi par la bandoulière de son sac. On va plus loin. Elle me saoule.

- Vous allez où ?


Là où je ne pourrais plus voir ta gueule. Je t'en pose, des questions, moi ? Je lève les yeux au ciel.


- Pisser, tu veux venir ?

- Je... Maintenant ? I...Ici ?

- Oh, non, contre un arbre. Il faut juste que j'en trouve un assez loin pour être sûr de ne plus voir ta gueule.

- Un arbre ? Mais... Mais tu es en fauteuil roulant !


« Mais... Mais » tu ne vois pas que je me fous de ta gueule ?  Ça veut dire « dégage » ! Laisse-nous tranquilles ! Va-t-en ! Casse-toi ! Arrête de poser des questions !


- Et alors, je ne vois pas où est le problème. J'ai une vessie, comme tout le monde. Et actuellement, elle est à sa limite, tu vois. Tout comme ma patience.

- Ah... Mais tu peux...

- Bon, il t'intéresse tant que ça, mon système urinaire ? Tu veux pas des photos, non plus ?


Je ne sais pas si elle a saisi le sarcasme, parce qu'elle m'a regardé très bizarrement, et j'ai cru apercevoir ce qui m'a semblé être l'ombre d'un sourire. Un sourire sincère. C'était plus que gênant, et j'ai bien peur qu'elle n'ait répondu affirmativement si le bus n'était pas arrivé à ce moment-là.


- Du coup, ça veut dire que vous ne prenez pas le bus ? Même toi, Kamil ? J'aurais voulu qu'on se mette à côté !


Vas-y, Kamil ! Trouve quelque chose ! Je compte sur toi !


- Ouais en fait, j'ai euh... Aussi envie qu'on va aux toilettes maintenant, mais juste tous les deux !


Merci, Kamil. Quel jeu d'acteur. Bravo. Pourquoi on est amis, déjà ? La folle n'a même pas l'air dupe :


- Euh... Comment ça, juste tous les deux ?


Il y a un silence relativement gênant. C'est sûr que dit comme ça... Les joues rougies par le froid, et peut-être aussi un peu, mais juste un peu, par l'embarras, je tente de rectifier le tir et d'exterminer cet embryon de quiproquo avant même qu'il soit naissant.


- Ouais non mais ouais ! bafouillé-je à tout vitesse, confus. Euh, enfin, plus ou moins... Enfin, il s'est mal exprimé, quoi... Hem... 'Fin voilà, quoi, c'est pas comme si...


Stacy Cooper coupe court à mes explications vaseuses, le visage illuminé d'une expression de bienveillance messianique.


- Je comprends, tu sais, tu n'as pas à avoir honte ! Va donc dans les toilettes avec Kamil. Je me suis renseignée ! Tu es paraplégique, et du coup, il te faut quelqu'un pour t'aider à assouvir certains... Besoins naturels, si tu vois ce que je veux dire !


J'entends un toussotement gêné derrière. Une fille rousse dont le visage m'est vaguement familier s'est assise, et me lance un regard étrange. Je crois qu'elle est dans ma classe... Je ne sais plus où je l'ai vue... Elle me dévisage d'un air choqué. Le silence est vraiment embarrassant. Vraiment.


Le bus ouvre ses portes avant que j'aie le temps de rétablir la vérité. L'inconnue me contourne avec une gêne plus palpable que le postérieur démesuré qu'elle trémousse comme si elle avait une balançoire à la place du bassin, puis monte dans le véhicule. Non !  Reviens, fille sans histoire dont je ne me rappelle pas ! C'est pas ce que tu crois !


Mais sa silhouette, sourde à mes prières silencieuses, s'évanouit au loin, se frayant un chemin entre les sièges, sans un regard. Pfff, c'est ça, pétasse, t'avais un gros cul de toute manière. Elle est finalement rejointe par celle dudit clown en jupette, non sans un dernier clin d'œil pseudo-sensuel à mon égard. Beurk... Les portes se referment derrière elle. Enfin ! Eh bah putain, j'aurais eu du mal à m'en débarrasser, de celle-là ! Alléluia !


Quand soudain, les portes se rouvrent. Stacy redescend, avec la ferme intention de me faire chier jusqu'au bout. Non mais sérieux ! Elle ne s'arrête donc jamais ? En tout cas, moi, j'en ai ma claque. J'ai assez donné.


- Kamil, elle arrive ! On se casse, vite ! lui crié-je en attrapant sa manche.


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