Chloé

velvet

"Cents sangs sans son"

Début de la Fin

Une lumière s'éleva vers les airs. Une lumière dorée et scintillante, une lumière étincelante, synonyme d'espoir. Une lumière qui devenait de plus en plus grande, prenait de plus en plus d'importance dans ce doux paysage. Une lumière qui doucement prit des contours humains. Une lumière qui doucement prit des contours de femme. Une grande femme, blonde aux yeux bleus. Fière, digne et imposante. La lumière disparut, laissant apparaître une prairie fleurie. La femme leva les yeux couleur feuille. Le vent secoua sa chevelure. En face d'elle, de l'autre côté de la prairie, une autre femme. Leurs yeux se croisèrent. Rien d'exceptionnel, à un détail près. Un détail essentiel qui grossit jusqu'à faire vibrer tout l'espace. - Toi., murmura la femme en face. Celle qui venait d'arriver rit et courut vers elle. Ses pieds frôlaient à peine les violettes, les bleuets, les tulipes, les marguerites, les coquelicots et les autres fleurs présentent. Leurs corps se touchèrent, elles se prirent dans les bras. Le petit détail devenu grand illumina la prairie d'une lumière réconfortante. Elles restèrent là, un moment, dans les bras de l'une, dans les bras de l'autre, heureuses. Elles restèrent encore là un moment, éclairées par leur amitié rayonnante. Brusquement, un bruit de pas. Une troisième fille apparue, à l'air un peu fatiguée, des gouttes perlant le long de son corps. - Trouvées., murmura – t- elle, puis elle se rapprocha des deux autres. Plus personne ne parla, elles se serraient juste les unes contre les autres, souriante, juste heureuses de s'être retrouvée.


D'amitié et de guerre

On avait eu une lettre jaune, cachetée. Une lettre froide qui nous convoqués tous à l'église du village à midi pile, sans retard. Et on y était allés, bande de cons qu'on était, on y était allés sans se douter que pour nous, ça allait mal tourner. Le ciel était gris, les regards tristes, les pieds raclaient le sol, les bras pendaient tristement le long des corps. Des gouttes tombaient lentement des nuages et s'écrasaient silencieusement sur les pavés couleur gris – ciel. Des gouttes de pluies qui tombaient du ciel comme des larmes incertaines, ne sachant pas encore vraiment pourquoi pleurer. Personne ne parlait. Un silence dur et oppressant faisait battre nos cœurs plus vite. Les cloches de l'église ne sonnaient pas, quand on est arrivé. Muette, comme les habitants du village. J'ai ouvert la porte. Lentement. Cette vieille porte grinçante. Elle ne m'avait jamais parue aussi lourde. Jamais. Je suis entrée à l'intérieur. Lentement. Tout le village était là, hommes, femmes, enfants, je me souviens même de deux chiens. Je me suis assise. Lentement. Un homme en costard – cravate à l'air grave est entré. Il ouvrit la bouche. Alors, en une seule phrase, il nous condamna tous. A l'arène, à la douleur, à la souffrance, au désespoir. Quatre mots. Deux signes. Ses mots déchirèrent le silence, brisèrent la paix. Le temps paru s'accélérer. Tout devint irréel, comme dans un rêve. Ou plutôt, un cauchemar, sombre et grotesque et irréaliste. - C'est la guerre. La voix de l'homme se brisa, mon cœur, mon âme et ma vie aussi. C'est ici que commence mon histoire. Ce n'est pas une histoire de conte de fée, ni d'amour, de paix, de famille et de petits problèmes singuliers. C'est une histoire dure et sanglante, une histoire qui m'a déchiré, qui m'a détruite et qui a détruit des milliers de vie, d'hommes, de femmes. C'est l'histoire de la guerre mais surtout, c'est l'histoire de la jeune fille assise deux rangs devant moi. C'est l'histoire d'une jeune fille rebelle qui ne voulait pas couler dans un flot de sang, c'est l'histoire de sa vie. C'est l'histoire d'une de mes meilleures amies. C'est l'histoire de Chloé.

On venait à peine d'être majeure lorsque la guerre commença. A peine sortit de l'enfance qu'on nous tendait déjà une arme mortelle. On envoyait les gens dans différents endroits, plus meurtriers les uns que les autres. Chloé, Fée et moi, on était ensemble. On nous envoya sur une sorte de terrain vague, boueux et terreux qui s'étendait sur des kilomètres et des kilomètres et des kilomètres. Une étendue qui allait bientôt se couvrir de cadavres innocents aux yeux exorbités, hurlant silencieusement maman vers le ciel. La terre s'accrochait sauvagement à nos chaussures. A travers les nuages tristes et gris remplis de larmes de pluie, un rayon de soleil nous éclairait faiblement. Un homme rasé s'approcha de nous et nous appuya une pelle dans la main. Ses yeux noirs et durs nous observaient cruellement. - Creusez, les gamines. - Creusez ? Chloé avait froncé les sourcils, une lueur d'incompréhension illuminait son visage aux yeux bleus. Une lueur de défis aussi. - Bah oui. Creuser. Faut creuser un long trou pour vous retrancher quand ça commencera ici. Ce s'rait con de retrouver ta belle gueule explosée au milieu du terrain, non ? Elle grogna. L'homme nous indiqua un endroit d'un coup de tête et claqua la langue. - C'est parti, les mioches ! J'avais l'étrange impression que les sourcils blonds de Chloé étaient tellement froncés qu'ils touchaient son nez.

Ma pelle se planta dans la terre et je me mis à creuser. Au bout d'un moment, mes épaules se faisaient douloureusement sentir, mes bras bougeaient mollement, sans force. Les nuages s'étaient dissipés, et le soleil tapait sur ma tête. Et ma pelle s'enfonçait dans le sol, ressortait pleine de terre, creusait, creusait et continuait de creuser… Toujours creuser… Creu-ser… A ce moment – là, je ne sais plus ce qu'il s'est passé. D'après Fée, je me suis allongée par terre, malgré le froid et la boue. J'avais tranquillement posé ma pelle à côté de moi, plié mes mains sur mon ventre. Mes yeux regardaient stupidement vers le ciel, le regard vide. Et Chloé avait creusé pour moi. Quand les autres étaient rentrés dans leurs tentes, quand on m'avait amené dans la mienne, à l'abri, elle était restée. Tchac ! Tchac ! Jusque tard dans la nuit, sa pelle grattait le sol pour faire ce que je n'avais pas réussi.

Cette nuit – là eut lieu le premier bombardement. Un bruit d'avion, un sifflement, puis une explosion. Rue Louis Adrian deux femmes, deux hommes et six enfants avaient péri, morts, explosés.

Un jour, on eut finit de creuser. Adieu la pelle en ferraille qui nous avait meurtri la main. Un fossé s'étendait maintenant sur des kilomètres et des kilomètres. Un fossé aussi sûr qu'une maison de paille dans la vallée du vent. Tranchée, qu'ils les appelaient, ces trous de la mort. Dans ces tranchées, stabilisées avec des bouts de bois aussi solide que des brindilles, se trouvaient des petits cabanons. On nous sortis des tentes, on nous foutus la dedans. On n'était même pas encore en train de se battre que j'avais déjà l'impression que j'allais crever.

Après 40 bombardements, 1000 morts et 500 personnes disparus, l'horreur commença pour nous. La stratégie de nos « chefs » et supérieur, les dirigeants, avait marché, ils emmenaient les ennemis dans le terrain vague et ceux – là se faisaient liquider en moins de deux par la vaillante armée qu'on était. Haha. La bonne blague. Vaillante armée ? On était une bande de gamin optimiste qui ne croyait pas vraiment à la cruauté humaine. Ou du moins pas dans cette dimension. Une bande de gamins inexpérimentés qui avait gentiment acceptée l'arme tendue. Qu'est – ce que c'est con, un gamin quand même. Des hommes et des femmes armées jusqu' aux dents débarquèrent du jour au lendemain et donc l'horreur commença. Quand je dis horreur, je ne parle pas de la douleur ressenti au moment du creuser de la tranchée. Je ne parle pas non plus des cauchemars passagers. Non. L'horreur véritable. L'horreur qui vous poursuit, vous démunit, vous détruit, vous bouffe, s'accroche à vous comme une sangsue, jour et nuit. L'horreur des corps explosés, des orbites vides, des uniformes ensanglantés, des organes solitaires. L'horreur qui engendre la peur, la peur de souffrir, la peur de finir éparpillé en mille morceaux sur un terrain vague. La peur de crever comme un chien dans une tranchée, un tombeau creusé de nos propres mains.

Chloé, Fée et moi, on se serrait dans le cabanon, la trouille au ventre. On ne pouvait pas dormir, de peur de mourir pendant notre sommeil. Fée était presque en train de pleurer, ses doigts s'agrippaient désespérément au bras de Chloé. Celle – ci regardait dans le ciel. Ce ciel gris, et terne et cruel qui s'illuminait de temps à autre de rouge ou d'orange. Un trait déterminé autour de la bouche, elle avait l'air de serrer les dents. - On va crever… On va mourir… Tous mourir… Mourir… Crever… Souffrir… Tous… Tous… Tous… Mourir…, murmurait Fée sans cesse, les yeux dans le vide et baignés d'angoisse. Ses épaules étaient penchées vers l'avant, elle s'était recourbée sur elle-même. Elle se balançait d'avant en arrière. Avant. Arrière. Avant. Arrière. Sifflement, explosion, un cri puis plus rien. Près de nous, peut – être à seulement quelques mètres, des soldats étaient morts. Chair à canon. On ne valait pas mieux que de la chair à canon, envoyait dans une boucherie cruelle et sanglante appelée guerre. Mon estomac se resserra. Je blêmis. Les larmes me montaient aux yeux, des images de cadavres me revinrent en mémoire. Un cri hystérique sortait de ma bouche, une sorte de « iiiiiih ! » permanent. J'avais peur. Tellement peur. Je n'avais que 18 ans, merde ! Pourquoi moi ? Qu'est – ce que je foutais là ? Qu'est – ce que je foutais là, bon sang… Bon sang de bordel de bonsoir… - Tous crever… Tous crever… Tous crever… Tous crever… Ma respiration s'accéléra. Fée avait raison. On allait tous mourir de manière abominable, tous périr dans une guerre inutile. Tous, tous, tous, tous. Aucune chance de s'en sortir, ça ne se finirait pas. Sans exception, on allait tous y passer. L'horreur était sans fin, la peur sans limite. Elles s'agrippaient à mon ventre, haineuses. Brusquement, Chloé arracha son bras à Fée. Une lueur de fureur dansait lugubrement dans ses yeux bleus. - Fée. Soph'. Putain mais arrêtez ! On ne va pas mourir. On ne va pas finir notre vie inutilement. On va rester ici, on va survivre, on va être orné ancienne combattante et on finira notre vie sur une chaise rembourrée à siroter une tasse de thé sur la terrasse. On mourra vers les cent ans dans la gloire et le bonheur, un point c'est tout. Pigé ? Aucune de nous deux ne réagit. Notre peur ne pouvait pas s'envoler grâce à une seule phrase réconfortante. Même si Chloé avait l'air d'y croire, à cette phrase. Elle avait l'air de s'y accrocher comme un naufragé à un bout de bois, comme un écrivain à sa plume, comme un enfant à sa mère. - Les filles. Félicie. Sophie. Ecoutez – moi bien. Ça ne sert à rien de chialer dans votre coin. Vraiment à rien. Si une bombe tombe sur nous, elle ne fera pas de différence entre une personne qui pleure et une qui sourit et qui dit vas – y viens, tombe – moi dessus ! Non, elle t'explosera. Mais en plus, si tu pleurs, tu ne perds pas juste ta vie mais aussi un morceau de ta dignité. Bien sûr, on a peur. Bien sûr, on ne va pas faire style on est les courageux de l'armée qui affrontent l'explosion avec dignité. Mais si on doit retrouver nos gueules 20 kilomètres plus loin, qu'au moins elles montrent qu'on n'ait pas abandonné. Que jusqu'au bout, on a espéré. Qu'on ne s'est pas juste planquée des mois et des mois dans une tranchée en attendant la mort, en attendant que ça passe. Parce que la mort, si elle s'approche de trop près, je lui flanque un coup de pied au cul, merde ! On est plus forte que ça. On va y arriver. On va survivre. Parce qu'on le veut, parce qu'on est jeune et qu'on veut vivre. Vivre et rire et aimer et rire encore plus et aimer à nouveau. Répétez après moi. On va y arriver. On va y arriver. On va y arriver. La lueur de fureur dans ses yeux océans avait laissé place à un enthousiasme grandissant. Un enthousiasme contagieux car peu à peu, je sentis une once d'espoir en moi. Fée ferma les yeux. Ses mains tremblaient, mais sa voix était ferme. - On va y arriver. On va y arriver. A mon tour, j'ouvris la bouche. Un sourire illuminait mon visage. - On va y arriver. Toutes les trois, on s'assit par terre. Dans la terre mouillée et boueuse et froide qui faisait office de sol dans notre cabanon. On avait le cul plein de boue, mais ce n'était pas grave. C'est bon pour la peau, la boue… - Chlo', tu crois vraiment qu'on va y arriver ? Qu'on va réellement survivre à… ce désastre ?, chuchota timidement Fée. Elle avait toujours peur, ça se voyait et c'était normal, mais une pointe d'espoir s'était glissée entre l'angoisse et le désespoir. Chloé hocha la tête. Déterminée. Elle aurait dû devenir présidente, j'ai pensé. Elle savait convaincre et réconforté, elle savait être forte et diriger. - Oui, on va survivre, Fée. Y a pas moyen qu'on meurt pour une connerie pareil. C'est juste impossible. Alors cocotte, fais – moi plaisir, souris et dis à la mort et à la guerre que tu les encules tendrement. Et qu'elles ont qu'à aller se faire voir. Fée fronça les sourcils. Rougit. L'embarras se lisait sur son visage. - Mais c'est vulgaire ! - Et alors ! Ce n'est pas en disant merci bien que tu vas survivre et te sentir mieux ! Dis-le, mince ! - Je – Je… Fée déglutit. Chloé voulut dire quelque chose, ouvrit la bouche mais brusquement, Fée hurla. Sa voix de petite fille n'avait alors plus rien d'enfantin. - Bordel de putain de merde, la mort, la guerre, je vous encule tendrement, saloperie de merde ! Allez – vous faire voir ! - Sois plus convaincante, Fée. Fée respira un grand coup, son regard, son visage, sa position devinrent déterminer. - Je. Vous. Encule ! Allez – vous faire foutres ! Sale merde, saloperie, de conne, de pute, de guerre ! Casse – toi ! Tu ne m'auras pas, connasse ! Va t'faire voir ! Je suis plus forte que toi, bordel ! Je vais survivre, tu verras ! Ha ! Les yeux bruns de la jeune fille s'agrandirent et se calmèrent en même temps. - Je… Me sens mieux !, murmura – t – elle, ébahie. - Je sais. Chloé sourit. - C'est la première fois que je suis aussi vulgaire. Volontairement et involontairement. Je crois que la chose la plus vulgaire que j'avais dit jusqu'à aujourd'hui, c'était punaise. Fée avait rougit. - Je sais. , répéta Chloé. Brusquement, on toqua à la porte, très lentement, trois coups à la suite. Toc. Toc. Toc. Le regard de Fée devint hésitant, sa détermination devint bancal, elle ne savait pas si elle devait avoir peur ou non. Le regard de Chloé restait déterminé et moi, j'étais inquiète. Je n'étais pas encore au stade de la peur, mais j'étais inquiète. Chloé s'approcha de la porte, les sourcils froncés. Ça devenait une habitude pour elle, de froncer les sourcils. Lorsqu'elle fut devant la porte, elle l'ouvrit d'un seul coup, l'arracha presque. Devant elle, six hommes, qui devait avoir entre 17 et 40 ans. Le plus âgé était mi – sourire, mi – colère. - Dites donc vous, ça ne va pas de gueuler des gros mots ? Vous voulez vous faire démonter ou c'est quoi le but ? Je vis que Chloé souriait sournoisement. Aucune honte et aucune peur ne brouillait son regard ou imprégnait ses gestes. - Ça déstresse. - N'imp'. - Si, si promis. - Arrête de raconter des trucs pareils. - J'vous jure. Essayez. - Jamais. - Allez – y. - Merde. - Pas comme ça. Dites-le avec conviction. Vous ne dites pas juste merde, vous le pensez, tous votre corps se dit Merde ! et vous devez par déduction le dire avec force, comme si vous l'attrapiez et le jetiez à travers la pièce. - Y a pas autres choses que les gros mots ? - Vous pouvez essayer avec flûte. - Très drôle. Flûte. - Vous savez ce que ça veut dire ‘Conviction' ? Oh et puis ça ne marche pas trop, avec flûte. Les gros mots – les vrais gros mots – ce sont les plus forts. Ce n'est pas pour rien que ce sont des gros mots. C'est parce qu'ils ont plus d'importance que les autres, plus de force. - Peut – être que tu as raison. - J'ai raison. Essayez. L'homme secoua la tête, un sourire illumina faiblement son visage creusait par des rides de fatigues et d'inquiétude. - Merde ! - Plus fort ! - Merde, merde, merde ! - C'est ça ! Encore plus fort ! Plus fort ! Le visage du soldat s'animait et il hurlait merde de plus en plus fort. Le mot raisonnait contre les parois en bois du cabanon. Bientôt, les plus jeunes s'y mirent aussi. Tapant du pied, gueulant des mots de plus en plus vulgaire, de plus en plus fort. Soudainement, on entendit un bruit de l'autre côté de la tranchée. Les ennemis faisaient pareil dans leur langue. On hurlait « Merde ! » ils répondaient, on criait « Sale pute de guerre ! » ils faisaient pareil. C'était le début. Le début de la fin, le début de l'amitié. A un moment, les gros mots s'estompèrent et tout ce qu'on faisait c'était hurlé « Aaaaah ! » tous ensemble. La pluie tombait à nouveau, le sol devenait vaseux mais on s'en foutait. On continuait de crier. Finalement, nos ennemis étaient plutôt sympas.

Pendant plusieurs jours, il ne se passa plus rien. Calme absolu. Plus de sifflement, plus d'explosion, plus de morts. Puis, les chefs rajoutèrent des soldats de chaque côté des tranchées mortuaires. Pas des gentils, non, les haineux nationaux persuadés de sauver leur pays en massacrant les autres. Et bientôt, tout recommença. Pourtant, cette fois – ci, ni Fée, ni moi n'eurent des accès de panique. Les six hommes étaient restés avec nous et ça avait quelque chose de rassurant. Et puis pour le reste, il y avait Chloé. Elle remontait le morale à tout le monde, ensemble on envoyait la mort se faire foutre et on enculait la guerre. On se racontait des blagues nulles, on s'inventait un monde imaginaire et beau, parfait et pur. Sifflement, explosion. - De l'herbe verte avec toutes sortes de fleurs multicolores, des arbres qui se plient avec le vent, en faisant de la musique. - Du beau temps tous les jours à part quelques fois où une couche de neige blanche recouvrera le paysage - Une odeur de sucrée, de l'amour qui flotte dans l'air - De la joie pour tout le monde - Interdiction de guerre Explosion. - Des chevaux sauvages, qui galopent à travers les prairies fleuris et les plaines sauvages - Des lacs turquoise, du sable chaud, une mer avec des dauphins. - Et du bonheur ! Que du bonheur et du bonheur. Brusquement, une autre explosion retentit. La partie avant du cabanon explosa, disparut dans les flammes. - Au sol !, hurla le soldat qui avait la quarantaine. Tous au sol ! Je me souviens m'être jetée par terre en m'accrochant à une petite phrase qui tournait en boucle dans ma tête. Je vais survivre. Je me souviens de Chloé, tout près de moi, en train de s'obliger à respirer calmement, les yeux mi – clos. Je me souviens de six hommes à terre, la peur visible sur le visage. Et je me souviens de Fée, ma petite Fée, sortant en criant du cabanon.

- Fée, non !, hurla Chloé, les yeux exorbités. Fée n'écoutait pas. Elle sortit des restes de notre cabanon. Se mit à sortir de la tranchée, guidée par une étrange folie qui se reflétait dans ses yeux. Quelques secondes plus tard, elle fit marche arrière. Enfin quand je dis marche arrière, ce n'est qu'une expression. Elle ne revint pas sur ses pas en marchant, bien sûr. Et seulement après deux Pam ! sonores. La tête et le ventre explosés par deux balles, Fée gisait au sol, le corps inondé de sang, raide morte.

Personne ne cria. Personne ne bougea. Pendant plusieurs instants, on resta juste au sol. Allongés. Abasourdis. Choqués. Puis Chloé se leva, comme en transe, elle s'approcha du cadavre de Félicie et s'accroupit. Posa une main côté cœur. Comme si ça servait à quelque chose, j'ai pensé, une femme sans tête avec un trou dans le bide ça pouvait plus être vivant. Pour moi, cette… chose allongée morte, ce n'était pas Fée. C'était une réplique, une poupée sanguinaire, mais ce n'était pas Fée. Fée était souriante et gentille et petite et pâle. Pas morte et sans vie, pas cette chose pleine de sang. Chloé avait maintenant pris son poignet, cherchait avec désespoir un pouls inexistant. A mon tour, je me suis relevée. J'avais envie de hurler, de partir en courant, en vitesse et de pouvoir dire que tout ça, c'était une blague. Une mauvaise blague, macabre, lugubre et de très mauvais goût mais une blague quand même. Mais non. Non, non et non. C'était la réalité, la dure et cruelle réalité. Mais pourquoi Fée ? Pourquoi elle ? Elle n'avait rien fait ! Rien du tout ! Du coin de l'œil, je vis que Chloé s'était allongée sur Fée. Elle pleurait, son visage se barbouillait de sang et le ventre de Fée se noyait sous les larmes. Je m'approchais d'elle, lui posait une main sur l'épaule. - Elle doit être vivante…, murmurait Chloé sans cesse. - Chloé. Je déglutis. J'étais moi – même à bout, moi – même en train de devenir hystérique. Mais pourtant, fallait que j'aide Chloé. Parce que c'était ma meilleure amie, que je l'aimais énormément et qu'elle aussi m'avait aidée. - Chloé., j'ai répété. Chloé, c'est fini. Elle est morte. Y a plus rien à faire, tu vois bien qu'il n'y a plus aucune vie en elle. Aucune. C'est fini, Chloé, c'est fini. Chloé se tourna vers moi, rouge de sang. Le sang de Fée. Et à mon tour, je me mis à pleurer. Je pris Chloé dans mes bras et elle me serra contre elle. Les larmes coulaient et coulaient, comme si elles voulaient créer un lac protégeant et éternisant le corps de Fée à jamais. Félicie, morte, innocente à 18 ans, la tête explosée sur un terrain vague champ de bataille, boueux par jours de pluie.

- Elle avait raison. Elle avait raison. On va tous y passer, les uns après les autres, dans cette boucherie humaine. Les uns après les autres, à la queue leu leu, une bande de débile qui s'entretue comme des cons. Toi morte, moi morte. Lui, et lui et lui, morts. Puis lui et -, au fur et à mesure qu'elle parlait, elle désignait les personnes concernées du doigt. Sa voix monta d'une octave. , Lui et lui, morts. Et les ennemis ? Morts. Nos amis ? Morts. Nos familles ? Mortes. Les civils ? Morts. Partout des morts morts pour rien. Juste morts. Pour rien du tout ! Elle s'assit au sol, ferma les yeux, ses mains tremblaient. - Pour rien du tout…, répéta – t –elle en murmurant. Un sourire ironique éclairait son visage. - Je suis pathétique. Tellement pathétique. Ironie du sort, c'est celle à qui j'avais promis qu'elle survivrait qui crève en première. Saleté de guerre. Je suis tellement… Tellement… La jeune fille se tut un instant. - Rien à faire. Je suis désolée, mais j'abandonne. Vous aviez raison. Tout ce qu'on peut faire, c'est chialer en attendant de crever. A ce moment – là, l'angoisse a commencé à rejaillir au fond de moi. Quelque chose dans cette scène n'allait pas. N'allait même pas du tout. Quelque chose était … faux. L'abandon de Chloé. Chloé n'avait pas le droit d'abandonner ! Elle ne pouvait pas ! Si elle abandonnait, qu'est – ce qu'on deviendrait ? Et si même elle disait qu'on allait tous mourir, est – ce que… c'était peut - être vrai ? Non ! Non. - Chloé, tu ne peux pas abandonner. - Tu vois bien que si. - Non, je ne vois pas. Je vois juste une fille choquée qui croit qu'elle abandonne alors qu'elle ne peut pas abandonner. Alors non, tu ne peux pas. Fée serait déçue ! - Tu penses… - Bien sûr que oui, idiote ! Alors au lieu de pleurer, donne – nous de l'espoir ! Chloé, s'il – te – plaît, ressaisis – toi ! Parce que si toi tu abandonnes, c'est vraiment fini. - Mais… - Tais – toi ! Pendant quelques secondes, je me souviens que le visage de Chloé s'était renfermé un instant, elle réfléchissait sérieusement à la question. Comme s'il y avait à réfléchir. Elle ne pouvait pas abandonner ! Mais au bout d'un moment, son visage s'était éclaircit. Elle avait souri, son éternelle expression déterminée était de retour dans son visage. - Bien. D'accord. On va y arriver. Elle ferma les yeux. - Mais faut que j'arrête la guerre. D'abord, je l'avais fixée. Bêtement. Chloé voulait arrêter la guerre. Elle était dingue. Tout simplement… dingue. Je soulevai un sourcil, je remarquai que les six hommes attendaient silencieusement la suite. Le plan de Chloé. Celle – ci tourna lentement la tête vers le corps massacré de Fée. Puis, elle la tourna à nouveau vers nous. Puis vers Fée. Puis vers nous. Puis vers Fée. Puis vers nous. Elle fronça les sourcils. - Je vais parler aux chefs. - Aux… Chefs ? Chlo', t'es pas sérieuse, là ! Ils ne vont pas t'écouter, tu vas juste réussir à avoir des problèmes ! - Tu ne peux pas savoir. Personne ne peut savoir. Et faut bien que quelqu'un s'en occupe. Ça ne peut pas continuer comme ça, Sophie. La guerre elle ne va pas s'arrêter comme ça, sur un coup de tête. Et ce n'est pas en restant sur place qu'on va faire avancer les choses.

Elle était partie. Pendant plusieurs jours, on n'avait pas de nouvelle. On ne savait pas si elle était encore en vie, morte, sur le chemin du retour. Si on l'avait écouté ou non, si le massacre de la guerre allait se terminer. Tous les jours, je pensais à elle. Sans Chloé, c'était atroce. L'horreur habituelle, mais sans réconfort et avec le corps de Fée en décomposition à quelques mètres. L'odeur de viande pourrie et de boue humide nous foutait la nausée, à moi et au quatre soldats sui se trouvaient dans le même cabanon et la même tranchée que moi. Ils n'étaient plus que quatre parce que des six de départ, deux avait été transférés autre part. Depuis, plus de nouvelle. Silence Radio. De minute en minute, d'heure en heure et de jour en jour, mon horreur doublait, triplait. Des images cauchemardesques hantaient mon esprit, s'agrippaient à chacun de mes pas, m'attendaient dans chaque coin. Et toujours pas de Chloé.

Un jour, elle réapparut. Comme ça. Rien qu'à sa tête, je sus qu'elle n'avait eu aucun succès. Mais au lieu du désespoir auquel je m'attendais, je voyais cette détermination bien à elle qui avait amplifiée, une lueur immortelle de gloire dans ses prunelles bleues. Une lueur petite, mais présente. Pendant la nuit qui suivit, personne ne dit rien. Chloé s'était assise dans la boue et réfléchissait en fixant Fée. Les sourcils froncés, les lèvres pincées, elle se bornait à trouver une solution.

Le matin, elle n'était plus dans le cabanon. Mon cœur s'arrêta un instant, puis, elle réapparut, cheveux en bataille, visage gorgée d'espoir. - Je sais ce qu'on va faire. Dans sa voix, de la colère. Dans sa voix, une idée. Je déglutis. - Et… Quoi ? Il me semble, qu'à ce moment-là, ma voix tremblait un petit peu. Une mèche de cheveux bruns m'était tombée dans le visage. Chloé m'avait regardé, et j'avais passé cette mèche derrière mon oreille, elle s'était passé sa langue sur ses lèvres sèches. Les quatre soldats arrivèrent. Ils n'eurent même pas le temps d'ouvrir la bouche que Chloé se mit à parler. - Réunissez le plus de soldats que possibles. Vivants et morts. Morts ?, j'ai pensé. Des cadavres ? Est – ce qu'elle était folle ? Je ne le sais toujours pas, je ne l'ai jamais su et je ne le saurais jamais. Des fois, je suis persuadée que oui. Mais d'un autre côté, c'était Chloé. Chloé – la – Farfelue. Chloé, c'était Chloé. Chloé par en – dessous, Chloé par-dessus. Chloé la blonde, Chloé aux yeux bleus, Chloé égoïste, Chloé heureuse. Personne ne pouvait y changer quelque chose, personne ne pouvait la changer. Et personne ne le voulait. Parce que c'était Chloé, Chloé tout court, Chloé bien long, Chloé un point c'est tout. Mais ramener des cadavres pleins de sangs… - Et vérifiez que leur uniforme soit complet. Ensuite, elle se tourna, s'approcha de Fée. Elle lui ouvrit la veste. La veste pleine de sang. L'enleva. Elle ouvrit le chemisier blanc. Le chemisier plein de sang. L'enleva. Elle ôta aussi le débardeur blanc ensanglanté, le pantalon barbouillé de rouge, les chaussures boueuses, le béret bleu foncé viré bordeaux. Elle ramassa les habits, attrapa les chaussures, laissant le corps malmené de Fée nu. Une image grotesque d'une jeune femme, beauté éphémère du corps humain. Nous, on ne bougeait pas. - Qu'est – ce que vous attendez !, siffla Chloé., Allez chercher les autres. J'avais envie de lui dire qu'elle n'était pas la chef, que j'avais peur, que son idée morbide ne me plaisait pas et que ça sentait le plan foireux. Mais je me tus. Je me tus et accompagnée de quatre soldats, je partis à la recherche de morts et de vivants.

La nouvelle se répandit vitesse lumière. En moins de deux, notre bout de tranchée s'était rempli de cadavre empilés et de soldats affamés, désespérés, dégoûtés, dégoûtant et presque morts eux – mêmes. Chloé avait accroché un bout de vieille toile devant l'entrée de notre cabanon. Nous, on l'attendait. Le plan de Chloé, c'était notre dernière chance. On était comme des chiens qui guetteraient un os et notre os, c'était Chloé. Et en même temps, on avait peur. Si maintenant il se passait quelque chose, on était mal. La tranchée était remplie de dizaine, de centaines d'hommes et de femmes qui avaient quitté leur poste pour venir picorer les grains d'espoirs qu'on leur jetait. Brusquement, la toile bougea. Puis Chloé sortit en poussant une caisse en bois. Des centaines de femmes et d'hommes se plaquèrent une main sur la bouche. Des yeux exorbités, des yeux choqués, des yeux comme hypnotisés la fixèrent presque stupidement. C'était bien Chloé, devant nous, mais Chloé avec de la boue dans les cheveux, du sang et de la saleté sur le visage, sur les mains, sur le cou et le décolleté. C'était bien Chloé, mais avec l'uniforme de Fée. Elle monta sur la caisse et commença à parler, fort et distinctement. D'abord, tout le monde plaqua un doigt sur la bouche, de peur que sa voix portante ne provoque une attaque ennemie. Mais de l'autre côté de la tranchée, rien. Chloé se remit à parler et, bientôt hypnotisés par sa voix, médusées par sa détermination, tout le monde se pendit à ses lèvres. - La mort attend à chaque porte, devant chaque lit, dans chaque verre d'alcool, dans chaque tranchée. Elle est toujours là, prête à sauter, sournoise et maligne. Et nous, elle nous attend le plus. Se frottant les mains et la panse à l'idée de ces milliers de soldats en sang, à ces centaines de derniers souffles qu'elle va entendre ! Elle n'attend pas nos chefs, non. Elle n'est pas prête à sacrifier son donneur, elle ne va pas tuer la main qui la nourrit, la mort. Pour un mort riche, elle perdrait des milliards de morts pauvres ! Non, elle n'est pas stupide. Mais nous, nous sombres crétins tapis dans ces tranchées comme des lapins dans leurs terriers tremblant aux pas du chasseur qui s'approche, nous, bande de cons, avec un fusil à la main, nous on est la bouffe idéale pour elle. Sauf que nous, on veut vivre. On veut être libre. Libre comme l'oiseau et vivant ! Mais pour ça, il faut agir. Nous devons agir. J'ai parlé à notre très honorable chef. Il ne veut pas arrêter la guerre, il s'en fout lui, assis dans son fauteuil à quatre milliards d'euros le coin, les morts il en a rien à battre ! Ça pue, ça sert plus à rien, un de plus ou de moins, ce n'est pas ça qui fait la différence. Eux les chefs, ils les oublient, ces pauvres morts. Mais pas moi. Pas moi. Je lui ai dit, qu'il y avait déjà autant de soldats morts que de soldats vivants. Il ne m'a pas cru. Il m'a foutu à la porte alors que c'est moi qui, avec tant d'autres, le protège ici même, de sa propre connerie en tirant sur des innocents ! Alors on va lui montrer les morts pour qu'il nous croie. Sauf que les cadavres, c'est trop lourd. Alors on va prendre le rôle des morts pour rester vivants. A bas la guerre ! Vive la paix ! Chloé leva un poing en l'air, un poing de sang et de saleté. Et d'un seul coup, nous tous, toute l'assemblée réunie, on fit pareil. Il y avait plus de monde qu'avant et brusquement, je vis les ennemis. Ils écoutaient, sans comprendre. D'abord, on hésita. Chloé leur sourit. Et à l'unisson, on leva le bras, ennemis, amis, et à l'unisson on hurla. On allait y arriver. - Eh ! Chloé ! On va faire quoi exactement ? - Faites comme moi. , elle désigna son uniforme, puis les cadavres. , Mettez leurs uniformes. Y a tellement de morts qu'il doit y en avoir une pour chacun. D'abord, on se regarda, indécis. Je ne savais pas si c'était encore un plan à la Chloé, foireux et étrange. Mais quand on vous laisse le choix entre vous habiller en cadavre et devenir un cadavre, vous choisissez assez vite généralement. Je m'approchai de la pile de corps empilés les uns sur les autres et je pris le premier. Une femme. Elle devait être un peu plus grande que moi, d'un ou deux centimètres. Son corps pesait lourd dans mes bras et ses yeux morts et vides, perdus dans le ciel et bruns fixaient un point invisible. Sa bouche était bleue, entrouverte, un filet de sang séché avait coulé le long de sa tête, ses mains glaciales me frôlaient les jambes. Je la posai par terre, et je me mis à la déshabiller. L'odeur de chair en décomposition me fit presque défaillir. Lorsqu'elle était nue jusqu'au sous – vêtements, je m'arrêtai. Un instinct de pudeur et de respect profondément ancré m'empêchait d'enlever les derniers bouts de tissu ensanglanté qu'elle portait sur son corps. J'attrapai la pile d'habits dégueulas et j'allai dans le cabanon. Là, je me dévêtis et mis l'uniforme sanglant. Faillis vomir. L'odeur, le sang, les morts, tout ça me foutait la nausée. Je levai les yeux et regardai autour de moi. Tout le monde avait imité Chloé. Celle – ci se trouvait toujours sur sa caisse en bois morne, assise et souriante, comme une déesse de la mort, les boucles blondes au vent.

On avait un plan. Enfin. Toute la soirée, on avait réfléchi. Pesé le pour, le contre, les risques, les chances de réussites. Mais tout le monde avait fini par être d'accord. On n'a rien sans rien. On allait donc partir vers la capitale dans nos habits de morts, on irait défiler place St – Germain, la tête haute, le fusil en main. Les uniformes au corps, on attendrait les chefs. Et après, on tirerait. Pas sur les innocents, non, on n'est pas des meurtriers. Mais sur les « chefs ». Les dictateurs. Sur Madame Maure qui avait commencé la guerre, par exemple. « La Mort », qu'on la surnommait. Elle portait bien son nom, cette aiguille à tricoter surmonté d'un éternel chignon grisonnant. Elle fallait qu'on s'en débarrasse. Peut – être qu'on n'arrêtera pas la guerre, mais au moins, on aura arrêté quelques vies inutiles et dangereuses.

Mes pieds claquaient durement sur le sol. On y était. On y était. La peur commença à me tenailler. C'était peut – être notre fin. Notre mort. Pendus sur la place publique, voilà comment ça allait finir. L'image des corps pendouillant… J'avais peur. Tellement peur. Tellement, tellement peur. Une main chaude se posa sur mon épaule, une main réconfortante et pleine d'espoir. - Sophie ? Ne t'inquiètes pas, tout va bien se passer. Son sourire chaleureux me réconforta. Je repris confiance. Je lui souris à mon tour. Je me souviens encore de ce sentiment de puissance qui m'avait submergé. J'avais continué à marcher, la tête haute et le regard fier.

Les gens nous regardaient défiler, baissaient leur regard ou se détournaient carrément. C'est que les bons citoyens ne voulaient pas être mêlés à cette cochonnerie de guerre, après tout, ce n'était pas leur faute, ni leurs affaires. Un silence oppressant flottait dans l'air. Un silence incertain, écrasant. On aurait pu entendre une mouche voler. Finalement, on était arrivée, des centaines d'hommes et de femmes pleins de sang et de saleté, tous réunis place St – Germain. Devant nous, le palais tout marbre et d'or. On n'hurlait pas une devise stupide, non. On attendait. On attendait. Et on attendait encore. Au bout de quelques heures, une femme se montra au balcon. Les cheveux en chignon gris, maigre comme un clou, robe noire, visage supérieur et sévère. « La Mort ». Elle ne disait rien, nous fixait seulement de ses petits yeux noirs malsains. Pas un « bonjour », « merci », « bon travail ». Même pas un « merde ». Juste cet air supérieur et détestable. Autour de moi, des murmures fusaient. Des grognements, des insultes. Moi, je sentais seulement ma colère. Pour qui elle se prenait pour nous regarder de haut, du haut de son petit balcon cucu la praline ? Pour qui elle se prenait, cette dame, qui envoyait des milliers de personnes à la mort ? Ma rage enflait. Cette conne, elle pourrait au moins nous remercier de crever pour elle dans la crasse et le sang ! On ne le faisait pas pour notre plaisir, tout de même, on le faisait à cause d'elle ! Le monde devint rouge, mes mains tremblaient, je regardai mon fusil, je le levai, je visai, fallait qu'je vise sa tête à cette sale… Pam ! Comme une poupée de cire saignante, Madame Maure tomba du balcon, l'or précieux tâché de rouge.

Chloé avait tiré. Froidement, brutalement, sans hésitation. D'autres chefs sortirent sur le balcon pour voir ce qu'il se passait. Elle tira encore une fois. Deux fois. Trois fois. Comme des mouches, les « chefs » chutaient de leur balcon. Poussière ils étaient, poussières ils redevenaient. Brusquement, je sentis que mon cœur se mit à cavaler. Devant moi, le corps de « La Mort ». Raide morte, touchée deux fois. Chloé avait bien visé. Elle avait reçu une balle dans la tête et une dans le ventre. Comme Fée. Exactement comme Fée. Maure avait aussi le même regard vide, avec une touche de peur au fond des pupilles dilatées qui fixait le ciel craintivement. Et maintenant, elle était là, au milieu de gens haineux, une haine qu'elle avait provoquée elle – même. Et maintenant elle était là, La Mort allongée morte, place St – Germain.

Après, il y a comme un grand blanc dans ma tête. Je me souviens vaguement que des hommes étaient venus. Ils avaient attrapé Chloé, d'autres hommes, d'autres femmes, mais moi, ils ne m'ont pas pris. Des cris fusaient, des coups de fusils aussi, moi je ne bougeais pas, je voyais seulement Chlo'. Elle n'hurlait pas, ne se débattait pas, elle restait même très calme, un mannequin sans expression visible. Seuls ses yeux trahissaient sa panique intérieure. Seules ses lèvres remuaient, m'hurlaient un ordre silencieux. Cours ! Et quand Chloé disait quelque chose, on le faisait. Point barre. Je me suis retournée et j'ai couru. J'ai poussé des hommes, j'ai poussé des femmes, mes pieds sur le pavé, mes cheveux au vent. J'entendais les coups, les cris, les pleurs. A côté de moi, les maisons défilées, les rues, les gens, seuls le ciel gris continuait à peser au – dessus de moi. Je courais, courais, courais, sans m'arrêter, même si j'avais mal aux pieds, mal au cœur et du mal à respirer. Parce que je savais pertinemment que si je m'arrêtais, j'arrêtais ma vie. Je signais mon arrêt de mort. Alors je continuais à avancer, sans savoir où j'allais, l'uniforme sanglant détrempé de sueur et collant à mon corps.

- Eh ! Elle s'est réveillée, la gamine ! J'ouvris lentement les yeux. Ma tête semblait peser quatre tonnes, tout mon corps était douloureux. Deux soldats étaient penchés au – dessus de moi, souriant, et me tendaient de l'eau. Je sentais la sueur me coulait le long du front. - Petite, tu nous comprends ? Ma gorge était sèche, aucun son ne sortit de ma bouche alors je fis « oui » de la tête. Je baissai les yeux. Ils m'avaient changé, nettoyé et allongé sur un lit. Un lit dur comme de la pierre, froid et inconfortable mais un lit quand même. - Comment tu t'appelles ? - Sophie. , j'ai murmuré, toujours sans voix. A l'intérieur de mon corps, je me sentais vide. Fée était morte. Ils avaient Chloé. Chloé qui avait tué plusieurs des dirigeants du pays. Qu'est – ce qu'on faisait déjà aux meurtrières, surtout si elles avaient tué des gens de « cette importance » ? Ah oui… La corde… Place publique… La corde au cou… Sois gentille, ma petite fille, si tu ne veux pas finir en pendu… Pendue pendante pendant l'hiver et l'été, pendue pendante accrochée… Chloé… Pauvre petite Chloé… Pauvre petite Chloé qui allait être pendue comme une poupée de cire par – dessus les toits… - Sophie ? Sophie ! Mon vide intérieur essaya de se concentrer sur la voix. - Gamine, qu'est – ce qu'il se passe ! Pourquoi ne me comprenaient – ils pas ? Ne voyaient – ils pas que Fée était morte et que Chloé allait pendre au bout d'une corde ? Ils ne le voyaient pas, ça ? Je me mis à pleurer. A pleurer et à pleurer, inutilement, les larmes ne rendent pas la vie. Pourquoi ? Pour une énième fois, cette question me revint, ce petit mot martelait dans ma tête. Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ? - Sophie, calme – toi, respire. Mes pleurs m'étouffaient, ma vue se brouillait… - Putain ! Un soldat entra en trombe dans la tente rudimentaire. - Maure et quelques autres grands viennent de se faire défoncer ! L'homme qui essayait de me calmer se tourna brusquement vers l'arrivant. - T'es pas sérieux. - Je te jure. Paraît que… Oh merde ! La gamine, il me montra du doigt, elle a dû y être ! Elle n'était pas plein de sang, par hasard ? - Si…Et ? - Justement ! Il y a environ 1500 soldats qui sont allés place St – Germain avec des uniformes de soldats morts, plein de boues et de sangs ! Je tournai la tête. Les larmes séchées sur mes joues et dans les yeux des deux hommes, je vis de la joie et de la peur. - Peut – être… Peut – être qu'ils vont arrêter la guerre… - Je n'en sais rien. Mais… Brusquement, je vis que le visage du soldat arrivant changea. - D'ailleurs, tu sais qu'ils vont pendre une des gamines qui a organisé tout ça ? A ce moment – là, mon cœur avait accéléré. « La gamine », je savais qui c'était, mais je ne voulais pas l'admettre. Lorsque l'homme chercha le nom de cette « gamine », mon corps se raidit, des espérances inutiles firent battre mon cœur plus vite. Ne dis pas Chloé… Ne dis pas Chloé… Pas Chloé… Pas Chloé… Pas Chloé ! - Cléo… Non Clara… Non attends… Zoé … Ah voilà, Chloé quelque chose. Mon cœur ralentit. Boumboumboumboumboum. Boumboumboum. Boumboum. Boum. Boum. - Vous savez comment elle va mourir ?, j'ai demandé en murmurant. Ma voix sonnait fausse, venait de loin. - Pendue. Ce soir même. J'avais eu raison. Pendue pendante par – dessus les toits. Les toits jolis, ma toute divine, l'habitat des méchantes filles pendues, coquines, leurs jolies têtes au bout d'un fil. Chloé s'était trompée. Elle allait mourir. Tout ça pour rien, pour rien du tout ! Chloé, Chloé… Idiote de Chloé… - Je veux y aller. Les deux hommes se regardèrent. Puis, ils tournèrent leurs têtes vers moi. - Tu veux… y aller ? - Oui. - Tu la connaissais ? - Oui. - Vous étiez proches ? - Oui. - Et tu veux aller voir comment… on la pend ? - Oui. - C'est sadique ! - Non. Je voudrais juste la revoir. Une dernière fois. Une toute dernière fois… Les soldats hochèrent la tête, l'un se passa une main sur sa tête rasée. Ils ne me comprenaient pas vraiment, ne comprenaient pas comment on pouvait vouloir assister à la pendaison d'une amie. Mais au fond d'eux, ils sentaient que pour moi, c'était important de revoir Chloé. Pourquoi, ils l'ignoraient, mais ils savaient que je devais y aller. Crâne rasé me sourit ironiquement. - Lève tes fesses, gamine. On y va.

La place publique était bondée. Vraiment bondée. Au milieu, sur le trépied de la mort, Chloé. On lui avait fait mettre une longue robe grise avec des rayures noires, une longue robe grise, triste et terne. Mon cœur se resserra, des images défilaient devant mes yeux. Chloé souriante, Chloé courant devant, Chloé grimaçant, Chloé courant derrière, Chloé argumentant, Chloé qui pleure, Chloé qui aime, Chloé qui rit, Chloé qui meurt. Mes larmes réapparurent. Elles coulaient à flots. Je fixai Chloé en hoquetant, j'aspirai chacun de ses gestes dans ma mémoire sachant que bientôt, elle n'en ferait plus. Brusquement, son regard croisa le mien. A travers la foule, malgré les centaines de personnes rassemblées, on s'était retrouvée. Un homme cagoulé s'approcha d'elle, mais ses yeux ne me quittaient pas. - Une dernière chose à dire ? , tonna – t – il. A ce moment – là, Chloé n'a rien dit. Elle m'a juste regardé. Elle a levé son bras. A agité sa main, pour me faire signe. Une larme avait coulé de ses yeux, mais elle souriait, et je lui souriais aussi, moitié sourire, moitié en pleurs. A travers la foule, à travers tous ces gens venus observer son exécution comme on regarde une pièce de théâtre, à travers ces gens cruels, elle a crié. - Sophie ! Je t'aime ! Des larmes continuaient à lui rouler le long des joues lorsque le bourreau la fit monter. Encore quelques secondes. Chloé m'a regardé une dernière fois, ses yeux pleins de perles salées, elle m'a souri une dernière fois. Le bourreau lui passa une corde au cou. Je mis mon poing dans ma bouche pour ne pas hurler ! Chloé ! Le bourreau s'approcha du levier de la mort et Chloé ferma les yeux, montra son visage au ciel et le soleil apparut à travers les nuages pour l'éclairer d'un fin rayon de lumière. A ce moment – là, le bourreau abaissa le levier. Je vis sa nuque se casser et se fut finit. Chloé pendait là, comme une poupée inerte. Seules ses larmes gouttaient encore lentement, comme des gouttes de sang, sur le trépied en bois.

Sois gentille, ma petite fille Si tu ne veux pas finir en pendue.Pendue pendante pendant l'hiver et l'été Pendue pendante accrochée Pendue pendante par – dessus les toits. Les toits jolis, ma toute divine, L'habitat des méchantes filles, Pendues coquines, Leurs jolies têtes au bout du fil. Sois gentille, ma petite fille, Si tu ne veux pas finir en pendue, Accrochée, mortes, elles se balancent Dans une danse pendouillante, La corde au cou, la mort au ventre, Elles se balancent au gré du vent. Sois gentille, ma petite fille, Si tu ne veux pas finir en pendue. Du haut de leur corde par – dessus les toits, Elles te sourient, ces sournoises gamines, Pendues pendantes, pendues coquines, Leurs jolies têtes au bout du fil.

Chloé était morte. Après sa mort, il y eu d'autres révoltes. On renversa le gouvernement, l'armistice fut signé, la guerre arrêtée et on célébra la paix. On célébra Chloé, aussi. Grâce à elle, les gens avaient osé se révolter. C'était elle finalement, à qui on devait la paix. Elle devint l'héroïne nationale, Chloé, meneuse de la « révolte des uniformes sanglants ». Mais dans ma tête, il restait cette image de poupée à demi – souriante pendant au bout d'une corde. Cette image me poursuivait. Chloé me poursuivait. Des fois, je la croisais au milieu de la foule. Elle me regardait, puis sa nuque se cassait en arrière. Elle hantait ma vie, me montrait de son doigt mort. « Je t'aime ! » hurlait – elle d'un ton accablant, comme pour me dire qu'on aurait dû mourir ensemble.

Les yeux rivés au loin, je regarde le ciel gris, les mains posées sur la barrière en bois sombre et morne. Une barrière entre le pont et l'eau sauvage, une barrière entre la vie et la mort. Je ferme les yeux, je sens le vent dans mon visage, le soleil sur ma peau. Je repense à Chloé. Je repense à Fée. Je repense à nous trois ensembles, je repense à la mort, je repense à la vie. L'eau en –dessous de mes pieds s'active, je baisse le regard. Il fait froid, le courant est fort. Je m'assois sur la barrière. Je défais méticuleusement mon chignon en désordre, j'observe la brume matinale qui semble envelopper le paysage dans un nuage de coton. Je pose un pied tremblant sur la balustrade en bois. Elle grince. Puis, je pose le deuxième. Mes yeux sont fermés, mon visage souriant, mes bras écartés, comme pour s'envoler, pour serrer quelqu'un contre soi, comme pour des retrouvailles. Mes cheveux flottent derrière moi, comme un halo, éclairés par la lumière du soleil qui doucement apparaît. - Je reviendrai. , je murmure.

Ses pieds ne touchent plus le bois morne. Ses cheveux ne flottent plus au vent mais à la surface de l'eau. Et avec un grand sourire, elle avait sauté, coulant dignement et doucement au fond de la rivière mouvementée.

Retrouvailles

Entourée de chevaux sauvages, de fleurs multicolores, de sable chaud et de lacs turquoises, trois jeunes filles habillées de blancs discutent. L'une s'appelle Fée, l'autre Chloé et la dernière, Sophie. Souriante, elles parlent de paix, d'amour et d'amitié. Et dans ce monde de prairies fleuries et de bonheur, Sophie avait retrouvé Fée, Sophie avait retrouvé Chloé. - Chloé, tu as arrêté la guerre. , murmure – t – elle. Chloé sourit. Son cœur est maintenant rempli de bonheur. Plus jamais de souffrance, de guerre et d'horreur. Elle se tourne vers le ciel, elle murmure « j'ai réussi ! ». Les yeux pleins d'étoiles, d'idées et d'étincelles elle sourit.

L'histoire de guerre et d'amitié est difficile à croire Mais tant que le monde aura des enfants, Des mères et des mères – grands, On en gardera la mémoire.

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