CHRISTIANE

Georges André Quiniou

Un couple qui se déchire. Un homme qui disparaît tragiquement. Au cœur de ce drame il y a Christiane. Elle paiera finalement très cher une vérité qui achèvera de la détruire.

DU MÊME AUTEUR

 

UN POLICHINELLE DANS LE TIROIR, nouvelle, 2011.

LE TAILLEUR NOIR, nouvelle, 2009.

LE PARADISE, roman, 2005. Éditions « Livres KA », 2009.

L'ABSENTE, roman, 2001.

YASMINA, nouvelle, 1994.

PALACE-HÔTEL, roman, 1993.

RUE DES CARMÉLITES, nouvelle, 1992.

LA MAISON SOUS LA PLUIE, roman, 1992.

LE REFUS, nouvelle, 1992.

TROIS COUSSINS JAUNES, nouvelle, 1991.

L'OLYMPE, roman, 1990.

RENDEZ-VOUS PLACE DE LA VICTOIRE, nouvelle, 1989.

GARE DE L'EST À CINQ HEURES, nouvelle, 1986.

LAGADU, nouvelle, 1983.

TRAIN CORAIL, nouvelle, 1982.

LE ROI ET LE ROYAUME, nouvelle.

LE VOYAGE, nouvelle.

SUR LE SABLE AU SOLEIL, nouvelle.

 

Site officiel de l'auteur :

http://ga.quiniou.pagesperso-orange.fr



I

 

  "SALAUD !... SALAUD !"

L'homme continue à frapper; des gifles l'une sur l'autre, à toute volée. Elle hurle, mais sa voix s'éraille, se brise en sanglots noyés de larmes. De ses deux coudes levés, elle protège comme elle peut son visage, et hurle. Elle vacille, d'un côté, de l'autre, sous la violence de chaque coup. Il frappe ; bave de colère sous l'effort, lui crache, à son rythme ahanant de bûcheron : "C'est toi la salope !... c'est toi !" Et il cogne. Elle s'est laissée tomber sur le tapis de haute laine blanche, à demi dressée sur un coude, l'autre bras tendu vers lui dans un geste dérisoire d'imploration et de défense. Elle a cessé de crier, tout le buste renversé en arrière secoué de brèves convulsions. Déformée en un rictus goyesque, sa bouche ne laisse plus échapper qu'un sourd râle continu ; entre deux spasmes, elle tente d'articuler d'inintelligibles supplications : "Arrête... Arrête, Georges... Mais arrête..." Il a arrêté lorsqu'elle est tombée, démuni soudain de ne plus rien sentir sous sa main, hébété de fureur, haletant. "Lève-toi, gronde-t-il, Lève-toi, bon Dieu !" Mais elle reste au sol, prostrée, les deux mains enfouies dans la laine épaisse que ses doigts crispés malaxent machinalement. Elle reprend souffle, le dos encore soulevé parfois du hoquet d'un sanglot. Ses longs cheveux noirs traînent sur le tapis, masquent entièrement son visage. Il n'a pas baissé les yeux vers elle ; il s'est campé devant la baie vitrée que les voilages, tirés, ouvrent largement sur la ville. Les mains derrière le dos il contemple les toits, s'efforce de retrouver peu à peu son calme. Le ciel est bleu, intense. La fraîcheur climatisée de l'appartement donne au soleil de juillet toutes les apparences d'un spectacle lointain. On ne perçoit même pas, en bas, l'activité ralentie de la ville que l'été a vidée. Il se calme. Christiane, derrière lui, ne fait plus aucun bruit, mais il ne veut pas encore se retourner. Il sent maintenant l'échauffement de ses paumes d'avoir frappé si dur, si longtemps ; elle aussi doit être brûlante sous ses larmes, sous ses larmes qui sèchent. Là-haut, l'éclatante traînée blanche d'un avion griffe lentement la profondeur bleue. Christiane a bougé : rien qu'un froissement de sa robe légère et à nouveau le silence. Il ne se retournera pas ; pas avant que la trace scintillante, là-haut, ait fini de barrer tout le ciel.

  Dans son dos, Christiane s'est relevée sans un bruit. Elle ramasse les souples escarpins beiges qui avaient roulé sous la table du salon et les dépose avec soin devant le canapé où elle s'assied, pieds nus. Alerté par un crissement moelleux du cuir, Georges a tourné la tête, mais elle ne l'a pas vu. A demi allongée sur le grand canapé blanc, les bras abandonnés le long du corps, elle regarde droit devant elle ; sans doute ne voit-elle rien d'autre que le spectacle intérieur d'un torrentueux tumulte de sentiments et d'émotions chaotiques. Elle respire lentement, avec force ; elle récupère. La peau délicate de ses joues, si blanche, porte les stigmates vulgaires des gifles qu'elle a reçues, d'horribles marbrures lie de vin, proches de l'ecchymose. Ses lèvres fines ont gonflé, se tuméfiant d'avoir tant pleuré, crié. Elle ne s'est pas souciée de rabaisser sa robe et ses cuisses, découvertes, s'étalent sur le cuir blanc, pâles mais galbées à merveille. Il n'a fait que l'entrevoir, par un mouvement de tête involontaire, et s'est aussitôt retourné vers la fenêtre mais cette image, plus présente que l'imperturbable progression, là-haut, de l'escargot céleste, ne le quitte plus : Christiane et son visage meurtri. Qu'il faut du temps à cet avion pour traverser l'espace d'une ville ! Il s'appuie du coude au montant d'aluminium de la baie et cherche, en bas, dans la profondeur des rues, ce qui pourrait lui rappeler qu'il appartient à ce monde. La circulation silencieuse, ralentie par la distance, de ces modèles réduits d'autos dont les feux de stop s'allument, s'éteignent en série, le déplacement grégaire et sans raison des minuscules piétons dans l'extrémité d'avenue qu'il aperçoit, tout lui fait sentir qu'il est seul, seul de son genre et de sa condition, seul de cette taille normale d'être humain qu'il partage avec Christiane en haut de leur vingtième étage ; au même niveau, Christiane et lui, seuls.

  "Georges..."

  C'est elle qui l'appelle, elle qu'il vient pourtant de battre avec une incontrôlable sauvagerie, dont le visage ravagé ne cesse de se présenter à ses yeux. Il n'aura pas besoin d'attendre que l'avion ait fini son tracé. Il vient vers elle qui ne le regarde pas ; s'assied près d'elle, comme elle, les bras inertes, privés d'usage, le long du corps. Comme elle, il laisse son regard fixé dans le vague droit devant lui, peut-être sur ce tableau abstrait aux larges plages de bleu et d'ocre qui occupe tout le mur du fond du salon et qu'ils avaient acheté ensemble dans une vente publique à l'époque où c'était leur dada. Puis il sent sa main sur la sienne ; elle lui a pris la main, leurs deux mains qui traînaient côte à côte. Elle ne le regarde pas ; lui non plus ne veut pas voir son visage, pas encore, pas avec cette main sur la sienne. Il regarde le grand tableau abstrait qu'il aimait, qu'elle aussi a aimé : il est vide. Il entend sa voix ; il sait qu'elle parle parce qu'il entend sa voix, douce, basse, un peu rauque et lasse :

  "Tu peux me frapper encore, si tu veux... Je te donne le droit de me frapper... puisque je ne peux pas le faire moi-même..."

  Sa main reste sans vie sur la sienne, posée seulement, à peine posée ; et il laisse aussi la sienne immobile. Il ne répond pas. Frapper, il ne le pourrait plus, ne le veut plus ; à quoi bon la frapper ? Cela changerait-il quoi que ce soit ? Il est trop tard désormais. C'est parce qu'il est trop tard qu'ils restent ainsi sans mouvement tous les deux. Le soleil, généreusement, les enveloppe d'un grand rayon oblique et réchauffe toute la pièce, entièrement blanche, d'une lumière dorée qui ne les réjouit plus. C'est l'heure à laquelle, d'ordinaire, ils se servent d'un commun accord deux Martini, ici, sur cette table, assis dans ce canapé comme maintenant, pour le simple plaisir de voir tourner la glace dans le liquide ambré.

  "Dis quelque chose, au moins, dis-moi quelque chose..., reprend-elle, tu ne vas pas me laisser parler toute seule comme ça."

  Elle n'a pas bougé ; lui non plus. Il ne la voit pas, mais l'entend ; la sent contre lui ; un intense rayonnement qui lui brûle le côté, et cette main légère, trop légère, sur la sienne ; et le silence, retombé entre eux comme un mur.

  "Je n'ai rien à te dire, lâche-t-il enfin, rien.

  — C'est bien pire que les coups, dit-elle, tu ne te rends pas compte. J'ai tellement de choses à te dire, moi, tu sais bien...

  — C'est inutile."

  Sa voix atone, sans réplique, le surprend lui-même, mais c'était exactement ce ton-là qu'il voulait. Christiane ne répond plus ; elle respire très fort pour tenter de maîtriser un nouvel accès de larmes ; puis le siège tremble, imperceptiblement, lorsque débordent les sanglots étouffés. Il fixe le camaïeu de bleu du grand panneau en face et cette large rayure ocre qui le traverse, évocation peut-être de la mer et du sable ; le soleil atteint à présent le bas du tableau. "Christiane, pense-t-il, Christiane, Christiane...", mais il ne le dit pas. Pourquoi donc reste-t-il assis auprès d'elle sans lui accorder un regard, sans parler, sans rien faire, dans cette attitude ridicule d'adolescent boudeur ?

  Il se lève, se retourne et la voit : de la main qu'il vient d'abandonner elle a lissé un pan de sa chevelure et porte sur lui ses yeux bleus clairs, mouillés. Elle est à demi allongée, dans la position où elle s'est assise tout à l'heure ; sous le désordre de sa robe il perçoit le triangle blanc de son slip et se penche pour rabattre, agacé, le tissu d'un revers de la main. Elle comprend ; elle tire la robe sur ses genoux et se rassied au fond du canapé ; elle a gardé les yeux levés vers lui :

  "Georges..."

  Mais il vient de tourner le dos. Il se dirige vers la cuisine sans un mot puis revient, quelques instants plus tard, avec le plateau et les verres, la bouteille de Martini, la glace. Il dépose tout sur la table de marbre et les sert ; se rassied, prend son verre sans au préalable lui tendre le sien.

  "Je n'en prends pas, dit-elle lorsqu'elle le voit faire tinter le glaçon d'un léger mouvement rotatif du poignet.

  — Moi j'en prends", rétorque-t-il, mais il continue de contempler sans boire les jeux de la lumière dans son verre. Et le silence s'installe encore. Christiane s'est penchée pour remettre ses chaussures ; il observe à la dérobée le tombant de ses cheveux sur son épaule et son bras nus.

  "Comment peux-tu faire ça ? a-t-elle murmuré en se redressant.

  — Faire quoi ?

  — Ce que tu fais-là : boire tranquillement ton Martini comme s'il ne s'était rien passé.

  — Je ne bois pas tranquillement... Et s'il s'est passé quelque chose, qui en est responsable ?"

  Elle se tait ; il n'y a rien à répondre. Il la regarde maintenant : elle mordille les ongles de sa main droite, les yeux fixés sur la table basse où le soleil allume en vain les feux chatoyants de son verre intact. Les meurtrissures de son visage prennent leur aspect définitif : bien circonscrites à présent ; partout où il n'a pas frappé la peau retrouve son teint normal ; ses lèvres déjà commencent à dégonfler ; restent ces longues marbrures bleuissant, pareilles aux marques qu'aurait laissées l'étreinte d'une bête. Il se penche pour saisir le verre et le lui tendre :

  "Bois !"

  Elle fait non de la tête.

  "Je te demande de boire."

  Elle prend alors le verre et leurs doigts, par mégarde, se frôlent. Lentement elle tourne la tête vers lui, déglutissant avec difficulté une gorgée, les yeux droit dans les siens :

  "Je ferai tout ce que tu veux, Georges ; mais dis-moi seulement ce qu'il faut faire...

  — Il n'y a plus rien à faire ; c'est comme ça."

  Il voit ses yeux s'agrandir, des yeux fous, et elle se laisse aller contre son cou, pose sa main droite qui tient le verre sur son épaule et sanglote :

  "C'est pas vrai, Georges ! C'est pas vrai ! il y a toujours quelque chose à faire ; on n'est tout de même pas les premiers !"

  Il n'a pas un mouvement, ni pour la repousser ni pour l'accueillir ; il lève seulement un peu le bras pour tenir son Martini à l'écart :

  "Moi, si !... Fais donc attention à ton verre et reste à ta place, tu veux bien ?"

  Elle arrête net de pleurer et se détache de lui ; elle reprend sa place comme il l'a demandé sur le canapé. Cela fait beaucoup plus mal que les gifles et pourtant les joues lui cuisent maintenant bien plus qu'elle ne l'aurait cru. Elle a croisé les bras et tient le Martini devant elle ; elle reste le fixer sans rien dire. Presque à l'horizontale, le soleil inonde tout le salon d'un radieux embrasement.


 

 

 

II

 

  Georges s'éveille tôt ce matin. Un petit jour perce à peine à travers le volet roulant de la chambre ; il ne doit pas être plus de six heures. Christiane à son côté dort, étendue sur le dos. Dans la pénombre il peut distinguer le visage angélique, aux traits purs et détendus, qu'ont souvent les femmes au plus profond de leur sommeil. Elle respire calmement, longuement, son souffle semble l'exhalaison du flot de ses cheveux défaits. Il s'est dressé sur un coude pour mieux la contempler. Elle dort comme elle dormait autrefois, comme dormait son amour, sans que rien n'ait changé, le drap léger remonté jusqu'au cou malgré la torpeur de la nuit. Il se rallonge à son côté, sur le flanc. Avec la tendre délicatesse qu'il pensait avoir oubliée, il lui pose une main sur la cuisse et caresse, remonte doucement sur la cuisse jusqu'à l'aine et frôle, de la conque de sa paume, le fouillis touffu du pubis. Elle geint sans s'éveiller ; peut-être a-t-il déclenché en elle quelque rêve ultime aux frontières du sommeil matinal. Puis elle ouvre les yeux maintenant qu'il a glissé sa main dans la chaleur de l'entrejambe en un attouchement plus précis. Elle découvre le monde en même temps que ces doigts sur son sexe, et regarde, étonnée, pas tout à fait sûre encore de ce dont elle prend conscience.

  "Georges, qu'est-ce que tu fais ?

  — Je te veux, simplement.

  — Mais pas maintenant, enfin! je dormais, tu m'as réveillée... Pour qui tu me prends ?"

  Elle roulait déjà sur le côté pour retourner au sommeil, lorsqu'il lui empoigne le pubis et la remet sur le dos.

  "Pour ce que tu es : une traînée, non ?"

  Il l'entend ravaler sa salive et elle reste immobile, réduite à sa honteuse docilité.

  "C'est bien ça ? répète-t-il, je ne me trompe pas : une traînée ?"

  Il ne peut voir, dans l'ombre, monter les larmes de ses yeux. Elle ouvre un peu les cuisses pour mieux qu'il la caresse, durement, tendrement, durement, elle ne sait ; et lui ne sait pas non plus si c'est la rage ou le désir, peut-être encore l'amour, qui l'incite à faire ce qu'il fait ce matin. Et puis la chair comme toujours manifeste ses droits, lorsqu'elle commence à geindre, l'implore, par un souffle, dans son agitation naissante : "Embrasse-moi, au moins...", lorsqu'il l'embrasse enfin en se coulant sur elle, ému soudain de rencontrer cette tiède humidité sur ses joues.

  Elle s'est abandonnée, heureuse, à l'éphémère illusion d'avoir effacé le passé, et s'ouvre largement à la poussée brûlante qui la pénètre.

  Elle se lève la première, n'enfile que la fine chemise de nuit en nylon qu'elle avait laissée sur le bras du fauteuil tellement il faisait chaud hier soir. Les volets, que Georges n'avait pas déroulés à fond, filtrent, par les interstices entre leurs lames, un soleil que l'on sent déjà haut et chaud ; de petites taches lumineuses parsèment le désordre du lit où Georges dort encore, feint de dormir, paresse, le torse découvert. C'est un matin d'été oisif comme elle en a connus beaucoup, matin vide, en suspens, abstrait de l'ordre des activités du monde ; il n'était pas rare ces matins-là qu'ils retournent après le petit déjeuner dans la pénombre protégée de leur chambre close ; midi sonnait aux églises de la ville qu'ils venaient seulement de passer leurs peignoirs et se préparaient un en-cas sur le pouce, dans l'éblouissement d'un jour qu'ils avaient laissé les surprendre.

  Christiane s'est levée la première, confiante, ce matin, dans la force de leur amour malgré les mots de Georges tout à l'heure qui n'étaient, elle s'en persuade, rien d'autre qu'une réaction naturelle de l'amour-propre blessé de l'homme, elle s'en persuade, une réaction qu'elle ne peut qu'accepter et subir, qu'elle mérite ; n'aurait-elle pas ressenti la même chose si ç'avait été lui qui... Elle regarde Georges dormir. Elle sait qu'il ne dort pas mais suit à l'oreille tous ses gestes, ses déplacements ; peut-être même à son insu profite-t-il, entre ses cils, de la transparence du fin tissu qui la couvre et bondira-t-il sur elle tout à coup, en riant comme il faisait parfois. Elle contourne le lit et s'arrête dans le jour tamisé de la fenêtre pour mieux voir son visage : il dort ; il sait même parfaitement imiter la respiration lente et régulière de celui qui dort pour de bon. Christiane sourit de tendresse et d'espoir retrouvé en quittant la chambre pour préparer leur petit déjeuner. C'est la première fois depuis une semaine, depuis ce jour où..., que Georges enfin la désire et la prend.

  Elle s'en doutait : le voici qui arrive ; dès que lui sont parvenus les arômes du café, il s'est levé. Il arrive en laçant, comme d'habitude, le cordon de sa robe de chambre en tissu éponge et s'assied de biais, le coude sur la table. Il pose sur la silhouette diaphane de Christiane qui le sert, dans l'atmosphère radieuse de la cuisine, un regard froid de connaisseur. Et elle a peur, elle qui s'est toujours plu à le laisser ainsi deviner ses formes, elle a peur car ce n'est plus elle qu'il regarde.

  "Qu'est-ce qu'il y a, Georges ? Je n'aime pas que tu me regardes de cette façon.

  — Comment veux-tu que je te regarde ? Une femme comme toi dans une tenue pareille!

  — Mais j'ai cette chemise de nuit depuis trois ans... ce n'est pas la première fois que je la mets!"

  Il tourne consciencieusement son café et réplique sans détourner les yeux :

  "ça je le sais! mais c'est peut-être la première fois que je te vois vraiment comme tu es."

  Il y a sûrement longtemps que le sucre a fondu et il n'arrête pas de tourner cette cuiller qu'il fait racler et tinter dans son bol. Elle s'est assise face à lui, rejetant de deux gestes souples ses cheveux derrière ses épaules. Elle aussi prend un sucre et commence à tourner lentement le café noir corsé qu'elle fait tous les matins. Elle avait pourtant cru que c'était fini, qu'ils allaient vivre comme avant, avec peut-être seulement derrière eux cette tache, surgie un jour, qui s'éloignerait peu à peu, s'amoindrissant avec la distance, comme s'estompe sur le velours d'un fauteuil l'accident d'un soir de fête, à force de lavages prudents et répétés, à tel point que sa trace obsédante finit par faire partie du meuble et se faire oublier. Elle lève les yeux résolument et décide de l'affronter cette fois, elle ne peut plus supporter ce qu'elle endure depuis huit jours, huit jours d'humiliations, de rebuffades et d'allusions :

  "Mais enfin, je suis comment ? Je n'ai tout de même pas changé! je suis toujours la même...

  — Pas pour moi", fait-il du ton le plus neutre.

  Il se met à beurrer un de ses toasts, avec le même détachement que si la conversation portait sur le chat du voisin ou la nouvelle voiture d'un couple d'amis.

  "Mais ce matin, quand tu m'as réveillée, t'as bien trouvé que j'étais toujours la même, non ? c'est toi qui as voulu faire l'amour...

  — C'est qu'il y a des femmes faites pour ça, hein ?

  — Ce n'est pas possible, Georges! — elle se sent une fois encore près des larmes, mais elle ne pleurera pas — Ce n'est tout de même pas parce que j'ai couché bêtement une fois ou deux avec un type que toute notre vie va être fichue en l'air!

  — Ce n'était pas "un type", dit Georges.

  Son toast est resté suspendu à mi-chemin de sa bouche ; il fixe d'un air absent les boutons charnus des seins de Christiane, trop visibles sous le tissu si fin. Elle a posé sur la table sa main qui tient la cuiller sans prendre garde au café qu'elle répand sur le formica blanc.

  "Mais puisque je te dis que si! Pour moi c'est un type, c'est n'importe qui! C'était un hasard, je te l'ai dit. Je me fiche pas mal de lui, tu entends ?... Écoute, je reconnais que j'ai tort, je suis prête à faire n'importe quoi, mais essaie tout de même de comprendre...

  — Ce n'était pas "un type", insiste-t-il haussant le ton, ne fais pas l'innocente. C'est Paul... Paul et Ghislaine sont des amis, non ?"

  Il la regarde dans les yeux de la même étrange façon qu'il regardait ses seins : au-delà d'elle-même ; elle a l'impression de ne plus exister, d'avoir perdu consistance ; se sent transpercée, transparente. Il croque enfin le toast craquant sans détourner le regard, tranquillement, et c'est elle qui baisse la tête vers son bol, y retrempe sans raison sa cuiller et la tourne machinalement avant de beurrer aussi une tartine, grattant longuement le beurre sur sa tranche de pain grillé qui finit par casser avec un bruit sec. Georges lui parlait ; il avait repris ce ton anodin de couple qui bavarde au petit déjeuner de ses problèmes domestiques ordinaires :

  "J'espère que tu n'as pas oublié qu'ils viennent dîner ce soir avec les Lastarria ? Faudrait tout de même qu'on fasse quelques courses, non ? Tu penses leur faire quoi ?"

  Christiane repose sa moitié de toast ; elle n'en revient pas. Il attend calmement sa réponse, prêt à discuter du menu, des vins, de leur soirée.

  "Mais tu es fou! On ne va tout de même pas les inviter ce soir. Il n'y a qu'à annuler.

  — Impossible, ma chérie, tu le sais bien : c'est prévu depuis plus de trois semaines... Et qu'est-ce qu'on fait des Lastarria ? Et Ghislaine, hein ? Tu te vois téléphoner à Ghislaine ? Désolée pour ce soir, Ghis, mais Georges vient d'apprendre que je couche avec ton homme, alors tu comprends... et tu assortis cela de ton élégant petit rire dégagé, tu te vois ?"

  Il met un peu trop d'entrain dans sa raillerie forcée ; elle le voit sourire, amèrement ; retrouve, au coin de son oeil, ce discret éclat d'ironie qui lui plaisait tant quand tout allait bien entre eux, une contraction infime de la patte d'oie de son oeil gauche qu'accentue cette fois l'intense luminosité de la cuisine. Elle fait une ultime tentative :

  "Je n'ai pas envie de plaisanter, Georges... Pourquoi tiens-tu tellement à maintenir cette invitation ? Je n'ai pas envie de le revoir, pas maintenant.

  — Et si j'en ai envie, moi ? ça risque d'être intéressant, tu ne trouves pas ? Après tout Paul est un ami, on ne va pas cesser toute relation comme ça sans une explication... De toute façon, rassure-toi, je n'ai pas l'intention de m'expliquer avec lui, je me tiendrai comme il faut."

  Il se met à croquer un nouveau toast comme si l'affaire était réglée. Elle avait d'abord cru, à ce ton ironique, qu'il avait trouvé un nouveau moyen de la torturer, de l'humilier encore en lui rappelant sa faute ; elle ne l'avait pas vraiment pris au sérieux. Elle vient de comprendre qu'il a réellement l'intention de les recevoir et ne parvient pas à deviner pourquoi ; pour elle sans doute, pour se donner le plaisir de l'observer toute la soirée dans cette situation affreuse : face à Paul, à Ghislaine, à lui ; elle ne le supportera pas. Elle cherche les yeux de Georges qui concentre toute son attention à tremper délicatement le toast dans son café :

  "Georges... moi je ne pourrai pas, je ne pourrai pas le supporter...

  — Eh bien tu feras comme si tu pouvais!" lâche-t-il tout en égouttant sa tartine dangereusement ramollie avant de la porter rapidement à sa bouche.


 

 

 

III

 

  "Entrez, entrez" fait Georges.

  Il a le tablier à fleurs roses de Christiane autour de la taille, un torchon sur l'épaule. Il tient la porte et s'efface pour laisser passer Paul. Ghislaine, derrière, fait deux pas et s'arrête pour l'embrasser. Il offre une joue, puis l'autre :

  "Je ne te touche pas, j'ai les mains mouillées, lui dit-il.

  — Profites-en donc puisque tu ne risques rien !" plaisante Paul. Il tend une bouteille enveloppée de papier de soie à Georges qui vient de refermer la porte : "L'emballage n'est pas à la hauteur mais ça ne devrait pas être mal : vingt ans d'âge !.

  — On va tester ça tout de suite, répond Georges en soulevant la bouteille pour examiner l'étiquette, entrez ; vous êtes les premiers.

  — Alors c'est toi qui es dans les fourneaux aujourd'hui ?" Paul lui tiraille la touffe de poils blonds qui dépasse de l'échancrure de sa chemise Lacoste. "Dis donc, c'est pas vraiment assorti aux fleurettes roses, tout ça..."

  Ghislaine, toute en fraîcheur parfumée, sourit. Georges s'est reculé vivement, haussant une épaule comme si on l'avait chatouillé. Ils rient tous les trois puis il les pousse vers la double porte du séjour :

  "Allez, on ne va pas passer la soirée dans l'entrée... Installez vous, Christiane ne va pas tarder : Madame met la dernière main à sa toilette, en votre honneur.

  — Et toi, pendant ce temps-là, tu fais le marmiton...

  — Erreur : je vous prépare une de mes spécialités !

  — Ah, si c'est ça... T'as besoin d'un coup de main ?

  — Impossible : top secret ! En attendant, je vous laisse l'essentiel." D'un large geste théâtral il a déposé la bouteille sur la table du salon et repart vers la cuisine. "Je n'en ai plus que pour cinq minutes ; soyez sages !"

  Paul et Ghislaine sourient encore en s'asseyant dans l'immense canapé de cuir blanc baigné de soleil.

  "T'inquiète donc pas pour ça : on n'a plus l'âge des gamineries !" dit Paul à la cantonade en direction de la porte par où leur hôte vient de disparaître.

  "Ouh, là là ! c'est ce qu'on dit..." leur crie Georges de sa cuisine.

  Pour réponse, il entend les exclamations venant du salon ; Christiane vient de faire son apparition, enchanteresse comme toujours sans doute. Elle n'est pas passée le voir avant de les rejoindre. Les deux femmes se font mutuellement des compliments sur leurs robes ; il imagine la scène pour y avoir assisté des dizaines de fois : "Tourne-toi... ah mais si, ça te va très bien... Tu es folle, elle n'est pas trop courte, de toute façon tu peux te le permettre avec les jambes que t'as... tandis que moi..." Petit rire de modestie flattée de Ghislaine qui renvoie l'ascenseur : "Oh toi, tu peux parler..." ; puis Paul : "dites, les filles, ça n'est pas un défilé de mode ! Et moi, on ne me dit pas bonjour ?" et Christiane entre deux bises sonores constatant l'évidence : "vous êtes les premiers !" alors Paul : "c'est parce qu'on a bien l'intention de rester plus tard que les autres, tiens !" ; silence expectatif, et lui : "on dit bien que les premiers seront les derniers, il me semble ; ce n'est pas le Paradis ici ? Viens chérie, on s'est trompés d'étage : ce n'est pas le Paradis ;" rires, et puis la voix un peu traînante de Ghislaine : "c'est qui déjà les autres ?

  — Les Lastarria ! crie Georges depuis la cuisine, vous pouvez préparer les apéritifs : j'arrive !

  — Ah, fait la voix déçue de Ghislaine, tu avais raison, ce n'est pas le Paradis alors..."

  On les entend rire tous les trois là-bas au salon.

  "Vous êtes vaches", intervient Georges qui arrive chargé du plateau avec les amuse-gueule et le seau à glace, riant aussi.

  Ghislaine et Christiane le regardent déposer le tout sur le marbre blanc de la table basse.

  "Ah !... s'exclame Paul, je commençais à me sentir seul.

  — Merci ! relève Ghislaine, c'est très flatteur pour nous !

  — Je veux dire : seul à affronter vos charmes, mesdames...

  — Ta ta ta ! fait-elle, n'essaie pas de te rattraper, c'est sorti du coeur.

  — Vous êtes vaches, reprend Georges, les Lastarria ne sont pas si ennuyeux que ça."

  Il revient du bar, au fond de la pièce, deux ou trois bouteilles à chaque main.

  "Lui peut-être, dit Ghislaine qui vient de se rasseoir en passant sa main sous ses fesses pour ne pas froisser sa longue jupe de crêpe, mais elle...

  — Ah, elle... je ne sais pas, avec son tempérament... Il suffirait peut-être de savoir la prendre.

  — Mais je t'en prie, mon chéri, si tu veux faire un essai...

  — Pas ce soir, hein ? feint de s'inquiéter Georges, Lastarria va bientôt devenir pratiquement mon patron. Assieds-toi donc, Paul."

  Christiane s'est assise près de Ghislaine et Paul prend la troisième place à ses côtés :

  "Ton patron ? Comment ça ?

  — C'est pas compliqué, mon vieux : il était directeur commercial mais il y a des chances pour qu'il prenne la responsabilité de tout le secteur ; je passe indirectement sous ses ordres.

  — Même le service informatique ?

  — Qu'est-ce que tu crois : le service informatique dépend comme les autres de la Direction Générale !"

  Tout en parlant à Paul Georges a jeté un bref coup d'oeil à Christiane ; elle se soulève un peu pour arranger sa robe et en profite pour se rapprocher de Ghislaine ; c'est alors que retentit le "ding ! dong !" de la sonnette ; Georges, penché sur la table basse, s'est redressé mais Christiane est déjà debout : "Bouge pas j'y vais", fait-elle, frôlant les bouteilles alignées du ballant de sa robe. Paul esquisse un sourire, l'oeil à nouveau allumé par une imminente plaisanterie ; Georges lui fait "chut" silencieusement de la bouche et tous tendent l'oreille vers la scène de l'entrée. On entend Christiane embrasser madame Lastarria dans un craquement sonore de papier cristal — "C'est magnifique ! il ne fallait pas..." — puis la galanterie désuète du mari qu'elle embrasse à son tour : "Christiane ! toujours aussi élégante !". Il fait irruption dans le salon, petit, courtaud, dans son impeccable costume beige, les bras tendus vers Georges, poussant un "Aaahhh !..." interminable comme s'il attendait de le voir depuis des années ; il le secoue d'une poigne vigoureuse en lui maintenant le coude de l'autre main, avant de passer à Ghislaine et Paul, qui se sont levés pour être chacun gratifiés d'un nouveau "Aaahhh !" chaleureux. Sa femme suit, dans un ample ondoiement de sa jupe bariolée ; "Georges !..." fait-elle simplement, la voix forte et joviale, en lui administrant une solide accolade. Derrière elle, sur le seuil, une énorme gerbe de fleurs encombre les bras de Christiane :

  "Georges, tu as vu ?

  — Vous exagérez, fait-il.

  — Mais non, ce n'est rien ! tonitrue madame Lastarria dans l'oreille de Ghislaine qu'elle venait d'embrasser.

  — Eh bien, asseyez-vous donc", invite Georges tandis que Christiane se débat avec l'emballage de son bouquet sur le buffet blanc du fond. Elle réussit à le glisser serré dans le vase en cristal de Bohême et arrange un peu les tiges pour lui donner meilleure allure. ça ne va pas mal avec les bleus du tableau. Elle revient s'asseoir dans un des fauteuils, face au canapé. Madame Lastarria s'installe entre Ghislaine et Paul qui ont repris leurs places mais s'écartent tout de même un peu. Son mari s'est perdu dans le deuxième grand fauteuil de cuir, jambes écartées. Et Georges, resté debout, commence le service des apéritifs.

  "Appelez-moi donc Yvonne, pas de manières entre nous ! corrige madame Lastarria lorsqu'il demande ce qu'elle désire.

  — Bon, alors Yvonne, ce sera quoi pour vous ? Ricard, Whisky, Martini ? Paul vient de nous apporter un Porto de vingt ans d'âge...

  — Whisky évidemment ! vous ne me voyez pas dans le vin cuit ! Ah, ah !... Je ne dis pas ça pour vous, Paul, je sais tout de même aussi apprécier un Porto quand il est bon."

  Paul tente poliment de dégager le bras qu'elle lui broie familièrement.

  "Tout compte fait, tu me mettras aussi un whisky" décide-t-il.

  C'est Lastarria qui relance la conversation ; il se sent tout à fait à son aise, calé au fond de son fauteuil, le verre à la main ; ses petits yeux noirs, vifs, ont fait le tour de l'assemblée ; il a l'air très satisfait :

  "Alors comme ça vous êtes tous en vacances ? Veinards, va !" Il lève son verre à hauteur de son visage rond, hâlé, on dirait que c'est lui qui vient de terminer les siennes de vacances : "Eh bien, buvons aux vacances !" ; il déclenche une vague de protestations joyeuses :

  "Hé là, hé là... on n'est pas tous en vacances ici !

  — T'es gonflé, toi ! lance Ghislaine penchée vers Paul par delà l'imposante Yvonne Lastarria, on dirait que c'est lui qui travaille et moi qui suis en vacances ! Je n'ai mes congés qu'en août, moi.

  — Justement, Ghis, se justifie Paul parmi le brouhaha général ("Moi je ne suis pas en congé non plus", précise Georges en tirant un pouf vers la table), justement : je pensais à toi ; c'est ça la délicatesse...

  — Tu parles ! Vous savez à quoi il pense ? Ce n'est certainement pas à moi qu'il pense. ("Tiens, tu vois bien que tu n'es pas le seul à travailler en juillet ! Il croit qu'il est le seul !" éclate la voix d'Yvonne avant que le silence ne se rétablisse) Vous voulez que je vous dise à quoi il pense en ce moment même ? insiste Ghislaine. (Georges a tourné la tête et regarde fixement Christiane qui se tait) Il ne pense qu'à son bateau ; pendant que je suis au bureau, monsieur est en vacances et passe toutes ses journées sur son bateau, quand il ne me laisse pas seule le soir pour rester dormir à bord...

  — Aaah, ça ne m'étonne pas ! clame Yvonne Lastarria, Jean est pareil ; s'il avait un bateau il ferait la même chose. La vie est mal faite, mon petit Paul, il vous faudrait une femme qui ait ses vacances en juillet ou alors...

  — Il y a bien Christiane..." l'interrompt Georges, avec un demi sourire, sans détacher les yeux de sa femme. Elle l'implore du regard en se mordant la lèvre inférieure.

  "Ah, vous !... fait Yvonne Lastarria ; mais on ne choisit pas, n'est-ce pas ?

  — Je ne vous le fais pas dire", réplique-t-il du tac au tac en se tournant vers elle. A son côté, Paul a le front barré d'un pli profond. Elle part d'un rire éclatant adressé à la ronde :

  "Ah, Ah, Ah... on ne choisit pas ses vacances, je veux dire..."

  Décontenancée de ne voir apparemment que son mari apprécier cette bonne plaisanterie, elle se rabat silencieusement sur une gorgée de whisky.

  "Alors comme ça vous faites du bateau ?" intervient Lastarria, le sourire encore aux lèvres, qui avait observé toute cette conversation sans cesser de siroter en connaisseur un Ricard bien tassé. "Qu'est-ce que vous avez comme bateau ?

  — Actuellement un "Romanée", répond Paul, doublement heureux de saisir cette perche. Un modèle déjà ancien mais du solide, et qui marche bien.

  — Je connais, je connais...

  — Un très beau bateau, ajoute Georges.

  — Puisqu'on m'abandonne pour un si beau bateau, renchérit Ghislaine, j'aurais tort de me plaindre...

  — Dis donc, toi, tu oublies que c'est sur le "Romanée" que je t'ai séduite !

  — Ah, Ah ! on va tout savoir ! fait Yvonne Lastarria que cette nouvelle orientation de la conversation émoustille.

  — Paul... proteste Ghislaine.

  — Vous n'allez pas l'empêcher de nous raconter ça ! C'est une histoire d'amour, n'est-ce pas ? Allez Paul, racontez-nous ça, insiste Yvonne qui colle son épaule à la sienne en reprenant possession de son bras.

  — Yvonne, intervient Lastarria, tu es peut-être indiscrète, et puisque Ghislaine...

  — Allons donc ! Il peut raconter n'importe quoi si ça les gêne. J'adore les histoires d'amour, moi ! c'est toujours un peu romancé. Je vous raconterai après comment on s'est rencontrés Jean et moi, c'est pas banal, vous verrez."

  Christiane, tout à coup, pose gauchement son verre et se lève :

  "Excusez-moi... je dois aller préparer les entrées." Georges connaît bien cette voix bizarre, au bord de la fêlure. Il se redresse sur son pouf :

  "Tu veux que je vienne t'aider ?

  — Non, non, ça ira, reste là." Elle s'enfuit vers la cuisine.

  Paul a finalement commencé à raconter son histoire avec Ghislaine, qui participe bon gré mal gré, censurant quelques détails intimes qu'il livre trop complaisamment. Yvonne Lastarria, béate, sourit en hochant la tête. Son mari, lui, toujours confortablement installé, paraît s'intéresser davantage à tout ce qui concerne le bateau. Georges préfère s'éclipser pour rejoindre Christiane ; les entrées, c'est sa spécialité ; de toute façon il va bientôt être temps de passer à table.


 

 

 

IV

 

  "Ah mais non, non et non ! Il n'y a pas de raison ! Mais vous êtes tous machos ! crie Yvonne.

  — Écoute, Yvonne... tente d'argumenter Lastarria.

  — Je ne vois pas pourquoi... dit Paul, le seul avec Christiane paraissant échapper à l'excitation générale.

  — Il n'y a pas d'"écoute, Yvonne", continue-t-elle sans laisser parler son mari. ça fait des années qu'on entend le même discours ; je m'y suis même laissée prendre malheureusement — je ne suis pas la seule d'ailleurs — mais il n'y a pas de raison : je ne vois pas pourquoi vous pourriez nous tromper à tour de bras sans qu'on ait droit à la moindre petite incartade ! vous trouvez ça logique vous, Georges ? Je ne parle pas de justice ou de droit, je demande : logique ?"

  Calé sur le dossier de sa chaise, Georges fait tiédir entre ses paumes son ballon d'armagnac. Il a suffisamment attisé le débat comme ça tout à l'heure, plus peut-être que n'aurait dû se le permettre le maître de maison ; il prend du recul, s'octroie une pause. Mais Yvonne, maintenant qu'elle est lancée, est une véritable furie ; faut dire que le Gewurztraminer, le Pommard, tout ça sur deux whisky...

  "Si vous voulez vraiment mon avis, Yvonne, quand on parle d'amour il ne faut pas chercher la logique.

  — Tiens ! Hein ?" lance Lastarria, à l'autre bout de la table, d'un petit coup de menton à l'attention de sa femme.

  — Ah ben c'est ça, ironise Yvonne en prenant tout le monde à témoin ; en amour pas de logique ! Vous n'êtes pas mal non plus, vous... Dommage que ça ne marche qu'à sens unique. On pourrait peut-être demander ce qu'en pense Christiane ? Vous ne dites rien, Christiane...

  — Christiane ne doit pas se sentir très concernée, répond Georges à sa place ; pour elle il n'y a pas d'amour sans une fidélité absolue. Du moins c'était ta théorie ma chérie...

  — Mais... entièrement d'accord ! reprend Yvonne, abattant une main chargée de brillants sur le bras de Georges qui sauve in extremis son verre d'armagnac. Entièrement d'accord ! à condition qu'elle soit réciproque, bien sûr ; si c'est votre cas..." Elle s'envoie une lampée de poire Williams et adresse un large sourire à travers les bouteilles vides à Christiane.

  "C'est toujours ma théorie", dit doucement Christiane qui cherche les yeux de Georges. Il remarque que l'alcool a légèrement enflammé ses joues.

  "Christiane est une femme parfaite, ajoute Paul en lui adressant un regard appuyé, un peu vieux jeu sur ce point, mais parfaite.

  — Là, vous pouvez croire Paul sur parole, renchérit Georges, c'est un amateur.

  — Dis donc, toi, qu'est-ce que tu irais insinuer ? plaisante Ghislaine.

  — Je n'insinue rien : c'est bien un amateur puisqu'il a su te choisir"

  Elle laisse aller en riant sa chevelure blonde dans le cou de Paul :

  "Ah bon, si c'est comme ça que tu l'entends, je veux bien admettre qu'il s'y connaît un peu."

  Paul lui passe un bras autour des épaules et lui donne un baiser sur la joue.

  "Dans ce cas, moi, j'embrasse aussi la femme parfaite, dit Lastarria qui ôte son cigare de sa bouche pour se pencher de l'autre côté vers Christiane. Je n'ai rien contre les idées vieux jeu. Vous permettez, Christiane ?

  — Mais arrêtez, enfin ! vous allez la faire rougir, proteste Yvonne. Jean !... Il profiterait de toutes les occasions, celui-là, regardez-le.

  — Ah, écoute : on est pour la liberté en amour ou on ne l'est pas ?

  — Elle est belle ta liberté ! Ne vous laissez pas faire, Christiane, ce vieux cochon-là ne demande qu'à fiche en l'air toute votre théorie." Elle s'esclaffe bruyamment et saisit des deux mains l'avant-bras de Georges : "N'est-ce pas, Georges ? Je voudrais voir sa tête si je faisais la même chose avec vous ! C'est toujours le même problème, je vous dis, on ne sortira pas de là.

  — Moi, dit Ghislaine, câline, frottant doucement ses cheveux dans le cou de Paul, ça ne me dérangerait pas de tromper Paul...

  — Heureusement que tu me préviens, réagit-il, mi figue, mi raisin.

  — Ah, une femme qui dit enfin ce qu'on pense toutes ! fait Yvonne délivrant le bras de Georges.

  — Parce que tu penses ça toi aussi ? s'étonne Lastarria.

  — ... à condition que ça en vaille la peine, continue Ghislaine de la même petite voix innocente. Une aventure, pourquoi pas ? qui ne tire pas à conséquence, comme ils disent... Tu ne serais pas d'accord, mon amour ?

  — ...

  — Exactement ! Qu'on puisse au moins se permettre ce qu'ils font tous les jours ! confirme la voix décidée d'Yvonne ; du moment que ça ne tire pas à conséquence. Alors là...

  — ça n'a absolument rien à voir, s'insurge Lastarria portant pratiquement tout le buste en travers de la table, mais alors rien à voir !

  — Je voudrais bien que tu m'expliques, rétorque sa femme, piquée au vif ; qu'est-ce qui n'a rien à voir ?"

  Quelle mouche le pique de lui tenir tête comme ça ? Elle fait passer sa contrariété d'un coup de poire Williams, hoche la tête en direction de chacun des convives comme pour leur signifier : "Que va-t-il encore nous sortir ? de toute façon vous êtes de mon côté, hein ?" Mais Lastarria a déjà concentré toute l'attention sur lui, tous les regards, sauf celui de Christiane qu'elle n'a pas détaché de son mari :

  "Je dis que ça n'a rien à voir, reprend-il, satisfait de tenir tout son auditoire, les petites aventures que peut se permettre un homme n'ont rien à voir avec celles qu'aurait une femme ; ce n'est pas de même nature.

  — Et voilà ! Pas de même nature ! Il nous refait le coup de Georges tout à l'heure avec sa logique, explose Yvonne avec force hochements de tête. Vous entendez ça, Ghislaine ?

  — Oui, mais cette fois-ci c'est tout à fait logique, se hâte de continuer Lastarria qui ne tient pas à laisser sa femme monopoliser à nouveau la parole pour une fois qu'il l'a, "physiologique", même.

  — Physiologique ! Pourquoi pas tant qu'on y est ?

  — Physiologique, je le maintiens. Il agite un cigare tellement chargé de conviction vers Yvonne que la cendre en tombe sur la nappe. Voyez-vous Ghislaine, j'adopterais votre point de vue si l'acte sexuel était comparable chez l'homme et chez la femme, mais ce n'est pas le cas — "Oh ! Oh ! Oh !" s'esclaffe Yvonne -, non, ce n'est pas le cas, qu'on le veuille ou non : la femme est un réceptacle, la matrice d'une lignée, il y a quelque chose d'essentiel, de sacré même, dans l'acte d'amour chez la femme. Si, si ! Tandis que chez l'homme c'est beaucoup plus... contingent, éphémère ; presque superficiel ; c'est l'instant, quoi... Chez la femme c'est la durée, un embryon d'éternité.

  — Oh !... Oh !... s'étouffe Yvonne chez qui la poire n'est pas restée sans effet et qui hoquète de rire, voilà mon Jean qui donne dans le lyrisme !

  — T'auras beau rire ! Pour moi, un homme qui couche avec une femme et une femme qui couche avec un homme c'est pas la même chose.

  — Ah ! Ah ! fait Yvonne qui ne se tient plus et tape à qui mieux mieux sur le bras de Georges, pour que ce soit la même chose, faudrait qu'on soit des escargots ! Oh ! Oh ! Oh !... Il est pas mal, hein ?

  — Au bout du compte, ils couchent tout de même ensemble, non ?" hasarde Ghislaine.

  — Ma foi, l'un dans l'autre..., lance Paul, égrillard ; mais Ghislaine l'arrête d'un regard.

  — Vous penserez ce que vous voudrez, ajoute Lastarria quelque peu déconfit, mais moi, je pencherais plutôt pour la théorie de ma voisine... celle de droite", fait-il en s'inclinant pour enlacer la taille de Christiane qui se prête mollement au jeu en esquissant un triste sourire de complaisance.

  Georges repose lourdement son verre vide sans le lâcher ; son regard dénué d'expression fait lentement le tour de la table :

  "Je suis d'accord avec vous, moi ! s'écrie-t-il à la surprise générale ; je suis d'accord. Une femme ne peut pas comme cela tromper son mari à la légère ! ...ou son amant, précise-t-il, arrêtant les yeux sur Ghislaine. En tous cas moi, je ne l'accepterais pas. Il n'y a rien à comprendre, c'est comme ça ; "physiologique", comme vous dites..."

  Christiane a pâli, s'est dégagée du bras de Lastarria, contemple Georges de ses yeux désespérément écarquillés et porte machinalement son petit verre de liqueur à ses lèvres. La surprise passée, l'indéfectible tempérament d'Yvonne reprend le dessus :

  "Ah ben, voilà qui est clair ! Au moins vous ne cachez pas vos opinions, vous. Elle se met à lui tapoter affectueusement l'avant-bras. Eh bien tout est pour le mieux : vous entrez parfaitement dans la théorie de votre femme ! N'est-ce pas, Christiane ?

  — ça fait trois contre trois, l'interrompt Lastarria, rayonnant de satisfaction.

  — Ah, soupire Yvonne, vous avez bien de la chance tous les deux ; être en parfait accord sur ces choses-là, croyez-moi, c'est l'essentiel ! Finalement, c'est ça l'amour, lance-t-elle à toute la tablée.

  — Oui, c'est ça, murmure Christiane comme pour elle-même, s'efforçant de répondre par un sourire contraint à l'enthousiasme d'Yvonne.

  — Sur ces bons mots..., fait Lastarria en se levant ; vous avez vu l'heure ? Faudrait peut-être laisser nos amoureux profiter de ce qui leur reste de nuit. Allez ! J'embrasse une dernière fois la femme parfaite... Tous mes compliments pour cette soirée, Christiane."


 

 

 

V

 

  "Allo ? fait Christiane à peine a-t-elle composé le numéro, Allo ?" ça sonne là-bas au bout du fil mais elle n'a pas attendu qu'on décroche. "Allo ? Allo ?" répète-t-elle nerveusement, tout en sachant que ça ne peut pas répondre. Elle a posé le combiné blanc près d'elle sur le canapé ; elle n'est pas encore habillée, la chemise de nuit ouverte largement sur les jambes. Georges vient seulement de partir ; avant de refermer la porte elle s'est bien assurée de voir descendre la cage lumineuse de l'ascenseur et s'est précipitée sur le téléphone. Elle entend la sonnerie, là-bas, insistante, driiing!... driiing!..., puis le déclic de l'appareil que l'on décroche enfin.

  "Allo! c'est moi, dit-elle rapidement, rajustant d'instinct les pans de sa chemise comme si son correspondant venait d'entrer dans la pièce ; c'est moi... Qu'est-ce que tu fabriquais, ça fait une demi-heure que ça sonne ? Je t'ai sorti du lit ?"

  La voix résonne, légèrement nasillarde, dans le petit haut-parleur d'ambiance :

  "A cette heure-ci ? Il n'y a pas de risque! Je me lève aux aurores, moi, ma chère. J'étais dans le garage ; le temps que j'entende la sonnerie, que je monte... Et toi ? Huit heures et demie, chapeau ! pour une maîtresse de maison qui s'est couchée si tard, en vacances qui plus est...

  — Paul, il faut que je te parle, dit Christiane en coupant le haut-parleur ; la voix dans son oreille paraît maintenant très ténue.

  — Eh bien parle... Qu'est-ce qu'on fait en ce moment ?"

  Elle dit : "Non, pas au téléphone, il faut qu'on se voie." Bien qu'elle se sache parfaitement seule, elle a légèrement baissé la voix. Elle dit :

  "Georges est au courant.

  — Merde ! lâche Paul là-bas, c'était donc pour ça.

  — Pour ça quoi ?

  — Qu'il était comme ça hier, toute la soirée, à lancer ses allusions que personne ne comprenait ; c'est pas son genre, d'habitude. Tu te souviens de la tête d'Yvonne qui n'arrêtait pas de mettre les pieds dans le plat ?... Depuis quand ?

  — Dimanche dernier ! répond-elle avec impatience. Ecoute, Paul, c'est encore pis que ça, tu ne peux pas imaginer. Il faut qu'on se voie tout de suite.

  — Tiens, tiens, fait la voix goguenarde, il faut qu'on se voie, voilà qui fait plaisir. Il n'y a pas si longtemps tu ne me répondais même pas au téléphone..."

  Christiane se mord la lèvre ; elle tient, resserré dans sa main gauche, le long écheveau noir de ses cheveux.

  "Justement, réplique-t-elle, tu aurais mieux fait de t'abstenir. Et puis dispense-moi de ton ironie, tu veux ? tu es vraiment mal placé.

  — Mal placé ? L'assurance railleuse de Paul semble quelque peu ébranlée.

  — Mal placé, oui, je t'expliquerai. Alors on peut se voir ? Tu es à Pornic toute la journée ?... J'arrive.

  — Pas à la villa, précise Paul, va directement à la Noëveillard : j'allais descendre au bateau. Tu te rappelles où il est ? Ponton B, au milieu ; je t'attendrai. Puis il retrouve soudain toute sa verve mordante : Dis donc, te voilà bien intrépide tout à coup ; aller te jeter toute seule dans la gueule du loup, sans chaperon...

  — ça suffit, Paul, tranche-t-elle avec lassitude, je t'assure que ce n'est pas le moment.

  — Oh, ne t'affole donc pas, répond-il, Georges n'est pas idiot, ce sont des choses qui arrivent. Je te dis que tout va s'arranger."

  Mais Christiane a raccroché avant qu'il ait terminé.


 

 

 

VI

 

  Sur la route de Pornic à cette heure-ci il n'y a pratiquement personne, même en plein été. Tout de suite après le carrefour de Bouguenais et les feux, là où va commencer la campagne, elle monte les vitesses au régime maximum et lance la petite Austin qui rugit dans le soleil du matin. S'il n'y avait pas Paul là-bas, et Georges avec toute cette histoire qui vient de leur tomber dessus sans qu'elle comprenne très bien pourquoi, ce serait l'ivresse incomparable d'une évasion vers le sable tiède et la mer, un de ces départs dans la prime fraîcheur des vacances comme elle en a connus si souvent avec Georges, comme leurs premiers week-ends de juin encore, lorsqu'elle ne pensait pas que tout cela pourrait lui arriver un jour, à elle. Bien sûr elle avait un amant (elle se répète "j'avais un amant ; oui, moi, Christiane, j'avais un amant", avec un étrange et douloureux émerveillement comme s'il s'agissait d'une autre qui serait elle aussi), elle avait un amant ; était-ce vraiment bien cela avoir un amant ? un homme à qui l'on cède quatre ou cinq fois au plus, quatre ou cinq rencontres clandestines dérobées dans l'inquiétude et la mauvaise conscience, et ce plaisir banal succédant bientôt au fol émoi de la première étreinte ? A tel point que Christiane, très vite, avait informé Paul qu'elle n'irait pas plus loin ; elle refusait tout nouveau rendez-vous malgré ses coups de téléphone incessants, les invites pressantes chuchotées à son oreille à chaque instant propice au cours des fréquentes sorties amicales de leurs deux couples. Elle avait un amant et Georges, il y a huit jours encore, ne se doutait de rien ; elle était bien persuadée, puisque c'était fini, qu'il n'en saurait jamais rien ; il lui resterait, à elle, cette amertume enfouie, le souvenir de cette angoisse constante au cours des derniers mois de voir leur amour si stupidement détruit — elle avait connu la même angoisse autrefois dans ces cauchemars atroces où elle avait tué sa grand-mère et craignait à tout instant que l'on découvre le cadavre qu'elle avait enterré dans sa cave. Elle s'imaginait qu'il lui resterait seulement de sa malheureuse expérience le point sensible de ce remords, sorte d'induration secrète de la mémoire qui la ferait parfois souffrir, tel un vieux rhumatisme, mais que Georges ne découvrirait jamais. Puis il avait suffi d'un détail idiot, cette bêtise de Paul la semaine dernière, pour que tout le fragile équilibre de ses terreurs bascule et la précipite dans l'enfer alors qu'elle se réjouissait déjà d'avoir atteint saine et sauve l'autre rive.

  A l'entrée de Port Saint-Père elle ralentit brutalement ; elle n'avait pas fait attention au panneau. La traversée de l'agglomération la distrait un moment de pensées qu'entretenait le ronflement régulier du moteur. A la sortie elle accélère de nouveau à fond, passe la quatrième ; un paysage verdoyant de vignobles, de petites villas aux tuiles rouges, avec de lointaines ondulations boisées, s'ouvre maintenant devant elle. Elle roule tendue vers son but : Paul, là-bas, qui l'attend dans le port, qui n'a d'autre préoccupation que son bateau, ses vacances, et se fiche pas mal de ce qui pourrait arriver ; entre Ghislaine et lui, ce ne serait pas la première fois : une scène de plus, une réconciliation de plus, une nouvelle lune de miel, pourquoi s'en ferait-il ? Mais elle, sa vie avec Georges ruinée, cette innocence émerveillée qui réglait leurs rapports depuis bien avant leur mariage perdue à jamais, et ce mépris cynique et froid qu'elle subissait depuis huit jours, pire que l'indifférence, pire que l'affrontement ouvert, Paul s'en fichait pas mal, ce n'est pas lui qui était concerné. Tout ce qui aurait pu l'affecter, peut-être, c'était la dégradation de son amitié pour Georges ; et encore, tel qu'elle le connaissait, il s'en tirerait toujours, regretterait, saurait se justifier ("entre hommes..."), finirait par se faire pardonner la petite trahison commise dans un moment d'aveuglement. Il n'est pas dit que cela ne resserrerait pas, plus tard, les relations entre les deux hommes ; elle imagine bien la scène : Georges et Paul, dans quelques années, évoquant incidemment, avec une nostalgie complice, Christiane disparue de leur vie. "Mon mari a découvert que j'avais un amant, dit-elle pour bien s'en persuader, mais je l'aime, je ne veux pas renoncer à notre amour". Elle s'étonne amèrement, en prononçant cette phrase de roman-photo, que ce soit à elle qu'elle s'applique. Elle se voit, roulant à tombeau ouvert, figée dans son Austin Mini rouge ; au-dessus de sa tête, en caractères script dans une sévère bulle blanche plaquée là, on lit sa pensée muette : "Mon mari a découvert que j'avais un amant..." Christiane contemple un instant cette image et se laisse aller à un sourire de commisération amusée pour elle-même. Héroïne de roman-photo !... L'autre vignette qui s'offre aussitôt à ses yeux représente une svelte jeune femme à la longue chevelure sombre à demi allongée sur un luxueux tapis de haute laine ; appuyée sur un coude, elle tend vers l'homme athlétique debout près d'elle une main aux doigts démesurément écartés dans une attitude immobile de supplication horrifiée ; l'homme a le bras levé. Avant que la légende n'ait le temps d'apparaître, elle se rabat d'un coup de volant sur la droite : elle n'avait pas vu arriver la Volvo noire qui vient de la doubler à plus de cent quarante dans un brutal déplacement d'air.

  On sent déjà la proximité de la mer dans la longue ligne droite qui s'achève à Pornic ; le paysage est devenu complètement plat, presque sans un arbre, dégageant un horizon de ciel bleu. On respire l'air de la mer ; c'est du moins l'impression que l'on a, se dit-elle, peut-être seulement parce qu'on sait que la mer est là, toute proche au bout de la route, peut-être en fait ne sent-on rien du tout dans l'air. Elle rétrograde bruyamment pour négocier les derniers virages qui descendent vers le vieux port et longe le bassin à petite allure parmi l'animation estivale d'une fin de matinée. Elle ouvre grand sa vitre à la bouffée d'air tiède et aux bruits de la rue envahie d'une foule versicolore nonchalante qui se soucie peu de laisser la chaussée aux voitures. Avant d'arriver au Château elle jette plusieurs coups d'oeil furtifs sur sa gauche, malgré les encombrements de la circulation, vers la percée de l'avant-port. La marée est basse ; quelques barques et les coques blanches de petits voiliers échouées sur le flanc parsèment l'étendue luisante d'une vase vert de gris. Entre les bouées du chenal, là-bas, elle aperçoit brièvement, dans l'éblouissante gloire du large, l'entrée d'un chalutier bleu vif. Mais elle a déjà dépassé le Château et remonte vers Sainte-Marie entre les immeubles résidentiels et les villas dans leurs bois de pins. Pendant une minute ou deux, à rouler ainsi au pas dans le flot de vacanciers qu'elle imagine insouciants, sur ce port qui depuis des années constitue l'aboutissement de toutes leurs promenades de week-end, été comme hiver, elle s'est laissé tromper par l'éphémère illusion que tout était comme avant : les vacances commençaient et elle aussi s'offrirait, dans quelques instants, allongée sur le sable roux de leur plage des Sablons, dans ce maillot de bain moiré que Georges aimait tant, à la délicieuse brûlure du soleil au zénith.

  Elle redescend vers le port de plaisance. En bas de la pente abrupte perpendiculaire à la côte, entre les grands arbres des propriétés bordant la corniche, se dresse un pan lumineux de mer claire.

  Sur le terre-plein du port, encombré de voitures et de bateaux sur cales, elle manoeuvre pour se garer devant la capitainerie ; elle sort et claque sa portière qu'elle ferme à clef, se retourne vers le bassin. Elle n'a plus du tout l'impression de vacances, malgré le cliquetis des drisses dans la brise légère, le spectacle, qui l'a toujours fait rêver, du bassin hérissé de sa forêt de mâts, la sourde résonance métallique de chaussures gravissant les passerelles. Elle avance rapidement vers l'entrée du ponton B, pousse le portillon d'aluminium et descend d'un pas court et heurté, calant chaque fois ses pieds sur les lames de bois antidérapantes, jusqu'au niveau des bateaux. Pour un visiteur non averti, trouver le bateau de Paul ne serait pas chose si facile : presque tous se ressemblent de part et d'autre de ce ponton — coques blanches, entre neuf et douze mètres, lignes à peu près identiques ; seule la hauteur des gréements, tout au bout, près de l'entrée du port, signale la présence de quelques unités plus importantes. Mais Christiane connaît le "Romanée". Elle avance sans hésitation sur les planches sonores, inspectant chaque bateau d'un regard rapide et sûr, et s'arrête devant une poupe imposante. Sur le tableau arrière on peut lire en lettres d'or :

QUETZALCOATL II.

  La porte de la descente est ouverte.

  "Paul ?" fait Christiane sans élever la voix.

  A l'intérieur on perçoit de faibles heurts que répercute, amplifiés, toute la coque. "Paul !" répète-t-elle plus fort.

  — C'est toi ?... Monte à bord, je ne peux pas sortir pour le moment", entend-on.

  La courte jupe d'été au vent, elle enjambe avec aisance le balcon arrière et se retrouve dans le cockpit.

  "Excuse-moi, reprend la voix dans les profondeurs du rouf, je finis d'installer le sondeur, je ne peux pas le lâcher... Descends."

  Appuyée d'une main au panneau coulissant, elle descend les marches vernies prudemment, légèrement déséquilibrée par l'imperceptible mouvement du pont sous ses pieds bien que la surface du bassin semble d'un calme parfait.

  "Voilà, terminé !..." Paul se retourne pour l'accueillir, à genoux sur la couchette du navigateur, tournevis à la main. Les ouvertures qui ceinturent le roof, à hauteur d'homme, baignent les chaudes boiseries du carré d'une douce lumière dorée, reposante après l'éblouissement du pont et de toutes ces coques blanches en plein soleil. Christiane s'est adossée à la paroi de la cuisine et le regarde se mettre debout ; il la dépasse d'une bonne tête. Elle a l'impression qu'il a encore bronzé depuis hier soir ; c'est sans doute un effet de la lumière ou le tee-shirt blanc qu'il porte sur son jean. Avec ses cheveux bruns coupés courts et brossés en arrière, un beau visage rectangulaire aux traits trop réguliers et ce corps de sportif que l'on sent soigneusement entretenu, il incarne tout à fait le mannequin type des pubs pour maillots de bains ou combinaisons de planche à voile. "Jeune cadre friqué et content de lui, se dit-elle avec un sourire intérieur, mais pas mal tout de même..." Malgré son aisance habituelle et ses manières joviales, il dissimule mal sa gêne au début : il y a déjà longtemps qu'ils ne se sont pas trouvés seuls, surtout dans une situation comme celle-là, isolés à bord d'un bateau. Il est vrai que l'attitude de Christiane, qui le regarde sans bouger, sans un sourire, sans un mot, ne contribue pas à briser la glace ; elle s'est promis de ne pas faire le moindre effort. Sans rien laisser paraître, elle jouit un instant de son embarras, s'offrant l'amertume de cette première vengeance anodine. C'est à cause de lui que tout cela est arrivé, même s'il ne le sait pas encore il doit bien s'en douter, à cause de sa légèreté, de son insouciance égoïste. Elle ne peut pas lui pardonner.

  "Eh bien, faudra vraiment des circonstances exception-nelles pour que tu m'accordes un rendez-vous !... Qu'est-ce qui me vaut le plaisir ?..."

  Mal à l'aise, il a adopté un ton de plaisanterie qu'il sait fort bien hors de saison, mais il ne peut s'en empêcher. Christiane réplique froidement :

  "Imbécile... Si tu imagines que je suis ici pour mon plaisir...

  — Allons, n'exagère pas... tu n'es pas contente qu'on se voie ?

  — Je donnerais cher pour être ailleurs, je t'assure !

  — Bon, fait Paul qui se rend tout de même compte qu'il fait fausse route, assieds-toi et raconte-moi ça. Je me demande comment Georges a bien pu...

  — ça te va bien de le demander, le coupe-t-elle, se glissant derrière la table du carré sur les coussins écossais de la banquette, c'est toi qui lui as dit."

  Paul avait pris une bouteille dans la glacière et deux verres sur les équipets de la cuisine ; il reste interdit au moment de les poser sur la table.

  "Eh bien, oui c'est toi ! éclate-t-elle devant son air ahuri ; tu ne te souviens même plus de ce que tu fais ! Tu n'avais qu'à pas m'appeler tout le temps comme ça ; et puis laisser un message sur mon répondeur, faut le faire exprès !

  — Merde... fait Paul décontenancé en posant la bouteille et les verres.

  — Eh oui, merde... facile à dire maintenant que c'est trop tard ! C'est Georges qui a eu le message..."

  Paul s'assied près d'elle, vraiment abattu cette fois-ci :

  "Merde ! répète-t-il, mais merde !". Elle le regarde taper du poing sur la table pour ponctuer ses jurons. "Mais qu'est-ce qu'il est allé foutre avec ce répondeur ?

  — C'est tout de même aussi son répondeur, non ?

  — Je sais... mais d'habitude tu rentres toujours avant lui et c'est toi qui prends les messages ?

  — D'habitude, oui ; mais ce jour-là j'ai oublié..., c'est lui qui l'a eu. Est-ce que je pouvais imaginer que tu serais assez inconscient pour laisser quelque chose sur le répondeur, moi ?"

  Christiane ne parvient plus à se contrôler ; l'évocation de cette soirée, des interminables secondes au cours desquelles elle entendait Georges, près d'elle, écouter la voix tranquille de Paul -"Christiane, c'est Paul. J'ai attendu sagement le bip sonore, mais toi, en revanche, je ne peux plus t'attendre..."— l'amène au bord des larmes. Elle a penché le buste ; ses doigts contractés serrent le rebord du coussin.

  "Bon, dit Paul qui reprend son aplomb devant le désarroi de Christiane, c'est comme ça c'est comme ça, on n'y peut plus rien. Ce n'est peut-être pas aussi dramatique que tu le crois..."

  Elle lui saute presque à la figure :

  "Non, mais tu sais ce que j'ai vécu, moi, depuis ce jour-là ? tu le sais ?

  — Calme-toi, ne crie pas", dit Paul. Il saisit la bouteille et lui verse un plein verre de whisky ; il se sert aussi. "On va d'abord prendre un verre et puis on discutera de tout cela posément, tu verras."

  Elle avale d'un trait la moitié de son whisky sec et s'appuie des coudes sur la table. Elle fixe la couchette d'en face. Elle ne parvient pas encore à maîtriser parfaitement sa voix :

  "Il n'y a rien à discuter, malheureusement : Georges ne veut plus de moi, c'est tout".

  Paul en a profité pour lui glisser un bras autour de la taille et l'attire doucement contre sa hanche :

  "Mais moi, je voudrai toujours de toi, tu sais bien..."

  D'une secousse elle se dégage et lui jette un regard dur de haine :

  "Si tu savais comme je m'en fiche, mon pauvre Paul..."

  Elle a dit cela d'une voix tellement sourde et lasse, presque comme pour elle-même, qu'il en est impressionné. Il se radosse à la banquette et boit sans rien dire. On ne sait s'il compatit à la situation de Christiane ou regrette de s'être mis sur le dos cette histoire qui va le retarder dans la préparation du bateau. Peut-être attend-il simplement que ça passe, sans penser à quoi que ce soit. Christiane a vidé son verre d'un deuxième trait et s'est aussi appuyée au dossier ; elle pleure silencieusement. Moitié pour la consoler, moitié pour risquer une autre tentative, il se rapproche en lui prenant les épaules. Il reçoit un coude pointu dans le sternum :

  "Mais tu n'as jamais rien compris, non ? crie-t-elle, je m'en fous de toi !... C'est à Georges que je tiens, à Georges, tu entends ?

  — Oh, ça va, hein ? Tu ne vas tout même pas prétendre que je t'ai violée."

  Il s'est rappuyé au dossier et sirote une gorgée de whisky pour se donner une contenance. Contre toute attente Christiane ébauche un sourire qui dégénère en petit rire nerveux, saccadé :

  "Violée, non ; mais tu reconnaîtras que tu t'es montré particulièrement insistant...

  — Ah, qu'est-ce que tu veux, dit Paul, qui ne tente rien n'a rien... Et je t'avouerais que ça en valait la peine.

  — Non, tranche-t-elle, cessant brusquement de sourire.

  — C'était un compliment, ma chère, insiste Paul qui fait tous ses efforts pour rester sur ce terrain-là.

  — Tu parles !..."

  Pour cacher sa déconvenue, Paul se lève et va ouvrir la glacière ; il en sort plusieurs paquets qu'il dépose sur le plan de travail près de l'évier.

  "Je suis passé chez le traiteur prendre de quoi déjeuner, après que tu m'aies téléphoné : macédoine de fruits de mer, paella, tartelettes au citron ; rien que des produits de la mer... à part le citron, bien sûr. Hein, qu'est-ce que tu dis de ça, un petit repas en amoureux à bord ?

  — Je dis que je m'en fous et que ce n'est pas le moment, mais je mangerai quand même parce que j'ai faim."

  Elle n'a pu réprimer un sourire devant l'indéfectible bonne humeur de Paul ; elle s'en veut et se méfie d'elle-même : il parviendrait à faire tomber toutes ses résolutions.

  "Aaahhh, fait-il, tu vois... Bon, alors allons-y ! Si tu veux bien mettre la table, je fais réchauffer la paella.

  — J'ai dit que j'avais faim, il n'a jamais été question de repas en amoureux."

  Elle se dégage de la banquette pour aller chercher les assiettes.

  "Ta, ta, ta..., reprend Paul, accroupi devant son placard à casseroles, devinette : à ton avis, qu'est-ce qui différencie un repas ordinaire d'un repas en amoureux ?... C'est qu'il y a des amoureux, tout simplement !

  — Justement, aujourd'hui il n'y en a pas !" lui envoie-t-elle, d'un ton qu'elle juge aussitôt trop enjoué. Puis elle dispose les couverts sur l'impeccable vernis marin de la table.


 

 

 

VII

 

  Lorsque l'extrémité de la jetée vire lentement sur tribord, Christiane ne sait pas encore exactement ce qu'elle va faire. Ils sortent du port dans un glissement de rêve, rythmé par le martèlement sourd du diesel au ralenti sous leurs pieds. Le temps est splendide, la mer d'un bleu plat que ne parvient pas même à rider la brise tiède qui les enveloppe dès qu'ils ont quitté l'abri du bassin. Paul est debout à la roue, torse nu, le menton haut comme tout barreur lors d'une manoeuvre délicate nécessitant une attention sans défaut. Puis il met les gaz et la lourde coque tangue un peu sous l'imperceptible ondulation de la marée qui se gonfle tandis que monte vers eux le chant continu de la vague divisée par l'étrave.

  Assise sur le rouf, en appui sur ses bras tendus derrière elle, Christiane rejette la tête en arrière et ferme les yeux. Ce pourrait être un moment exceptionnel de bonheur, si seulement Georges était à bord, et Ghislaine aussi, comme autrefois, comme l'été dernier par exemple, lorsqu'ils étaient descendus tous les quatre jusqu'à l'île de Ré pendant une semaine. Maintenant que le bateau a pris de la vitesse un vent discret soulève sa jupe mais ne fait qu'à peine onduler sa chevelure dans son dos. Elle laisse le soleil lui mordre les cuisses et répandre sa chaleur sur tout son corps au travers de son mince chemisier blanc. Paul s'est assis sur le siège du barreur et tient la roue d'une main distraite. Elle sait que lui aussi apprécie cet instant ; Paul est heureux dès lors qu'il est en mer, quel que soit le temps, même s'il est hors de question aujourd'hui de hisser le moindre morceau de toile — calme plat. C'est elle qui a insisté pour sortir après qu'ils eurent achevé leur repas, lui n'y tenait pas tellement — "Mais enfin, Christiane, tu vois bien qu'il n'y a pas un souffle de vent !" Elle le soupçonne d'avoir eu d'autres projets pour lesquels il n'était pas vraiment nécessaire de quitter le port, ou peut-être préférait-il simplement terminer l'installation de son nouveau sondeur. Elle l'a presque supplié, s'abaissant jusqu'à d'enjôleuses coquetteries qui l'ont enfin décidé à sortir faire un tour au moteur, rien que pour satisfaire son caprice. Que doit-il donc s'imaginer ? Elle se demande ce qu'il peut bien s'imaginer après cette petite comédie qu'elle vient de faire, un peu comme si elle voulait renouer avec le souvenir d'autres promenades en mer, une dernière fois, maintenant que rien n'est plus possible entre eux.

  "ça va ?" Paul a crié pour couvrir le bruit du moteur. Elle se retourne, esquissant son sourire le plus naturel :

  "ça va...

  — On va mouiller près de la Basse Notre Dame, sur les hauts-fonds... un petit bain de soleil, tu es d'accord ?

  — Comme tu veux..." fait Christiane la gorge un peu serrée, mais il ne peut pas s'en rendre compte. Il a coupé les gaz et lui frôle les jambes en montant sur l'étroit passavant pour aller préparer le mouillage tandis que le "Romanée", libéré de la poussée du moteur, continue de courir sur son erre. La petite brise tiède est tombée d'un coup, avec le silence, et le bateau commence à rouler très légèrement avant de s'immobiliser sur l'immense nappe turquoise que ne ride plus un sillage. Elle entend résonner le "plouf !" de l'ancre que Paul vient de mouiller puis il passe de nouveau contre elle, précipitamment, et la coque vibre une fois encore lorsqu'il bat en arrière pour bien étaler la chaîne qui se dévide sur l'étrave dans un lourd cliquetis de maillons dont paraît s'emplir tout le ciel. Puis il arrête enfin le moteur et le silence, grandiose, s'installe définitivement. Sur l'arrière, très loin semble-t-il à Christiane, la ligne de la côte, où l'on distingue encore la jetée sur un fond de verdure et de minuscules toits rouges, s'est amenuisée entre le bleu pâli du ciel et celui, plus intense, de la mer.

  Paul revient sur l'avant vérifier le mouillage. Trois mouettes planent très haut de conserve sans pousser le moindre cri. Christiane n'a pas bougé, comme si le spectacle soudain de ce calme alentour lui interdisait tout mouvement. Debout à son côté, une main sur le hauban, Paul demeure lui aussi un moment immobile. Mais les périodes de contemplation ne durent jamais très longtemps chez lui ; repris par son irrépressible besoin d'activité, il lui donne une tape sur la cuisse en redescendant dans le cockpit :

  "Allez hop ! farniente maintenant. Le plus beau solarium du monde !

  — Je n'ai pas mon maillot de bain, objecte-t-elle, réticente.

  — Ah, ah !... Et moi, tu crois que j'ai le mien ? On n'est pas venus jusqu'ici pour bronzer tout habillés."

  Il a déjà retiré son jean et quitte son slip en un clin d'oeil. Elle n'a pas aimé la façon dont il vient de dire ça, avec ce ricanement mi-égrillard, mi-moqueur dont elle ne perçoit que trop les sous-entendus évidents. Paul est nu, hâlé uniformément sans la moindre trace blanche de maillot. Il se retourne vers elle sans gêne pour l'inviter d'un énergique geste du bras :

  "Allez ! Ne fais donc pas l'idiote, quoi ! On dirait que c'est la première fois que tu me vois à poil. Je descends prendre les matelas."

  Il réapparaît quelques instants plus tard, les matelas de plage sous le bras ; Christiane est toujours assise sur le rouf dans la même position ; tous ses vêtements font un petit tas confus à ses pieds et elle expose avec volupté sa poitrine au soleil. Il feint de ne pas la regarder en allant vers la proue ; au passage il soulève un soutien-gorge du bout de son orteil :

  "Tu ferais mieux de mettre tout ça dans le cockpit, on ne sait jamais..."

  Il déplie les deux matelas sur la plage avant et s'allonge sur le dos avec un soupir d'aise, bras et jambes écartés.

  "Allez, viens donc ! fait-il au bout d'un moment. Tu ne vas pas rester te brûler les fesses sur ce rouf."

  Sans dire un mot, comme si on lui imposait ce déplacement contre son gré, elle vient s'allonger près de lui. Pour ce qui est du confort, bien sûr, il a raison : c'est beaucoup mieux que le rouf ; elle étire lentement ses jambes et ses bras, clôt les paupières et s'abandonne au soleil, bercée, sous son dos, par l'infime respiration de la houle.


 

 

 

VIII

 

  Elle a senti ce regard sur son corps comme une brûlure plus précise à l'intérieur même de la brûlure du soleil. Elle entrouvre les cils sur la vision du sexe de Paul, haut dressé, se détachant sur l'azur du ciel devant les mailles blanches du filet tendu autour du balcon. Il a tourné la tête de son côté ; sa bouche est contre son épaule :

  "Christiane ?... Je te désire", murmure-t-il lorsqu'elle ouvre complètement les yeux.

  Un bref instant elle ne voit plus que cette ancienne couverture de Charlie-Hebdo, de Wolinski peut-être, où Tabarly, à la suite d'un naufrage dans elle ne sait plus quelle course, faisait la planche dans le même état que Paul actuellement, avec, gréée sur sa verge triomphante, une petite voile carrée gonflée et cette légende qui les avait tant fait rire Georges et elle : "Je continue... pour la France !". Paul se méprend sur le sourire involontaire de Christiane, roule de son côté, l'enlace. Contre sa hanche, elle sent le contact insistant de sa chair tumescente. Il ne cesse de répéter à voix basse, jusque dans son oreille maintenant :

  "Je te désire, Christiane..., je te désire.

  — Ce n'est pas la peine de le dire", rétorque-t-elle en s'écartant.

  Dressé sur un coude, un sourire étrange aux lèvres, il parcourt d'un regard béat les souples vallonnements de son corps démuni.

  "Tu rougis ? demande-t-il narquois.

  — écoute, Paul, si tu n'arrêtes pas immédiatement, je m'en vais."

  Elle se redresse aussi, s'écarte encore. Elle n'avait pas envisagé que ça se passerait comme cela ; à vrai dire, elle n'avait rien envisagé du tout. Il profite de cette position oblique de son buste pour soutenir un sein qui pèse et lui chuchoter au visage en caressant sa poitrine :

  "Mais non tu ne t'en vas pas, mais non... Tu en as bien envie toi aussi, non ?..."

  Elle regarde le sexe de l'homme, vibrant entre ses cuisses, et lève vers la mer des yeux désemparés :

  "Arrête, enfin ! tu n'es pas fou ? n'importe qui peut nous voir !

  — Il n'y a pas un seul bateau à l'horizon, réplique Paul qui vient de jeter un regard circulaire ; tous ces imbéciles de plaisanciers du dimanche terminent tranquillement leur repas au ponton, aucun risque... Et même s'il y avait un risque ?" ajoute-t-il en se jetant sur elle.

  Une fois encore elle dit "arrête !", très fort, comme un cri ; tente de se dégager. Puis elle sent le bois chaud du pont sous son dos, à la lisière du mince matelas, et le poids de Paul qui la couvre avec douceur, une tendresse confiante à présent. Les trois mouettes, là-haut, n'ont pas cessé de virer parmi les lignes vertigineuses du gréement.


 

 

 

IX

 

  "Je vais me baigner, dit Christiane en repoussant le bras de Paul qui pesait sur son ventre, tu viens ?"

  Paul grommelle, dérangé dans la torpeur de son demi-sommeil. Sur l'arrière, Christiane descend déjà l'échelle amovible accrochée à la poupe ; il la voit disparaître au moment où il se met debout ; elle n'a pas fait un bruit en pénétrant dans l'eau.

  "Alors, tu viens, oui ?"

  Elle est là, sous l'étrave, l'arabesque à peine dorée de son corps déformée par la transparence de l'eau. Elle nage une brasse très lente qui la fait rester sur place ; puis se retourne sur le dos dans le chatoiement du soleil et sa chevelure traînante l'enveloppe d'un collier d'algues fines.

  "Tu viens ? Elle et vraiment bonne, tu sais", crie-t-elle à Paul qui reste appuyé au balcon avant, jouissant du spectacle.

  Il enjambe les filières, lève les deux bras, en équilibre sur le bordé, avant de la rejoindre dans un impeccable plongeon. Il n'y a plus personne à bord pour les voir. Dans un confus ruissellement il émerge soudain entre ses jambes, soufflant et crachant, et lui enfonce la tête sous l'eau avant qu'elle ait achevé une exclamation de surprise. A peine a-t-elle refait surface qu'il la saisit dans ses bras forts ; heureux comme un gamin de la plaisanterie qui montre sa supériorité virile dans les jeux aquatiques, il rit de la voir se débattre, tousser l'eau salée qu'elle vient d'ingurgiter et s'efforcer vainement d'éloigner de ses seins la poitrine velue qui les presse :

  "Lâche-moi ! ça suffit comme ça... Mais lâche-moi, quoi !"

  Paul continue de rire de bon coeur, s'ébroue joyeusement :

  "Sinon tu appelles, hein ?

  — Idiot !"

  Elle ne peut s'empêcher de lui sourire, mais il ne faut pas qu'elle sourie. Ils dansent tous les deux dans la mer, debout comme des bouchons. Il ne faut pas qu'elle accepte que l'eau soit si tiède et le soleil si chaud, ni l'homme avec qui elle se baigne au large, nue, autour de la coque blanche de leur bateau, finalement si bon compagnon, si plaisant. Il ne faut pas qu'elle se laisse prendre au jeu du faux bonheur facile. Subitement elle cesse tout mouvement et Paul, décontenancé, que sa jolie proie n'amuse plus, relâche à regret son étreinte. D'une forte poussée de jambes, elle prend deux mètres de distance avant de se retourner sur le ventre et s'éloigne, laissant sur la surface immobile le sillage onduleux de sa brasse coulée. Il la rattrape en quelques battements d'un crawl rapide :

  "Attends, Christiane, attends !... J'ai quelque chose à te dire".

  Elle s'est arrêtée ; elle maintient sa tête hors de l'eau par d'amples mouvements des bras :

  "Eh bien, dis-le, si c'est si important que cela.

  — Très important, fait Paul qui s'est mine de rien rapproché. Non, non, ne crains rien, je ne te touche pas, promis.

  — Bon, alors ?

  — Alors c'est le plus merveilleux après-midi que nous ayons passé ensemble, tu ne trouve pas ?"

  Elle se remet à nager sans répondre. Derrière elle Paul l'attrape par les pieds et la tire. Elle se retrouve, flottant allongée sur le dos, devant ses yeux rieurs.

  "Oh, oh ! dit-il d'un air admiratif, pour une bonne pêche c'est une bonne pêche ! Sacrée belle pièce !" Et il passe une main sous-marine sur le grand poisson blanc de son ventre, frôle du creux de sa paume la sombre toison ondulante. Christiane bat l'eau nerveusement de ses jambes pour se remettre à la verticale ; d'une pression sur son épaule il lui enfonce encore la tête ; puis elle émerge, le visage couvert de ses cheveux plaqués ; il ne la laissera pas tranquille, l'imbécile ; qu'est-ce qu'il va se figurer ? que l'avoir prise tout à l'heure sur le pont a suffi pour tout effacer ?

  "Je t'ai dit : ça suffit ! crie-t-elle excédée, la voix cassée par l'eau de mer qu'elle vient d'avaler ; ça suffit ! Si tu veux nager, nage ! Mais arrête de me tripoter. Moi j'en ai assez, je remonte à bord. Allez, nage !

  — Oh, la la... c'est bon ; j'ai compris, je nage ; puisque Madame a ses humeurs, qu'on ne peut plus s'amuser, je nage", répond Paul qui tente de garder bonne figure devant la violence imprévue de son amie. Il se lance dans une parodie de crawl athlétique qui fait bouillonner la surface sur une dizaine de mètres.

  "Alors comme ça, ça va ?" lance-t-il en se retournant. Mais Christiane ne l'entend pas : elle approche déjà d'une brasse rapide de l'échelle de la poupe. Sans insister, il reprend un crawl plus orthodoxe vers le large.

  Elle est remontée dans le cockpit et s'essuie dans la grande serviette de plage jaune d'or que Paul avait laissée là. Elle le regarde s'éloigner de ce crawl parfait que Georges enviait lorsqu'ils nageaient ensemble. Depuis qu'elle s'est frictionnée, elle a l'impression que le soleil est devenu vraiment brûlant sur sa peau. Là-bas Paul s'est arrêté et lui fait un grand signe de son bras levé. Elle se demande si elle va répondre puis agite enfin le bras elle aussi. Déjà il a fait demi-tour et revient ; il doit être à deux cents mètres du bateau à peu près. Très posément, Christiane se rend sur l'arrière, décroche l'échelle du bordé et la remonte dans le cockpit. Puis, sans se rhabiller, elle s'assied sur l'un des bancs de caillebotis, les bras écartés appuyés sur le pont. Paul approche rapidement. Elle a une très forte envie d'uriner, soudain, mais ne bouge pas. Elle se laisse aller sur le banc, au soleil. Un long filet sifflant coule sous le caillebotis, descend dans le cockpit vers les trous de nable du plancher à l'arrière. Elle lancera là tout à l'heure un seau d'eau de mer. Sous ses bras étendus les lames de teck du pont offrent un contact solide et chaud ; elle s'y appuie pour se soulever légèrement et aperçoit Paul, par dessus le bordé ; il n'est plus qu'à une vingtaine de mètres, toujours ahanant son crawl à la trop parfaite régularité de machine ; il ne la voit pas. En se laissant retomber sur le banc elle appuie délicieusement son dos à la tiède paroi de plastique blanc. Il n'y a pas un nuage au ciel que reflète fidèlement la moire bleutée de la mer ; mer et ciel, l'horizon grisâtre les confond dans une lointaine brume de chaleur. Le bateau n'a pas de mouvement perceptible sur cette étendue parfaitement immobile ; même la houle invisible qui se gonflait lentement sous la coque ce matin, à leur sortie du port, s'est complètement apaisée maintenant que la mer est étale. Seul le battement assourdi des pieds de Paul, répercuté par elle ne sait quel mystérieux écho, inscrit inexorablement dans l'énormité du silence comme le sillage d'un destin. Christiane l'entend longer la coque vers l'arrière, ralentir puis s'interrompre. Il a dû se mettre à la brasse pour approcher de la poupe. Elle continue de fixer la frontière indécise d'une ligne d'horizon où plus rien ne distingue de la mer la masse pesante de l'air qui paraît l'écraser. Elle attend un appel qui ne vient pas, l'appel que Paul va lancer d'une seconde à l'autre, qui ne vient pas — ou les secondes auraient-elles cessé de se succéder depuis que ne les scande plus le rythme du nageur ? Elle glisse ses bras toujours étendus derrière elle sur le bois rêche du pont et caresse du bout des doigts l'endroit précis où un angle fait la jonction avec le dossier de son banc ; elle caresse sans la voir cette arête arrondie dans son dos, lisière entre la matière rude du bois et la douceur lisse du plastique ; elle passe de l'une à l'autre au toucher, très lentement, de l'horizontale à la verticale, entièrement concentrée sur la sensation du bout de ses doigts. L'appel ne vient pas. Puis il vient et la surprend ; elle immobilise simultanément les doigts de ses deux mains sur l'angle de son dossier. Il la surprend comme une voix d'ailleurs déjà, d'au-delà du balcon arrière, sous la coque, déformée, atténuée peut-être par la forme de la poupe, essoufflée par l'effort que Paul vient de fournir dans sa performance de nageur exemplaire :

  "Christiane !... Remets l'échelle !... Christiane ?"

  Elle ne répond pas, ne bouge pas. Elle écoute le léger clapotis que fait Paul surnageant presque sous ses pieds.

  "Christiane ? Tu es à bord ?... C'est toi qui a retiré l'échelle ?"

  Le clapotis, à nouveau, trouble seul le silence. Puis trois coups, frappés fort sous la coque, se répercutent dans tout son corps.

  "Christiane ! Redescends cette échelle, merde ! Ça suffit, je ne trouve pas ça drôle..."

  Christiane déplace doucement son pied droit qui s'appuyait au fond du cockpit sur le montant d'aluminium de l'échelle. Paul frappe encore la coque trois ou quatre fois, puis elle l'entend jurer pour lui-même à voix mi-basse : "Connasse, va..." et le bruit de l'eau qu'il remue glisse rapidement dans son dos, sur bâbord : il nage le long de la coque vers la proue. Elle se retourne, à genoux sur le banc, et passe avec précaution la tête sous les filières par dessus le bordé : il est arrivé à la hauteur du mât ; il nage une brasse courte, nerveuse ; ses jambes musclées, aux pathétiques mouvements sporadiques de grenouille, lui semblent ridicules ainsi vues d'en haut. Il nage dans l'ombre de la coque.

  Elle se redresse, très vite ; elle a compris. Sur le passavant elle s'accroupit pour dénouer les bouts qui arriment aux chandeliers le lourd aviron de bois ; puis, dans le silence de ses pieds nus, bien inutile puisque l'aviron heurte plusieurs fois le pont, gagne la plage avant. Paul est déjà là. Il a saisi la chaîne du mouillage et commence à se hisser ; l'effort fait se tordre sur son dos ruisselant les serpents bruns de sa forte musculature ; il entoure la chaîne de ses jambes et atteint presque la ferrure d'étrave. Au cours d'une seconde de panique elle se rend compte qu'elle n'avait pas pensé à l'obstacle du balcon ; elle réussit pourtant à sortir l'aviron et frappe. Dans un éblouissant éclat qui rejaillit jusque sur ses pieds Paul est retombé à l'eau. Il fait quelques brasses pour s'agripper de nouveau à la chaîne et reste là, soufflant, les yeux levés vers elle ; le regard aigu, inquiet, partagé entre l'étonnement et la fureur.

  "T'es pas dingue, non ? Qu'est-ce qui te prend ? Va raccrocher cette échelle !

  — Non", fait simplement Christiane qui soutient son regard.

  Elle se dresse, nue, sur la proue, les jambes campées de chaque côté du guindeau, l'aviron appuyé près d'elle sur le balcon. Puis, comme cassée tout à coup, se penche sur l'étrave :

  "NON ! répète-t-elle dans un hurlement qui lui déchire la gorge, NON ! tu m'entends, NON ! Je n'irai pas remettre l'échelle !... Pauvre con ! Nage, pauvre con !

  — Bon, d'accord... Ecoute, Christiane, tu vas rentrer cet aviron et moi je vais remonter à bord par la chaîne, hein ? Et après on discutera tranquillement, on verra ce qui se passe... c'est pas grave. Allez, rentre l'aviron."

  Il vient de prendre conscience du danger et tente de calmer le jeu ; il fait ce que chacun à sa place aurait fait et la première chose à faire c'est de réussir à remonter à bord. Christiane laisse glisser l'aviron sur le pont et s'appuie de nouveau au balcon ; elle le regarde, et lui, cherchant à apprécier le nouveau risque qu'il court, ne la quitte pas des yeux.

  "Bon, je remonte", reprend-il au bout d'un moment en empoignant la chaîne au-dessus de sa tête et l'entourant sous l'eau de ses jambes nouées.

  Maintenant qu'il ne la voit plus, suspendu à sa chaîne et tout à sa progression, Christiane se baisse lentement ; elle reprend silencieusement l'aviron et le maintient avec effort au-dessus du balcon puis frappe, le laissant retomber de tout son poids. Paul a pris le coup sur la tempe mais n'a pas lâché prise ; trop surpris sans doute, il a le réflexe de survie, au lieu de se mettre hors de portée en retournant à l'eau, de redoubler d'efforts pour grimper.

  "Christiane ! Mais tu es folle !... Arrête !" crie-t-il dans sa panique, le cou tordu vers elle. Le tranchant de la lourde pelle l'atteint encore une fois à la tête.

  "Salaud..., murmure Christiane entre ses dents.

  — Christiane !"

  Il a cessé de monter, recroquevillé sur sa chaîne dans une dérisoire posture de protection instinctive.

  "Salaud !", geint-elle à bout de forces en assénant le troisième coup.

  Puis la mer enfin s'ouvre sous le corps de Paul, dans une éclatante gerbe silencieuse. Il reste flotter là, sur le ventre, les bras légèrement écartés ; son dos et sa nuque, à peine émergés, oscillent encore au soleil dans la transparence d'un ultime remous. L'aviron, que Christiane a lâché, flotte aussi à quelques centimètres de sa tête, vestige évocateur de quelque naufrage ignoré. Les doigts crispés jusqu'à la douleur sur le métal chromé du balcon, Christiane a levé les yeux vers le lointain bleu-gris de l'horizon qui est toujours aussi vide.

  Elle retourne à l'arrière et raccroche l'échelle à la poupe ; puis enjambe le balcon et se laisse glisser, avec un frisson, dans la fraîcheur de l'eau. Elle nage résolument vers l'étrave et pénètre de nouveau, en quittant l'ombre de la coque, dans la tiédeur indifférente du soleil. L'aviron flotte là, au ras de ses yeux, tout contre le cadavre de Paul. Elle s'efforce de ne rien voir d'autre quand elle le saisit d'une main rapide pour faire aussitôt demi-tour. Il n'était pas possible de laisser cet aviron dans l'eau. Remontée à bord, elle l'arrime à sa place habituelle, aux chandeliers sur bâbord ; dans moins d'une demi-heure il sera complètement sec. Elle puise un seau d'eau de mer pour arroser le banc où elle était assise en attendant Paul. Elle s'enveloppe dans le grand drap de bain jaune et se frictionne vigoureusement avant de se rhabiller. Elle choisit le coin le moins humide de la serviette pour mieux sécher ses cheveux et la suspend aux filières. Enfin elle revient sur l'avant : le corps de Paul a déjà dérivé à une trentaine de mètres du bateau ; ce n'est plus qu'un objet à fleur d'eau, surnageant au loin, qu'elle n'aurait pas su identifier.

  Sans s'attarder à le regarder, elle s'accroupit près du guindeau électrique et met le contact ; la chaîne commence à remonter en cliquetant, maillon par maillon, halant lentement le "Romanée". Son coeur se met à battre à grands coups quand elle constate que le corps de Paul paraît s'approcher beaucoup plus vite que le bateau n'avance ; puis, alors que le mouillage vient à pic, sa tête heurte la coque avec un choc sourd.

  Entièrement sortie de l'eau, l'ancre pend sous l'étrave. Lèvres serrées, Christiane coupe le moteur du guindeau et doit s'arc-bouter, tous les muscles tendus, pour la ramener sur le pont. Elle la fixe à sa place comme elle a vu si souvent Paul le faire et se redresse ; des larmes lui sont montées aux yeux. Elle se penche sur tribord, du côté où elle a entendu ce bruit tout à l'heure, et regarde : Paul est là, frottant contre la ligne de flottaison. Elle reste longtemps l'observer au cas où il glisserait finalement le long de la coque, emporté par un quelconque courant. Puis elle comprend que le courant, s'il y en a, entraîne aussi maintenant le "Romanée" et que Paul pourrait demeurer là, collé au bateau — à son bateau — peut-être pendant des heures encore, des heures à dériver ensemble dans l'attente d'un secours qui marquera sa perte. Au moment où elle comprend cela son estomac se noue et une curieuse dépression se fait en elle, comme un vide à l'intérieur de son torse ; elle a chaud soudain, beaucoup plus chaud que ne le justifierait l'innocente ardeur du soleil. Obsédée par ce dos de cadavre, elle imagine un instant, dans l'affolement de son angoisse, aller se remettre à l'eau et remorquer au loin, malgré sa répugnance, le corps compromettant. Puis lui vient l'idée de l'aviron et, tandis qu'elle commence à le détacher, elle pense à la gaffe fixée au rouf. C'est la gaffe qu'elle prend, soulagée d'avoir trouvé cette solution évidente. Courbée par-dessus les filières, du bout de la gaffe elle tâte le dos de Paul qui s'enfonce sous sa poussée, se dérobe, glisse. Elle doit le crocher dans l'épaule pour parvenir à le déplacer vers l'arrière. Mais le corps inerte tourne sur lui-même, résiste. "Tout corps plongé dans un liquide..." entend-elle dans sa tête ; "Idiote, se dit-elle, ce n'est pas le principe d'Archimède, c'est la résistance de l'eau" ; et ce dialogue intérieur calme un peu sa frayeur. Sur la peau luisante la gaffe dérape plusieurs fois ; elle doit reprendre sa prise, triturant sous les aisselles, autour de l'encolure, tirant dès que l'embout de plastique semble bien accroché. Le visage déformé par le dégoût et l'effort, l'image des gaffes anciennes, à croc d'acier, qu'utilisaient autrefois les matelots vient lui déchirer la mémoire. Paul, enfin, est ramené sur l'arrière et, d'une ultime poussée, elle lui imprime l'élan définitif vers l'abîme des cimetières marins. Animé d'un affreux tangage, il s'écarte à quelques mètres de la poupe.

  Là-bas, devant la jetée de Pornic, deux minuscules voiliers viennent de sortir du port.


 

 

 

X

 

  Christiane descend dans le carré et consulte le chronomètre du bord : il est presque quinze heures ; bientôt le plan d'eau sera sillonné de tous ces imbéciles de plaisanciers qui restent déjeuner au ponton, comme disait Paul. Dans une heure, au plus, l'un d'eux viendra la recueillir. Elle espère de toutes ses forces que Paul aura dérivé assez loin. Bien sûr elle pourra toujours attendre davantage pour leur faire des signes de détresse, mais il y aura trop de monde alors sur l'eau et son histoire deviendra de moins en moins crédible. Cette histoire, d'ailleurs, il faut qu'elle la prépare ; assise devant la table où ils ont déjeuné tout à l'heure, elle essaie d'en prévoir toutes les circonstances : pourquoi était-il nu, comment s'est-il noyé, pourquoi ces traces de coups qu'on ne manquerait pas de relever sur sa tête ? Si au moins on ne le retrouvait pas ce corps ! Mais elle ne se fait pas d'illusion : on le retrouvera, aujourd'hui ou plus tard, il faudrait un miracle ; alors elle devra tout expliquer, justifier le moindre détail. Mais pourquoi l'avoir frappé ainsi, sans réfléchir ? Il y avait certainement d'autres moyens. Elle a retrouvé son calme maintenant et passe en revue tous les moyens qu'elle aurait pu employer ; peut-être serait-elle parvenue à le noyer sans qu'il reste ces traces ? Bien sûr, elle aurait pu ; il est trop tard désormais ; il faut à tout prix inventer une histoire, une histoire qui expliquerait ces coups stupides qu'elle regrette maintenant, pas pour Paul évidemment — pour lui, de toute façon, ça n'aurait pas changé grand-chose -, pour elle. "Je n'aime pas le whisky, dit Christiane, je n'aime pas le whisky mais je vais tout de même prendre un whisky" ; et elle se lève pour chercher la bouteille et un verre dans l'équipet ; elle ouvre même la glacière et s'octroie un glaçon. En se rasseyant, elle rejette du bout des doigts ses cheveux en arrière ; ils sont encore humides. Je ferais mieux de sortir au soleil, pense-t-elle, il faut qu'ils soient complètement secs, je ne me suis pas baignée. L'idée qui surgit aussitôt malgré elle lui fait esquisser un sourire : il n'y a que Paul qui s'est baigné finalement... Tandis qu'elle remonte dans le cockpit, le verre à la main, elle se dit que c'est dégueulasse de penser ça, mais après tout ce n'est pas de sa faute, elle n'y peut rien : c'est venu tout seul.

  "C'est du cynisme, ça, dit-elle tout haut, t'es une cynique, ma petite... CYNIQUE !" crie-t-elle à l'étendue encore déserte avant de s'asseoir sur le banc.

  Lorsqu'elle entend le moteur, précis et régulier, froisser à peine la torpeur écrasante de l'après-midi, le verre qu'elle tient toujours à la main est vide depuis longtemps. Elle a l'impression de s'éveiller d'un assoupissement profond et se demande effectivement si elle n'a pas dormi. Elle se retourne et aperçoit le yacht blanc qui va la croiser à moins d'un demi-mille ; entre lui et la côte cinq ou six autres bateaux, échelonnés en une longue file immobile, suivent à peu près la même route. Une soudaine bouffée de chaleur lui envahit tout le corps ; elle se dresse pour jeter un regard éperdu autour d'elle sur la mer impassible : aucun indice, au loin, du cadavre de Paul, rien que le calme plat étouffant, au bleu sali, là-bas, par cette brume tenace qui semble s'être épaissie. Elle a pris sa décision très vite : ce sera ce bateau-là, c'est lui, il n'y a pas d'autre choix. Elle se précipite à l'intérieur et pose son verre dans l'évier, remonte, agite frénétiquement les deux bras. Les autres, à sa hauteur maintenant mais un peu trop loin, ont tourné la tête de son côté ; le barreur, coiffé d'un bob blanc, agite aussi la main dans sa direction, lui rend son salut ; et ils passent, ils vont beaucoup plus vite qu'elle ne le croyait. Alors Christiane se met à crier, sans interrompre les larges mouvements de bras au-dessus de sa tête ; de plus en plus consciente du ridicule de sa fausse situation de naufragée du dimanche, elle ne cesse de crier et d'agiter les bras. Le bateau, enfin, amorce un large cercle ; ils ont compris ; reviennent vers elle. Scrupuleusement respectueux de toutes les phases de la manoeuvre d'abordage, le barreur contourne le "Romanée" par l'arrière, vire encore pour venir, sur son erre, se ranger bord à bord et bat un instant en arrière afin de se maintenir à couple.

  Debout dans le cockpit, les bras ballants le long du corps, Christiane les a regardés approcher l'esprit vide. Ils sont cinq à bord, c'est tout ce qui l'intéresse pour le moment, ils sont cinq : il y a deux hommes en jeans et tee-shirt et deux jeunes femmes en bikini assises sur le rouf de chaque côté de la descente, et aussi un enfant, un petit garçon de cinq ou six ans qui a l'air d'une tortue avec ses bras nus maigrelets sortant du gilet de sauvetage comme d'une grosse carapace oranger. Elle ne sait pas quoi leur dire ; elle a pourtant passé en revue tout à l'heure tous les détails de son histoire, a vérifié leur fiabilité un par un, les examinant dix fois chacun, l'esprit torturé par la peur d'une faille imprévue, mais elle n'a pas envisagé ce qu'elle allait dire maintenant, comment elle le dirait, la première phrase à prononcer devant ces gens. Elle reste là plantée devant eux, stupide et muette, frémissant de l'urgence des mots à prononcer qu'elle ne trouve pas ; rien qui lui paraisse plausible, naturel ; chacune des phrases qui lui viennent à l'esprit semble ou trop détachée ou trop exagérément pathétique, susceptible d'éveiller des soupçons. Mais que dit-on, dans ces cas-là, que devrait-on dire ? Heureusement ce sont eux qui viennent à son secours ; le skipper au bob blanc, un type sanguin un peu fort, d'une cinquantaine d'années, élevant le ton pour faire porter sa voix comme s'ils étaient à des encablures alors qu'ils se trouvent bord à bord, finit par s'enquérir de la situation :

  "Vous avez des problèmes ? On peut vous aider ?"

  Si Christiane n'était pas dans cet état de désarroi frénétique elle se rendrait compte qu'il a posé sa question à l'instant même où son bateau s'immobilisait près du "Romanée". Dans un élan qu'elle ne contrôle plus, elle se précipite sur le bordé :

  "Il s'est noyé !" articule-t-elle, la voix altérée par une émotion qu'elle croit feindre.

  Ils la considèrent maintenant avec un intérêt surpris, déjà empreint de la gravité appropriée à la proximité du drame dont ils se sentent les témoins privilégiés. L'homme, à la barre, a perdu sa jovialité de circonstance pour froncer les sourcils, hésitant à comprendre :

  "Qui ça s'est noyé ? Comment ? reprend-il.

  — Il s'est noyé ! répète Christiane sur le point de sangloter pour de bon ; mon... mon ami ; il est tombé du bateau.

  — Passe à son bord, Jacques, ordonne le barreur à l'autre homme assis près de lui ; faut voir ce qu'il y a. Calmez-vous, continue-t-il à l'adresse de Christiane tandis que son compagnon enjambe les filières des deux bateaux en faisant attention à ne pas se fiche à l'eau, calmez-vous : Jacques monte avec vous... Chérie, demande-t-il à l'une des jeunes femmes, passe un bout à l'avant et à l'arrière et amarre-nous à couple, tu veux ? N'oublie pas les défenses !"

  Christiane n'avait jamais imaginé qu'elle tomberait dans les bras de son sauveteur lorsqu'il viendrait à bord. Et pourtant elle se jette dans ses bras, en larmes, à peine a-t-il mis les pieds dans le cockpit. Embarrassé, l'homme tente gauchement de la réconforter, lui tapote le dos, n'arrête pas de répéter :

  "Calmez-vous, voyons, calmez-vous... vous n'êtes plus toute seule, on va faire ce qu'il faut."

  J'en fais beaucoup trop, pense Christiane qui conserve toute sa lucidité par-delà les sanglots, mais merde ! j'en fais trop, j'en fais trop !... De toute façon elle sent bien qu'elle ne peut pas faire autrement.

  "C'est arrivé où ?" fait la voix de l'autre homme qui vient de monter aussi à bord. Elle réussit à se reprendre pour désigner vaguement la direction de Noirmoutier :

  "Par là... On rentrait à Pornic.

  — Il y a combien de temps ? interroge le barreur qui semble avoir l'esprit plus pratique que son ami.

  — Une heure peut-être... je ne sais pas.

  — Bon, ce n'est rien, ça... Il sait nager, non ?"

  Christiane lève les yeux vers lui ; c'est le moment crucial. Elle a retrouvé toute sa maîtrise d'elle-même et s'il faut jouer la comédie elle est à présent en mesure de la jouer :

  "Il est excellent nageur..."

  L'autre paraît sincèrement rassuré :

  "Dans ce cas il y a de grandes chances pour qu'on le retrouve ! Une heure dans l'eau avec un temps comme ça...

  — Mais il n'a pas pu nager ! insiste Christiane d'un ton qu'elle voudrait charger du plus convaincant désespoir ; il s'est noyé tout de suite en tombant ! On avait heurté un tronc d'arbre ; il est tombé dessus en essayant de le tirer avec la gaffe ; il est resté dans l'eau comme ça, je ne l'ai pas vu nager..."

  L'homme paraît perplexe ; elle se demande un instant s'il ne douterait pas de l'histoire du tronc d'arbre. C'est pourtant ce qu'elle a trouvé de mieux, de plus vraisemblable ; l'idée de la gaffe lui est venue après, en repensant à la façon dont elle avait halé le corps de Paul.

  "Vous êtes certaine qu'il n'a pas nagé ?"

  Il est trop tard pour reculer ; elle joue le tout pour le tout ; elle éclate en sanglots bruyants, étonnée elle-même que ce soit si facile :

  "Mais puisque je vous dis que non ! Je vous dis qu'il s'est noyé !

  — Vous n'avez même pas pu essayer de le repêcher ?

  — Je ne pouvais pas... il s'en allait très vite ; je n'arrivais pas à arrêter le moteur du bateau... Il faut faire quelque chose !

  — C'est pour ça, intervient le plus jeune des deux hommes qui n'avait rien dit depuis que l'autre était monté à bord, ils allaient trop vite, il a été entraîné par la bille de bois en voulant crocher dedans."

  C'est gagné, se dit Christiane, ça tient debout ; et elle ajoute pour ne pas les laisser réfléchir trop longtemps :

  "Je vous en prie, il faut faire quelque chose, vite !"

  Les deux femmes, deux jolies blondes à peu près du même âge que Christiane, suivent avidement toute la conversation depuis leur bateau, à genoux côte à côte sur la banquette du cockpit.

  "Venez, dit celle qui doit être la propriétaire, venez avec nous, ils vont s'en occuper." Elle tend la main pour aider Christiane à monter à bord ; elles la font asseoir, descendent lui chercher un rafraîchissement.

  "On n'a qu'à y aller ; à deux bateaux on pourra quadriller une plus grande surface", propose le plus jeune des deux hommes ; mais l'autre hoche la tête ; il n'est pas d'accord :

  "Ce n'est même pas la peine... Tu sais ce que c'est que repérer un homme à la mer ? Même par temps calme... surtout s'il ne surnage qu'à moitié. Je vais plutôt téléphoner à la Capitainerie pour qu'ils donnent l'alerte ; ils auront plus de chances que nous. Toi, pendant ce temps-là, t'as qu'à essayer de démarrer ce moulin.

  — OK, fait le jeune, t'as raison."

  Lorsqu'il émerge de son rouf après avoir téléphoné, le diesel du "Romanée" cogne déjà sourdement ; les moteurs des deux bateaux tournent à l'unisson, au ralenti.

  "Ne vous en faites pas, dit-il à Christiane en rejoignant la barre, les secours sont partis, on vous ramène à Pornic. Ça ira ?

  — Oui, oui, ça va maintenant..., répond l'une des blondes assise près d'elle.

  — Alors on y va. Passe avec Jacques et largue nos amarres, commande-t-il à l'autre fille. Prêt, Jacques ? Pas de problème ?

  — Pas de problème : il tourne comme une horloge."

  Pour éviter de répondre à de nouvelles questions, de crainte d'être amenée à se recouper plus tard, Christiane a adopté une attitude prostrée qui de toute façon convient bien à son rôle, pense-t-elle ; et pour respecter son silence tout le monde se tait à bord, même l'enfant. Les deux bateaux ont viré et naviguent de conserve vers l'entrée du port ; ils croisent la théorie de plaisanciers qu'elle avait vus sortir tout à l'heure mais ni l'un ni l'autre des barreurs ne fait quoi que ce soit pour tenter de les informer du drame, comme s'ils préféraient jalousement le conserver pour eux seuls ; il est vrai que ce serait inutile maintenant que le plan de sauvetage a été lancé. Christiane ne détache pas ses yeux du "Romanée" qui découpe au rasoir un fin sillage à leur côté. Il y a seulement quelques heures Paul était à la barre pour le trajet inverse, mais elle ne pouvait pas voir le bateau comme maintenant ; c'est vraiment un bateau superbe, à la fois rassurant et racé, puissant. Elle ne pense plus à ce qu'elle vient de faire, à ce qui va se passer une fois arrivés à terre ; elle se laisse porter par la vibration monotone du moteur, par cette parenthèse intemporelle que constitue toujours une promenade en mer ; "laisser porter", une expression de la marine à voile qu'elle a entendu parfois Paul employer par gros temps et qu'elle se surprend à répéter, inlassablement, au rythme berceur de cette houle infime à l'approche de la côte, perdue dans la contemplation de la fine carène du Romanée : laisser porter... je laisse porter....

  "L'hélico ! signale soudain le barreur, le doigt tendu vers l'horizon, ils ont fait drôlement vite !"

  Le battement des pales survole Christiane avant qu'elle réussisse à localiser l'hélicoptère ; incliné vers l'avant, la queue en l'air, il file à faible altitude vers le large. Il n'y a plus rien à faire désormais, se dit-elle, il n'y a plus qu'à attendre ; et cette constatation la laisse complètement indifférente.

  Après avoir pénétré dans le bassin, les deux voiliers vont s'amarrer au ponton d'accueil devant la Capitainerie. On les attend déjà : c'est un petit groupe de curieux que les deux gendarmes doivent écarter pour se rendre à bord ; sans doute s'imaginaient-ils qu'on leur ramènerait un cadavre mais il n'y a rien à voir, à part Christiane qui ne présente aucune particularité spectaculaire, et encore ne la voient-ils que très peu : avec la prévenance qui conviendrait à la malheureuse veuve de la victime, en tous cas avec beaucoup trop d'égards à son goût, les gendarmes la conduisent dans les bureaux de la Capitainerie, accompagnée de l'équipage du bateau sauveteur qui bénéficie aussi, de la part des spectateurs de la scène, de quelques chuchotements de considération. Elle a décidé de s'en tenir, pour sa déposition, au strict minimum déjà testé avec succès auprès des deux hommes qui l'ont recueillie ; mais la Gendarmerie risque de se montrer plus exigeante ; c'est l'histoire de la bille de bois qui l'inquiète : vaut-il mieux leur parler d'un tronc d'arbre ou d'une bille de bois ? Des billes de bois à la dérive c'est fréquent, elle le sait, ça constitue même un danger pour tous les navigateurs, Paul en parlait souvent lorsqu'il se mettait à évoquer les traversées au long cours qu'il n'avait jamais faites ; mais ne vont-ils pas rechercher aussi cette bille de bois, ne serait-ce que pour des raisons de sécurité, pour ne pas la laisser se trimbaler comme ça dans la baie ? Au tout dernier moment, elle choisit finalement le tronc d'arbre ; il peut s'agir simplement d'une grosse branche à la dérive, on ne s'en inquiétera pas, peut-être y a-t-il moins de risques. Elle précise aussi que Paul était nu, qu'ils étaient tous les deux nus à bord, pour profiter intégralement du soleil ; elle ne prévoyait pas que cela ferait difficulté — la plupart des plaisanciers ne pratiquent-ils pas le nudisme sur leur bateau ? — mais l'officier de Gendarmerie, celui qui prend sa déposition, se montre plus pointilleux :

  "Vous voulez dire que Paul Farba était un peu plus qu'un ami pour vous... "

  Il a l'air beaucoup plus gêné que Christiane qui s'attendait de toute façon à ce genre de question. Reconnaître cela lui semble de peu de conséquence dans la situation actuelle, puisque Georges de toute façon est au courant... Il est dans son intérêt de dissimuler le moins de choses possible. Elle répond sèchement, sans baisser les yeux :

  "C'est exact.

  — Et votre mari connaissait la nature de vos relations ?

  — Il la connaît.

  — Bon, enfin... je ne crois pas que ça ait beaucoup d'importance ici, mais vous comprendrez que je sois dans l'obligation de consigner le moindre élément concernant cette affaire, je suis désolé.

  — Je comprends", dit Christiane, mais elle se garde bien de faire allusion à sa récente rupture avec Paul, on ne sait jamais. Elle a vraiment hâte que tout cela finisse maintenant ; elle n'a plus qu'un désir : rentrer chez elle, rejoindre Georges, lui offrir sans qu'il le sache le sacrifice de son innocence si chèrement retrouvée et recevoir de lui le réconfort attendu pour ce qu'il ne manquera pas de considérer comme un affreux malheur. Puis elle pense à Ghislaine qui ignore tout, qui apprendra la mort de Paul en découvrant son infidélité. Alors elle prend sur elle toute la honte et l'humiliation de sa requête :

  "Je voudrais vous demander... la femme de Paul n'est au courant de rien... s'il était possible..."

  L'officier de Gendarmerie, qui n'a pas cessé d'écrire depuis un moment, a levé les yeux ; il transperce Christiane d'un regard de réprobation muette. Encore un qui doit être persuadé de l'absolue fidélité de sa femme, pense-t-elle avec mépris.

  "Ne vous inquiétez pas, Madame, les détails de votre déposition relèvent du secret de l'instruction ; nous ne l'informerions de vos relations avec son mari que si une enquête le nécessitait. Il s'agit d'une amie, sans doute ?

  — Je ne pense pas que ce détail vous soit indispensable", réplique-t-elle agacée ; mais aussitôt elle se mord les doigts d'avoir commis cette légère imprudence : pourquoi indisposer gratuitement ce gendarme au risque d'éveiller ses soupçons ?

  "Hum... fait-il, non, pas pour le moment, excusez-moi."

  Lorsqu'il propose de la faire raccompagner chez elle, une fois réglées toutes ces formalités, elle refuse. Elle refuse aussi l'offre de ses sauveteurs qui l'invitent à venir se reposer chez eux avant de quitter Pornic ; elle a déjà suffisamment gâché comme ça leur journée, et d'ailleurs ils n'insistent pas. L'une des deux femmes s'appelle Christiane comme elle ; au moment de se séparer, alors qu'ils lui laissent leur adresse (bien qu'elle n'ait aucune intention de les revoir), apprendre qu'elles partagent le même prénom crée entre elles une éphémère sympathie qui fait oublier un instant les circonstances dramatiques de leur rencontre ; en les quittant, tout de suite après, devant son Austin, elle croirait presque dire au revoir à de vagues relations qu'elle remercie d'un petit service qu'ils lui auraient rendu aujourd'hui. Elle a tellement hâte d'être seule, à présent, qu'elle démarre aussitôt, les laissant là sur le parking, étonnés de se retrouver simplement entre eux, comme avant l'événement qui est venu remplir leur après-midi et nourrira sans doute les conversations de leur soirée et des jours suivants, avec leur amis. En montant, en première, la pente raide qui rejoint la route de corniche, elle jette un dernier coup d'oeil sur le port, sur l'enchevêtrement serré des mâtures dont ne se distingue déjà plus celle du "Romanée" ; puis elle s'engage sur la corniche d'un coup d'accélérateur décidé, sans même se soucier de marquer le stop. Le port, désormais, échappe à sa vue.


 

 

 

XI

 

  Elle ne s'attendait pas à trouver Georges à l'appartement en rentrant ; c'est lui qui ouvre la porte, avant qu'elle ait le temps de sortir sa clef ; il a dû entendre monter l'ascenseur.

  "Rentre", dit-il simplement sans qu'elle puisse deviner ce que réserve cette invitation laconique.

  Il referme la porte derrière elle et la suit au salon. Elle est revenue sans avoir aucune idée de ce qu'elle ferait une fois arrivée ; Georges, normalement, n'aurait dû rentrer qu'à sept heures, mais elle n'ose pas lui demander ce qu'il fait là ; elle préfère le laisser parler le premier, que pourrait-elle dire, elle ? Elle ne se voit pas jouant la femme éplorée, encore sous le choc du drame qu'elle vient de vivre, se jetant dans les bras de son mari ; ça, il est hors de question qu'elle se le permette. C'est pourtant bien ce qu'elle aurait envie de faire, ce qu'elle a besoin de faire maintenant que tout est fini, après la contrainte qu'elle a dû s'imposer là-bas, tout l'après-midi, pour se dominer ; mais au moment où elle va se retourner, incapable de se contenir plus longtemps, sur le point d'arracher ce masque qui l'étouffe depuis des heures pour redevenir elle-même, la femme de Georges, la femme qui aime Georges, qui a tout sacrifié pour regagner son amour, c'est lui qui rompt le silence : elle a un mouvement de recul en se trouvant face à face avec lui qui l'avait suivie jusque devant le canapé où elle vient de jeter son sac à main :

  "Qu'est-ce que c'est encore que cette histoire ? Paul se serait noyé ? Tu étais avec lui ?"

  Le ton d'agressivité incrédule qu'a pris Georges, cette mise en question d'elle-même, comme un deuxième interrogatoire qu'elle aurait à subir, interdit heureusement tout abandon, lui permet de se ressaisir. A nouveau sur ses gardes, elle fait front, répliquant trop sèchement :

  "Je te remercie de ton accueil... Pourquoi me parles-tu comme ça ? ça n'a rien d'une histoire, comme tu dis, c'est la réalité : Paul s'est noyé sous mes yeux..."

  Attention, se dit-elle, attention ; je suis censée avoir été le témoin d'un accident horrible, je ne dois pas réagir comme ça, comme si j'étais sur la défensive.

  "C'est la gendarmerie qui t'a prévenu ? ajoute-t-elle pour revenir sur le terrain neutre de la stricte information.

  — Ils m'ont téléphoné au bureau, dit Georges qui s'est mis à marcher de long en large devant la baie vitrée ; ils m'ont raconté ce qui était arrivé en me demandant de venir t'attendre à la maison... Je ne comprends pas, continue-t-il après un silence, Paul qui est si bon nageur... il était comme un poisson dans l'eau..."

  Elle est prise d'une soudaine envie de saccager cette émotion qu'elle sent naître chez Georges, une émotion qui la dégoûte, dont elle devine bien qu'elle n'est pas l'objet :

  "Il y a aussi des poissons morts, dans l'eau..."

  Il cesse de marcher et la regarde, interloqué. Je n'aurais pas dû dire ça, pense-t-elle, mais qu'est-ce qui me prend ! C'est de sa faute, aussi, il n'a qu'à pas sortir de telles banalités. Mais Georges ne relève pas l'énorme incongruité de sa remarque ; il suit le fil d'autres pensées :

  "J'espère qu'ils auront prévenu Ghislaine.

  — Puisqu'ils t'ont prévenu, toi, il y a de fortes chances pour qu'ils l'aient fait : c'est tout de même elle la principale intéressée..."

  Comme s'il n'avait pas entendu, il se remet à faire les cent pas, tête baissée. Il paraît plus affecté qu'elle ne l'aurait cru par la nouvelle de la mort de Paul ; c'était son ami, après tout, peut-être son seul ami ; c'est aussi pour ça qu'il ne leur avait pas pardonné. Puis il vient tout à coup se planter devant elle qui l'observait sans bouger :

  "Mais qu'est-ce que tu foutais là-bas avec lui, toi ? Qu'est-ce que tu foutais ? On se payait une petite balade en bateau, hein, un petit extra ? Et tout était terminé en principe, il ne comptait plus pour toi !"

  Nous y voilà, se dit-elle, j'attendais ça ; mais là, j'ai de quoi me défendre ; ça passera ou ça ne passera pas mais j'ai de quoi répondre.

  "Qu'est-ce que tu foutais avec lui ? insiste Georges qui l'a prise par les bras et commence à la secouer.

  — Si tu veux bien te calmer, je vais te le dire. Et s'il te plaît ne me touche pas : je n'ai rien à me reprocher.

  — Bon, alors ? fait-il, un peu déconcerté par le sang-froid qu'elle affiche. Il lui lâche les bras.

  — Alors c'est très simple : j'ai demandé à le revoir pour mettre les choses au point, pour bien lui faire comprendre que tout était fini ; parce que dans ce domaine-là, ton ami Paul, il ne comprend pas vite, il est plutôt collant, je ne sais pas si tu es au courant. J'ai téléphoné pour le voir et comme il était sur le bateau c'est moi qui suis allée là-bas. Voilà, c'est tout."

  Georges hésite ; il n'a pas l'air convaincu ; il baisse pourtant le ton :

  "Et c'est comme ça que vous vous êtes retrouvés en mer tous les deux...

  — C'est comme ça, tout bêtement... Il a voulu faire une petite sortie au moteur pour essayer je ne sais plus quoi et je suis restée avec lui. Je ne vois pas pourquoi j'aurais refusé : on peut rompre et rester en bons termes, non ? Ce n'est pas ce que tu aurais souhaité ?

  — Hum... bougonne-t-il, tu étais donc allée là-bas pour rompre ? C'est ce que tu as déclaré aux flics ?

  — Bien sûr que non : je leur ai dit simplement que je faisais une promenade avec l'un de nos amis ; ils ont trouvé ça tout à fait normal, figure-toi.

  — Bon, fait Georges, j'aime mieux ça... Et toi, c'est pas trop dur à supporter tout ça, tu dois être à bout de nerfs ?"

  Une minuscule pointe de chaleur irradie dans le coeur de Christiane ; enfin ! pense-t-elle, enfin il s'inquiète de ce qui m'est arrivé ; j'ai cru que ça ne lui viendrait même pas à l'idée ou qu'il ferait tout son possible pour ne pas le montrer. Trop heureuse d'avoir obtenu seulement cela, elle ne cherche pas à solliciter davantage la compassion de son mari ; elle dit :

  "Personne ne pourrait imaginer ce que ç'a été... mais ça va, j'ai surmonté le premier choc." Elle a l'impression qu'il ne l'écoute déjà plus ; il s'est posté devant la fenêtre et contemple la ville à ses pieds, puis se retourne, simulant mal une subite inspiration :

  "Tu sais, je crois que je vais téléphoner à Ghislaine... On ne peut pas la laisser seule dans un moment pareil, elle a dû en prendre plein la gueule, la pauvre, lorsqu'ils lui ont annoncé ça."

  Pas tant que moi, songe-t-elle avec amertume, et de toute façon elle n'est certainement pas seule ; mais elle se contente de répondre :

  "Appelle-la si tu veux...

  — Elle aurait peut-être besoin que tu lui racontes un peu comment ça s'est passé, ajoute-t-il devinant la réticence de Christiane, ça lui ferait peut-être du bien de te parler ?

  S'il pouvait savoir ! se dit-elle sans même tenter de refuser ; comment pourrais-je raconter ce qui vraiment s'est passé, à qui donc ?


 

 

 

XII

 

  Le lendemain c'est Yvonne Lastarria qui l'éveille. Elle s'était sentie tellement fatiguée, après le départ de Georges, qu'elle s'était recouchée, simplement pour récupérer un peu, elle n'aurait jamais pensé se rendormir. La sonnerie du téléphone, insistante, l'a tirée d'un sommeil profond et sans rêves. En cherchant le combiné, à tâtons, sur la table de nuit, elle s'étonne de voir le radio-réveil indiquer déjà dix heures. La pièce, volets descendus, est restée dans la pénombre. A peine a-t-elle porté l'appareil à son oreille qu'elle doit l'en éloigner, tant on tonitrue là-bas, à l'autre bout du fil. Bien qu'à demi somnolant encore, elle identifie tout de suite la voix d'Yvonne :

  "ALLO !... ALLO !

  — Allo ?...

  — Ah, c'est vous, ma petite Christiane ? J'espère que je ne vous tire pas du lit, au moins ? Quand j'ai vu que ça ne répondait pas je me suis dit elle dort encore ; après toutes ces émotions, ça n'aurait rien d'étonnant, faut bien récupérer d'une manière ou d'une autre...

  — Non, non, il y a longtemps que je suis debout, ment Christiane qui allume la lampe de chevet et s'adosse à son oreiller. Je me suis levée avec Georges.

  — Ah, bon, vous me rassurez, parce que je n'aurais pas voulu... Quand on a vu ça dans le journal ce matin, ça nous a fait un tel choc... Quand je pense à cette délicieuse soirée qu'on avait passée chez vous il n'y a même pas deux jours, à ce pauvre Paul ! J'ai tout de suite dit à Jean faut que je l'appelle. Il m'aurait empêchée, figurez-vous, il préférait attendre : la discrétion et tout ça... Non mais, vous vous rendez compte ? Comme si on allait s'embarrasser de discrétion dans ces cas-là, hein ? Ah, mais je lui ai dit pas question, j'appelle tout de suite ; la pauvre petite, après les moments effroyables qu'elle a dû passer... N'est-ce pas, ç'a dû être terriblement éprouvant pour vous, ces minutes, ces... ?"

  Elle ne voit pas d'autre moyen d'endiguer le torrent verbal d'Yvonne que de répondre d'une voix neutre de circonstance :

  "Terriblement, oui... Ecoutez, je vous remercie...

  — Ne me remerciez pas ! reprend Yvonne relancée, c'est tout naturel ! C'est bien la moindre des choses qu'on puisse attendre d'une amie, tout de même ! Comme je disais à Jean, c'est dans ces situations-là qu'on voit les vrais amis, il n'y a pas à tergiverser. Moi, en tout cas, c'est ce que j'attendrais d'une amie si j'étais à votre place... Bon, vous me direz que je n'y suis pas, mais on peut toujours..."

  A ma place ! se dit Christiane avec une amère ironie, maintenant l'écouteur à vingt centimètres de son oreille ; pauvre Yvonne qui croit pouvoir imaginer ce qu'a été ma place ! Un sourire amusé vient s'esquisser sur ses lèvres à l'évocation d'Yvonne, dans sa large robe bariolée sur le pont du "Romanée", brassant l'air à coups de moulinets avec cet énorme aviron qu'elle manie à deux mains telle une épée de chevalerie. Puis Paul, agrippé à sa chaîne, hurle : "Christiane ! Christiane !", et son sourire s'achève en un rictus d'horreur, de dégoût horrifié d'elle-même. Comment puis-je avoir des idées si atroces, se reproche-t-elle, comment peut-on se permettre de jouer avec ça, mais qu'est-ce qui m'arrive ?

  "...la malheureuse, continue la voix d'Yvonne ; ils étaient tellement gentils tous les deux ! Elle avait beau prêcher l'amour libre, l'autre soir, vous savez que je n'en ai pas cru un mot ; c'était seulement pour le taquiner ; un couple pareil !... Mais finalement je connais Ghislaine moins bien que vous, on n'a pas les mêmes affinités... Je vais tout de même lui téléphoner, remarquez, mais je voulais avoir votre avis : si vous pensez que ça peut la réconforter de savoir qu'on est là, auprès d'elle, bien qu'on ne soit pas très intimes..."

  Intimes, continue de soliloquer Christiane, sans prêter davantage d'attention au bavardage d'Yvonne, on l'était, nous, intimes, Ghislaine et moi ; on l'est. Ghislaine est mon amie intime, énonce-t-elle dans sa tête très lentement, encore plus depuis qu'elle est veuve.

  "Bien sûr..., répond-elle, évasive, par simple politesse et pour ne pas avoir l'air trop absente, sans avoir bien saisi ce que lui demande Yvonne.

  — Vraiment ? Vous pensez que ça lui ferait plaisir ? C'est un peu délicat, vous savez, nous nous sommes à peine vues deux ou trois fois...

  — Bien sûr, répète Christiane qui a repris le fil de la conversation. Elle sera très sensible à un témoignage de sympathie comme le vôtre."

  Si elle entend la réponse d'Yvonne, elle ne la comprend pas ; elle se souvient de la soirée d'hier. Ghislaine était venue après que Georges lui eut téléphoné ; enfin, c'est Georges qui était passé la prendre. Il avait fallu qu'elle lui raconte en détails la mort de Paul, la version officielle évidemment, Georges avait insisté. Ghislaine avait été prévenue en fin d'après-midi, avec beaucoup de précautions, par la Gendarmerie : on n'avait toujours pas retrouvé le corps et ils ne conservaient plus tellement d'espoir avant la nuit qui interromprait les recherches ; mieux valait qu'elle se prépare à le considérer comme perdu. Christiane lui avait confirmé qu'elle l'avait vu se noyer sous ses yeux, assommé par le tronc d'arbre sur lequel il était malencontreusement tombé ; il n'y avait rien à espérer, quoiqu'en disent les sauveteurs. Ghislaine faisait ce qu'on attendait qu'elle fasse : elle pleurait, assise au bord du canapé ; Georges, près d'elle, lui avait passé amicalement un bras autour des épaules et tentait de la raisonner en lui faisant miroiter de faux espoirs ; il ne croyait pas à la mort de Paul. Christiane n'avait pu supporter plus longtemps sa présence : prétextant la fatigue et le contrecoup nerveux, elle était partie se coucher ; elles s'étaient embrassées avec effusion toutes les deux et Georges était resté seul réconforter Ghislaine. Vers neuf heures elle les avait entendu sortir : il la raccompagnait. Il était rentré, deux heures plus tard, mais elle avait fait semblant de dormir et il s'était couché dans l'obscurité de peur de l'éveiller.

  "Christiane ? Vous êtes toujours là ?...

  — Oui, oui, je vous écoute, Yvonne.

  — Ah... parce que comme je n'entendais plus rien... D'ailleurs je ne vais pas vous retenir plus longtemps. On dira que je suis bavarde après ça ! Tiens, je vois déjà Jean qui ricane dans son fauteuil... Ah, celui-là ! On est comme on est, hein ? s'il n'est pas content... Bon, en tous cas, si vous avez besoin de quoi que ce soit, vous n'hésitez pas. Voulez-vous que je passe vous voir cet après-midi ? Ou plutôt, que je suis bête, venez déjeuner à la maison !

  — Non, non, je vous remercie, s'empresse de protester Christiane à qui cette proposition a remis les pieds sur terre. Je vous remercie, vous êtes gentille ; mais je préfère rester seule, j'ai besoin de me reposer. D'ailleurs Georges doit rentrer plus tôt aujourd'hui, je vous assure que ça ira."

  Yvonne encaisse plutôt bien ce refus ; elle doit déjà penser à son coup de téléphone à Ghislaine :

  "C'est vrai que vous avez Georges, vous... Ah, c'est irremplaçable, ça ! Il peut tout vous arriver. C'est ce que je répète tous les jours à Jean : nous ne connaissons pas notre bonheur. Et puis un homme comme Georges... Ce n'est peut-être pas le moment de dire ça, mais vous avez de la chance, ma petite Christiane, vous savez, vous avez de la chance.

  — J'ai de la chance, c'est vrai, confirme Christiane pensivement.

  — N'est-ce pas ? Bon, cette fois-ci je vous laisse, mon petit... Et surtout n'hésitez pas à m'appeler, hein ? quelle que soit l'heure, promis ?"


 

 

 

XIII

 

  C'est une journée comme les autres qui commence. Georges est au bureau et elle, puisque ce sont les vacances, n'a rien d'autre à faire qu'à laisser passer le temps. Pour la grasse matinée, qu'elle s'octroie souvent dans ces cas-là après le départ de Georges, c'est déjà fait, et s'il n'y avait pas eu cet importun coup de fil d'Yvonne tout porte à croire qu'elle serait encore au lit. Il est trop tard pour y retourner à présent et pourtant elle ne se sent pas suffisamment reposée : ce n'est pas une envie de dormir, non, elle a assez dormi comme ça, mais plutôt une sorte d'état de fatigue généralisée, de lassitude larvée. Elle enfile un peignoir et remonte les volets roulants avant d'aller préparer son petit déjeuner.

  C'est une journée comme les autres. Paul est mort, bien sûr — c'est elle qui l'a tué — mais elle constate avec étonnement que cette mort ne change rien au déroulement de ses jours. Que Paul soit mort ou vivant, c'est ainsi qu'elle prenait son café dans la cuisine ensoleillée ; les gestes qu'elle accomplit ne sont pas différents, ni le déclic du grille-pain qui vient d'éjecter sa tartine, et les longues heures d'occupations domestiques, de courses en ville ou de lecture en attendant le retour de Georges seront sans doute les mêmes. C'est une journée comme les autres, ne cesse-t-elle de se répéter, comme il y en aura beaucoup d'autres. Puis elle prend conscience qu'elle ne s'était jamais dit cela les autres jours, qu'elle n'avait jamais eu besoin de se le dire et que c'est cela justement qui a changé ; elle comprend que plus rien ne sera jamais comme avant, même si l'on ne retrouve pas le cadavre de Paul, même si Georges revient vers elle, lui ayant enfin pardonné.

  Les deux coudes posés sur la table, elle tient son bol entre ses mains sans boire. Son attention s'est perdue, au-delà de l'étroit couloir, dans l'embrasure de la porte du salon que baigne la froide lumière du matin. Christiane éprouve en silence toute l'horreur, non plus de son acte dont elle découvre maintenant l'absurde vanité, mais d'une solitude qu'elle n'avait pas mesurée. "Georges, implore-t-elle, oh, Georges..."

  Lorsqu'elle entend tourner le verrou de la porte d'entrée elle n'a même pas terminé son café. Elle repose le bol refroidi sur la table et attend. La haute stature de Georges vient remplir l'encadrement de la porte de cuisine.

  "Déjà ! fait-elle sans se lever. Mais quelle heure est-il ?"

  Il la dévisage d'un regard scrutateur, comme s'il voulait percer son secret ; il n'a pas bougé :

  "Onze heures et demie, se contente-t-il de répondre.

  — Tu es déjà rentré ?"

  Il fait deux pas pour s'asseoir en face d'elle, tâte la cafetière électrique et reprend un café dans son bol sale du matin qu'elle avait laissé sur la table. Il n'a pas retiré son veston.

  "On a retrouvé Paul..."

  Christiane reste impassible ; elle le regarde boire ; il n'a pas pu remarquer le frisson qui vient de la parcourir de la tête aux pieds.

  "Le juge chargé de l'affaire m'a fait venir... Il voulait des précisions sur nos relations avec Paul... Je lui ai dit que tu étais sa maîtresse..."

  Ce qui l'inquiète, beaucoup plus que le fait qu'on ait retrouvé le corps — c'était inévitable, elle s'y attendait — c'est le débit mesuré de Georges, cette façon qu'il a d'apprécier l'impact de chacune de ses phrases, sans la quitter des yeux. S'il croit la mettre dans l'embarras, il se trompe ; malgré son émoi, elle prend plaisir à désamorcer sa révélation du ton le plus dégagé :

  "Il le savait déjà ! Je l'ai dit aux gendarmes hier..." Et elle se ressert aussi un café, sans trop trembler. Georges a accusé le coup :

  "Tu le leur as dit ? Mais qu'est-ce qui t'a pris ?

  — Je ne voyais pas pourquoi le cacher. Tu l'as bien dit, toi... Et de toute façon, quelle importance maintenant ?"

  Le soudain emportement de Georges la surprend :

  "Mais ça peut se retourner contre toi ! Tu ne te rends pas compte ! Imagine...

  — Dans ce cas-là, on sera deux à en partager la responsabilité, fallait y penser avant."

  Il paraît méditer longuement cette évidence avant d'ajouter :

  "Le juge a demandé à te voir aussi ; je crois qu'il va ouvrir une enquête... Je lui ai dit que tu irais cet après-midi."

  La première pensée qui lui vient, à l'annonce de cette enquête, c'est qu'ils vont certainement mettre Ghislaine au courant ; elle aurait voulu qu'elle ne soupçonne jamais rien pour Paul et elle, que ses relations avec elle n'en soient pas affectées ; en ce qui la concernait c'était resté une aventure sans importance ; elle n'avait même pas l'impression d'avoir trompé Ghislaine. Son humiliante tentative, à Pornic, pour la protéger, n'aurait donc servi à rien. Quant à la suite des événements, elle ne voit pas d'autre attitude que de se confier au destin.

  "Bon, j'irai, soupire-t-elle. J'ai vraiment hâte que tout cela soit fini."

  Georges se lève sans une parole pour la conforter ; elle se fait la réflexion qu'il n'a même pas proposé de l'accompagner. Avant de quitter la cuisine, il se retourne et lui jette encore un long regard muet qu'elle parvient pourtant à soutenir jusqu'au bout.

  "Georges ?

  — Qu'est-ce qu'il y a ? répond-il de l'entrée où il suspendait son veston.

  — Tu restes manger ici à midi ?"

  Elle l'a rejoint devant la penderie ouverte et se tient là près de lui, dans son léger peignoir, agitée d'elle ne sait trop quel fol espoir. Il attend pour répondre ; finit de raccrocher le cintre et ferme la penderie :

  "Ce n'est pas possible : je dois déjeuner avec un client.

  — Mais tu ne pourrais pas te décommander ? Pour une fois, il comprendrait...

  — Pas possible, répète Georges après une hésitation, il faut que j'y sois à midi et demie".

  Puis elle frémit en sentant qu'il lui pose les deux mains sur les hanches. Ce qu'elle croit voir passer dans ses yeux, à cet instant, c'est comme le regret de leur tendresse d'autrefois. Il fait enfin demi-tour et s'installe au salon devant la console de son ordinateur.


 

 

 

XIV

 

  La prochaine fois qu'elle revoit Georges, c'est au parloir de la prison, le lendemain. Le juge s'était montré très correct, courtois même, au cours de son interrogatoire. Il avait néanmoins décrété aussitôt la garde à vue, dès qu'elle avait avoué. Christiane n'avait pas essayé de dissimuler ou de nier quoi que ce soit ; à quoi bon : les traces que portait le cadavre de Paul prouvaient de façon suffisamment explicite qu'il ne s'était pas assommé en tombant sur un bois flottant... Il y avait aussi les griffures et les contusions laissées sur le corps par l'embout de la gaffe. La motivation passionnelle du crime ne faisait guère de doute connaissant les relations de la victime et de Christiane qui figuraient dans sa déposition et que Georges avait confirmées au juge le matin même — combien cet élément avait pesé, ainsi que Georges l'avait pressenti, elle s'en rendait compte maintenant. Aussi avait-elle tout de suite reconnu les faits ; elle s'était même accrochée à cette hypothèse du crime passionnel qui lui permettait de ne pas évoquer la véritable nature de son geste (s'ils avaient su combien il était prémédité et ce qui l'y avait poussée !). Elle avait affirmé que Paul, profitant de leur isolement sur le bateau en pleine mer, avait abusé d'elle contre son gré — ce qui n'était pas loin de la réalité et constituait pour elle une circonstance atténuante. Le juge enregistrait ces aveux sans faire de commentaire, posant simplement une question çà et là pour lui faire préciser un point de détail, sans cette attitude de suspicion agressive qui caractérisait toutes les scènes semblables qu'elle avait pu voir au cinéma ou à la télévision. Tout s'était déroulé avec la plus parfaite correction et elle considérait cela comme un indice favorable dans la perspective de son procès ; elle se serait même attendue à ressortir comme cela du bureau du juge, dans une sorte de liberté provisoire, en attendant on ne sait trop quelle procédure. Mais il avait ordonné son incarcération immédiate ; elle avait accepté la chose comme une contrainte allant de soi, une nécessité incontournable, certes, mais mineure. Elle s'était laissé conduire dans sa cellule, avec le sentiment de solitude amère, mêlé de vague curiosité, d'une collégienne pénétrant, le dernier soir des vacances, dans les couloirs austères d'un nouveau pensionnat, sans bien réaliser qu'elle allait en prison, peut-être pour des années. Elle était transportée par l'idée de pouvoir parler à Georges désormais, lui expliquer librement tout ce qu'elle avait fait pour lui, pour regagner sa confiance, son amour ; jamais plus Paul ne viendrait les séparer.

  Georges avait tenté de la voir le soir même, dès qu'on l'avait averti, mais il était trop tard pour les visites. Il est revenu aujourd'hui. Il est là, devant elle. Elle lui trouve le même regard qu'hier midi dans leur appartement, lorsqu'il lui avait saisi les hanches en silence. Il y a ce grillage entre eux qu'elle ne voit pas, elle s'en est trop approchée. Ils restent muets l'un et l'autre un long moment, à se dévisager. Christiane paraît plus pâle dans sa blouse grise de détenue, encore plus pâle qu'à l'ordinaire, mais sa longue chevelure noire défaite sur ses épaules est magnifique. Lui, doit venir directement du bureau ; son torse puissant gonfle la blancheur de sa chemise sous la cravate de soie rouge qu'il met toujours avec cette veste en lin. Elle le regarde, les yeux illuminés de ce qu'elle va lui dire, radieuse, presque, d'un bonheur qu'il ne peut pas comprendre. Un demi sourire lui éclaire le visage de deviner, tant elle le connaît bien, les premiers mots qu'il va certainement prononcer ; et ce sont ceux qu'il prononce :

  "Ma pauvre chérie... Mais qu'est-ce qui t'a pris ? Comment peut-on faire ça ?..."

  D'abord elle ne s'étonne pas de voir ses yeux s'assombrir lorsqu'il l'entend répondre d'un ton étrangement calme :

  "C'est pour nous que je l'ai fait, tu sais.

  — Pour nous !

  — Paul m'avait fait perdre ta confiance, ton amour... Je n'avais pas d'autre choix. Qu'est-ce que tu voulais que je fasse ?

  — Mais pas ça, tout de même ! s'écrie-t-il en étouffant sa voix.

  — Si, c'était la seule solution : tant qu'il aurait été vivant tu aurais continué à me reprocher je ne sais quoi, que je tenais à lui, qu'on n'avait pas vraiment cessé de se voir... j'en suis sûre. J'y ai réfléchi, tu sais, t'imagine pas qu'on fait ça à la légère."

  Georges jette un coup d'oeil inquiet à la surveillante, assise sur sa chaise dans un coin du parloir aux murs bleu délavé ; elle n'est là visiblement que pour la forme et ne fait aucun effort indiscret pour suivre leur conversation. Il s'efforce pourtant de parler à voix plus basse, les sourcils haussés par la stupéfaction :

  "Tu veux dire que tu avais tout prévu ? que tu savais en allant là-bas ce qui allait arriver ?

  — Tout prévu, non ; mais j'y suis allée pour le tuer, c'est vrai ; je ne savais pas encore comment... Tu crois que je serais là si j'avais vraiment tout prévu ?

  — Mais, tu es folle... folle ! fait-il, atterré par l'apparente sérénité de Christiane.

  — Folle de toi, oui...", lui lance-t-elle dans un souffle désespéré.

  Puis, devant l'incrédulité horrifiée qu'elle découvre dans les yeux de Georges, elle se précipite sur le mince grillage qui les sépare en hurlant :

  "Tu ne comprends donc pas que je ne pouvais plus le supporter ?... Tu ne comprends donc rien ! Après ce que tu m'as fait subir, tous les jours, pendant une semaine !... Je ne pouvais plus ! Je ne pouvais plus l'avoir là, entre nous ; il nous avait détruits, tu comprends, détruits !... Je ne pouvais plus..."

  Au moment où la surveillante, alertée, arrache Christiane de la grille pour la reconduire hors du parloir, Georges a déjà reculé vers la porte ; il n'est pas nécessaire de lui signifier que la visite est terminée. La femme qu'il voit disparaître, entraînée par la gardienne qui lui a passé un bras autour de la taille, c'est sa femme, c'est Christiane. Il ne la reconnaît, de dos, qu'à sa chevelure splendide en désordre sur cet inhabituel vêtement grisâtre.

 

 

  Il respire, dès qu'il a passé le porche de la prison, en retrouvant le grondement rassurant de la circulation sur le boulevard. Un instant il laisse errer son regard sur l'agression familière de toute cette agitation urbaine avant de se diriger vers sa voiture, stationnée quelques dizaines de mètres plus bas ; il a besoin de reprendre ses marques.

  La portière s'ouvre dès qu'il parvient à sa hauteur :

  "Alors, demande Ghislaine en se glissant sur le siège du passager, tu l'as vue ?"

  Il prend le temps de s'asseoir, de reclaquer la portière, et pose ses deux mains sur le volant. Elle a coupé la radio.

  "Je l'ai vue.

  — Et ça va ?... Qu'est-ce qu'elle t'a dit ?

  — Rien de particulier. Je ne comprends toujours pas...

  — T'as pas eu l'impression qu'elle se doutait de quelque chose pour nous deux ?"

  Il se tourne vers elle, brusquement :

  "Bien sûr que non, voyons ! Si tu crois que c'est lui qu'elle aurait tué autrement !..."

  Il se tait quelques secondes, les yeux à nouveau perdus au-delà du pare-brise, avant d'ajouter, songeur :

  "On a peut-être eu de la chance, finalement...

  — Dis donc, rétorque Ghislaine mi-grondeuse, tu en parles bien à ton aise ! Faudrait tout de même pas oublier que Paul était mon mari !

  — Et moi, alors, qu'est-ce que je suis ? demande-t-il, ragaillardi par l'enjouement de Ghislaine.

  — Oh, toi, vient-elle lui murmurer dans le cou en l'embrassant, tu es l'homme que j'aime, ça n'est pas la même chose..."

*     *

*

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