Christmas Carole (1/6)
Olivier Verdy
— Dégage de là ! Eh toi ! Dégage de là ! Soit tu achètes, soit tu t'en vas ! Et vu comme tu es accoutrée, tu ne dois pas avoir beaucoup d'argent alors file. Tu gênes les clients.
Devant le stand de marrons chauds, ça sent bon l'hiver et la neige. La mini locomotive noire et fumante est installée sur le marché de Noël, fièrement parquée entre le comptoir vin parfumé à la cannelle et la longue file d'attente gaufre, crêpes et beignets. Comme chaque année, l'allée des douceurs fait le plein de visiteurs dégustateurs venus profiter d'un en-cas sucré ou d'une boisson revigorante après une visite du marché ou un tour de manège à la fête voisine. Les enfants y sont bien sûr multi-représentés : cagoulés, bonnetés et même souvent gantés. L'addition des saveurs laisse peu de répit aux narines : miel, pommes d'amour ou barbes à papa côtoient les émanations alcoolisées des boissons hivernales. Ce joyeux mélange entraîne les passants dans la joie et les fêtes approchantes et ils sont peu à résister à l'appel du goûter, chacun trouvant sa propre excuse pour rester en paix avec sa conscience.
Grand, charpenté, le vendeur de marrons porte un pantalon sans formes et un pull sur lequel un tablier bleu-gris vient le protéger de la noirceur du charbon. Ses mains sont tout aussi noires et sa casquette dissimule à peine des cheveux gris-blanc. À regarder son visage, on comprend immédiatement que ses excès nocturnes un peu trop fréquents, quotidiens même peut-être, commencent à le marquer durablement.
Il prend une pelletée de marrons noirs et brûlants et la fourre dans un cône en carton blanc. Tout sourire, il la tend à un homme entre deux âges puis oriente sa main vers un petit garçon d'une dizaine d'années. Ce dernier attrape le cône, les yeux affamés, et envoie un merci du bout des lèvres sans quitter le précieux cadeau des yeux. Son père tend quelques pièces au marchand. Un merci, un au revoir et une bonne soirée plus tard, les clients se détournent et repartent vers la fête, prêts à profiter de leur petit bonheur.
— Allez va-t'en et ne reviens pas. Va mendier ailleurs. Je ne veux pas avoir à te le redire.
Le Marchand fait mine de mettre un coup de pied à la fillette qui, de peur, recule un peu puis s'éloigne, préférant le froid de l'hiver à la douleur des coups. Et elle sait de quoi elle parle : elle connaît les deux.
Son foyer est pourtant chauffé et elle y vit avec sa maman et son petit frère. Il y fait même bon. Mais dans un studio pour trois on se retrouve vite à l'étroit. Il ne reste alors que les toilettes ou l'extérieur si on veut s'isoler un peu. Alors, quand sa maman reçoit un ami ou que des copains de son frère viennent jouer, elle préfère sortir et arpenter les rues. Et c'est là qu'elle a rencontré le second sous les traits d'un adolescent un peu désorienté et qui reproduit dans la rue ce qu'il doit subir chez lui. Au moins treize ans et une violence qui transpire sous ses vêtements trop courts. Il a commencé à la taquiner, à l'agresser, à essayer de lui voler des sous, un goûter ou n'importe quelle chose qu'elle aurait et pas lui. Puis, après les refus vinrent les courses poursuites et il réussit quelques fois à la rattraper et à lui balancer deux ou trois bonnes claques. Elle évite maintenant tout un quartier quand elle sort. Dommage, c'est plutôt joli d'aller se promener au bord de la rivière.
Sortant de la zone restauration, la petite ne retourne pas vers la fête foraine, décide de partir du marché et s'engage dans une longue avenue à demi éclairée. Ici, les gens circulent sur deux files. Celle des gens qui vont au marché et celle de ceux qui en reviennent. Au premier passage pour piétons, elle traverse alors la rue pour retrouver un peu de quiétude. Plus elle s'éloigne et plus les bruits, les lumières, les odeurs et les présences se font rares. La solitude tant désirée après une visite dans la foule.
Un bruit sourd rompt ce silence. Une silhouette se découpe à côté d'un banc. Le jeu des réverbères la rend presque gigantesque et effrayante. Une femme d'une bonne soixantaine d'années regarde par terre. Elle pose des sacs sur le banc avant de s'accroupir. Un des sacs s'est renversé et divers fruits et légumes sont éparpillés sur le sol. Engoncée dans un grand manteau, un chapeau sur la tête, mitaines et godillots, la femme semble cependant à peine réchauffée. La petite s'est approchée et sans un mot se penche pour aider son aînée à récupérer ses précieux biens. Des mandarines qui ont roulé se sont éparpillées en différents endroits : sous le banc, dans le parterre de fleurs, sur le bord du trottoir. La dame observe tout cela d'un mauvais œil. Peur d'être dévalisée ? Peur que la fillette ne lui vole ses autres sacs ? Et c'est d'un regard inquiet qu'elle cherche ses affaires, prête à vociférer ou à déguerpir à la première alerte.
Pendant qu'elle termine de ranger la plupart de ses courses dans les deux sacs restants, elle épie la fille qui, à demi couchée, tend la main sous le banc pour récupérer les derniers agrumes.
Elle se relève alors et s'approche de la dame, les mains ouvertes sur trois mandarines, le visage empreint de sourire et de gentillesse. La femme la regarde, prend les mandarines, les fourre dans son sac, bafouille un merci à peine audible avant de tourner les talons et de partir comme si sa vie en dépendait.
Dans le calme retrouvé, la petite s'assoit sur le banc et regarde tout autour : les immeubles, le ciel, les massifs, la nuit. Son esprit s'évade. Elle est dans une grande maison, assise près du feu. Sa mère, installée confortablement, feuillette un magasine. Son petit frère est à côté d'elle. Il rit aux éclats les enfants se chatouillent, s'arrêtent pour contempler l'âtre quand une bûche crépite puis reprennent leur jeu se surprenant tour à tour. Ils sont simplement heureux. Des larmes coulent doucement sur la joue de la fillette. Sans y prêter attention, elle tend ses mains vers ce feu imaginaire, se réchauffant autant le corps que le cœur.
— Comment t'appelles-tu ?