Christmas Carole (5/6)
Olivier Verdy
La porte cochère s'ouvre et un pompier sort, suivi d'un second, puis d'un brancard. « Ca» accélère le pas. Quand elle arrive, sa grand-mère se retourne et la bloque en la prenant dans ses bras.
—Tout va bien ma chérie, tout va bien ne t'inquiète pas.
Le mensonge a du mal à passer derrière les yeux rougis de larmes de sa mamie. Et «Ca» essaie de voir qui est sur le brancard, mais le câlin l'empêche d'approcher pour s'en rendre compte. Elle tente de se dégager brusquement au moment où, la civière passée, c'est sa mère qui émerge et la prend à son tour dans ses bras. Là encore, le discours rassurant ne laisser aucune place au doute : Charles est très malade.
«Ca» est récupérée par sa grand-mère quand sa maman monte dans le camion. La petite fille se précipite alors et saute dans l'ambulance. Son petit frère est couché. Il a un masque sur le visage relié à des tuyaux. Il a aussi une aiguille dans le bras. Il est tout blanc. Elle l'observe. Il semble à peine respirer. Toute la soirée d'anniversaire vient de s'écrouler. Plus de repas. Plus de cadeaux. Plus de gâteau Plus de rires et de joie ce soir. Et cela est loin d'être le pire dans la tête de «Ca». Et si son frère ne revenait jamais à la maison ? Et s'il ne se réveillait plus? Elle tente de l'appeler, de le toucher, de prendre sa main. Les pompiers entrain de sangler le patient et de ranger leur matériel laissent quelques instants la fillette. Sa mère se veut de nouveau rassurante.
—Ne t'inquiète pas. Charles est tombé comme il a déjà fait. Il était très fatigué alors on a préféré l'emmener à l'hôpital. Là-bas, ils vont lui donner des forces. Il faut aussi que tu sois forte ma chérie et que tu prennes soin de ta grand-mère, elle est toute chamboulée. Moi je vais dans le camion avec ton frère, d'accord ?
Sa mère sanglote et sa voix chevrotante cache difficilement son grand désarroi. Elle se penche et indique à sa mère qu'ils vont se rendre aux urgences de l'hôpital Lenval et qu'elle appellera plus tard. Après avoir reçu un bisou très appuyé de sa mère, «Ca» se retrouve comme portée dans les airs par de grandes mains musclées. Un pompier l'a attrapé pour la déposer dehors. Au moment où elle touche le sol, elle relève la tête et se retrouve face à face avec une tête connue.
—Alors petite fille, après tout ce que tu as fait pour moi tout à l'heure, tu ne voudrais quand même pas qu'on soit en retard, hein ? On va prendre bien soin de ton petit frère, je te le promets. Tu as un grand cœur et tu es une sœur formidable, j'en suis sûr.
L'homme dont la voiture était bloquée est là, devant elle. En tenue de pompier. Rassurant, souriant. Il lui presse un peu l'épaule puis se retourne, tape sur le côté du camion, monte et ferme la portière arrière alors que sa mère lui jette un dernier regard. L'ambulance démarre, la sirène sonore ajoutant au dramatique de la situation.
«Ca» est dans le bras de sa grand-mère. Elles regardent le véhicule s'éloigner puis lentement rentrent dans la résidence.
Aux fenêtres, les curieux accumulés font de même et reprennent leurs activités de fin de journée. Ils auront un événement de plus à commenter ce soir au repas.
Le petit appartement n'est pas en désordre, mais on sent qu'il a été quitté en vitesse et qu'un chemin a été plus ou moins tracé entre la table et la sortie pour laisser passer un groupe ou un brancard.
— Mamie, qu'est-ce qu'il a Charles ? Qu'est-ce qu'il s'est passé ?
«Ca» est assise sur le canapé-lit. Chaussures aux pieds, elle porte encore son manteau et son écharpe. Sa grand-mère remet en place quelques objets et range un peu la table. Apparemment, Charles était entrain de goûter : son verre de jus de pomme pas fini et ses gâteaux sont posés à côté. Elle lui explique qu'elle n'était pas là et qu'elle ne sait que ce que sa maman lui a dit : Charles mangeait, il riait et d'un seul coup il est devenu tout blanc et s'est effondré. Elle a tenté de le réveiller, a appelé le docteur et les pompiers sont arrivés.
Terminant le quatre heures de son frère, la fillette essaie de savoir de quelle maladie souffre le garçon et si celle-ci est grave. Il aurait contracté un virus qui le rend plus faible et c'est pour ça qu'il s'écroule. Il a des traitements qui devraient l'aider, mais ceux-ci ne marchent pas toujours et c'est pour ça qu'il est tombé, malheureusement le jour de son anniversaire.
«Ca» est triste. Elle montre la mandarine qu'elle a comme cadeau et demande si Charles ne va pas mourir puisqu'il est parti là l'hôpital. À demi rassurée, elle enlève son manteau et ses chaussures. Un peu plus détendue, elle s'inquiète de savoir si Charles va revenir pour son anniversaire et ce qu'elle doit faire de son cadeau. Sa grand-mère suggère qu'elle le garde encore un peu. Sa maman devrait appeler bientôt pour leur donner des bonnes nouvelles. En attendant ; elle va rester ici et elles passeront la soirée toutes les deux. D'ailleurs, plutôt que de regarder la télévision, elle propose de jouer à un jeu.
«Ca» saute sur l'opportunité et propose action ou vérité, un jeu qu'elle fait à l'école et qui très amusant. Mais avant, elle doit lui raconter comment elle connaît le pompier qui est venu chercher son frère. Elle lui narre alors son aventure avec la voiture bloquée. Elle peut même montrer les marques noires sur ses mains, ce qui la conduit directement à la salle de bains pour les laver avant de revenir s'installer sur le sofa pour expliquer les règles.
— Action ou vérité ?
— Action.
— Tu dois faire le tour de la table avec un livre sur la tête.
La grand-mère attrape un livre de cuisine, une des rares œuvres littéraires de la maison et le pose sur sa tête. Le faire tenir est déjà un challenge. Puis, lentement, elle se déplace, concentrée. La table n'est heureusement pas très grande et le tour est vite bouclé.
— À moi. Action ou vérité ?
— Vérité
— Alors dis moi, est-ce que tu as un amoureux ?
«Ca» réfléchit longuement. C'est vérité après tout et on ne peut pas mentir. Est-ce qu'elle a un amoureux ? Elle ne sait pas vraiment, en fait. Il y a tout d'abord Amar. Il est gentil, il est grand et il rit tout le temps. En plus, il l'aide souvent à porter ses affaires et comme il n'habite pas très loin, ils font parfois la route de l'école ensemble. Quand elle est avec lui, elle aime bien et ses copines lui disent qu'ils pourraient être amoureux. Mais il est timide lui aussi. Alors, ils ne se sont jamais embrassés. Et il y a Evan. C'est le grand frère d'une de ses copines. Elle ne le voit pas souvent parce qu'ils ne sont pas dans la même classe. Mais il est là quand elle vient voir sa sœur. Et à son dernier anniversaire, il l'a embrassé et lui a tenu la main dans la cuisine. Alors elle hésite. Si elle devait choisir, peut-être qu'elle prendrait Amar. C'est plus pratique quand on est dans la même classe quand même. En tout cas, sa réponse est trouvée.
— Non. Il y a des garçons que j'aime bien, mais pas d'amoureux.
— Tu n'aimerais pas en avoir un ?
— Non. Et d'abord, toi tu en as un ? Et maman ?
— Tu-tutu, là n'est pas la question, j'ai eu ton grand-père et ta maman a eu ton père.
— On n'a le droit qu'à un seul amoureux dans la vie ?
— Non bien sûr. Mais il y en a qui comptent plus que d'autres.
— Moi, quand je serai grande, j'en aurai plusieurs. Alors, action ou vérité ?
— Action
— Oh ! tu prends toujours action. Alors cette fois, tu dois faire des grimaces jusqu'à ce que je ris très fort.
Après une première grimace d'échauffement, la seconde, yeux révulsés, mâchoire du bas sortie, fait mouche. L'enchaînement des suivantes, couplé avec un décoiffage en règle provoque l'hilarité de la petite fille. Après une courte récupération, la grand-mère retrouve son calme.
— Action ou vérité ?
— Action
— Alors jeune fille, tu dois faire le tour de la table là cloche pieds !
«Ca» se lève et s'exécute. Facile. Rapide. Une chose qu'elle fait parfois quand elle s'amuse, seule ou avec Charles. À la question suivante, la réponse vérité a fait instantanément briller les yeux de la petite fille. Sa grand-mère est obligée de dire la vérité ? Pour de vrai ? Elle va pouvoir lui poser la question qui la travaille depuis tellement de temps. Et là, il n'y aura aucun moyen de se défiler ni de répondre à côté. «Ca» a réfléchi, mais elle n'a pas dit de mensonge pour son amoureux.
— Il est où papa ?
Interdite, la grand-mère met instinctivement sa main devant sa bouche. Elle regarde sa petite fille. Comment lui dire, comment expliquer certaines choses d'adultes à une enfant de neuf ans ? Comment dire des choses difficiles sur un père qui n'est pas là et oserait-elle lui mentir ? Même si le jeu revêt moins d'importance à ses yeux, elle est là, en face de sa petite fille qui semble implorer une vraie réponse, enfin. Elle passe sa main dans les cheveux de « Ca ». La compassion est de mise mais elle ne sait ni comment ni par où aborder le sujet.
— Ma chérie, tu sais, ton papa,
À cet instant précis, son téléphone portable se met à sonner. Une version électronique de « I will survive », la musique préférée de sa fille. Elle se jette sur le téléphone. «Ca» aussi a compris, c'est sa mère, depuis l'hôpital, qui appelle et cela est de loin le plus important. La petite croise les doigts, espérant un retour de Charles pour son anniversaire ou au pire l'annonce une bonne nouvelle. Elle regarde les mimiques de sa grand-mère parfois ponctuées d'un oui ou d'un OK. La conversation se termine sur un ne t'inquiète pas, ça va aller. Courage.
La grand-mère tente de retenir ses larmes, mais craque au moment où elle explique que Charles ne va pas mieux et qu'il va devoir faire encore des examens à l'hôpital, que sa mère va rester aussi et qu'ils attendent un spécialiste. «Ca» se câline contre sa mamie et pleure un peu avec elle. Cela lui ferait presque du bien de s'abandonner et lui permet de réfléchir.
Et puis, oubliant sa question précédente sur son père, elle se rend compte que Charles a besoin d'amour et qu'il n'est pas là pour son anniversaire. Elle décide plutôt qu'elle demande d'aller le retrouver et être en famille. Son petit frère sera tellement content de les voir.
La grand-mère pèse rapidement le pour et le contre : rester et forcément reparler du père, permettre à «Ca» de voir son frère, peut-être une dernière fois, être ici et se faire du mauvais sang ou aller là-bas et soutenir sa fille. La décision est entérinée en quelques secondes.
— Ce que je te propose : on prépare des sandwichs parce qu'il n'y a jamais à manger à l'hôpital et on va rejoindre Maman et Charles pour leur faire la surprise. Ça te va ?
Un grand oui de joie et en moins de temps qu'il ne faut pour l'écrire, les deux femmes préparent de quoi nourrir quatre personnes affamées à coup de sandwichs, snacking, chips et boissons gazeuses. Même le gâteau d'anniversaire s'installe dans l'énorme panier-repas. Elles prennent aussi quelques affaires pour Charles et sa maman : manteaux, vêtements de rechange, peluche. Et c'est dans la voiture de la grand-mère qu'elles font le court voyage jusqu'à l'hôpital où, dirigées vers les Urgences, elles aperçoivent la mère de «Ca» assise seule dans une salle d'attente. Le maman envoyé par «Ca» déclenche tout d'abord une grande surprise sur le visage de sa mère puis une longue séance de pleurs.
Les trois femmes sont serrées les unes contre les autres, sanglotant en silence. Personne ne veut inquiéter quelqu'un et chacun essaie de contenir son chagrin aux yeux d'une autre. Passées les effusions et les essuyages de visage entrecoupés de bisous surtout dans le sens maman-fille, elles s'assoient un peu pour souffler, «Ca» à gauche de sa mère.
— Alors ma chérie, comment ça se passe ? Où est Charles ?
— Oui maman il est où Charles pour l'instant ?
— Ils font des examens, le spécialiste va arriver.
— C'est quoi un spécialiste maman ?
— Les docteurs doivent connaître beaucoup de choses mais ils ne peuvent pas tout savoir. Alors, il y a des docteurs, les spécialistes qui apprennent surtout un sujet et donc ils sont plus forts. Par exemple, le docteur des dents, c'est le dentiste et celui du cœur c'est le cardiologue.
— Ah d'accord, et il s'appelle comment celui de Charles ?
—Je ne sais plus, je mélange tous les noms ma chérie, il nous le dira quand il arrivera.
— Il arrive bientôt ?
— Oui. Ils ont dit qu'il n'allait pas tarder.
— Et on en sait un peu plus sur ce qu'il a et comment il va ?
— Ils ne veulent pas trop se prononcer pour l'instant, c'est pour ça qu'ils font d'autres examens et que le spécialiste vient.
— Dis maman est ce que Charles va mourir ?