Chronobiologie
audevaisselle
«Si nous ne dormons pas c’est pour guetter l’aurore
qui prouvera qu’enfin nous vivons au présent»
Robert Desnos, État de veille
Il n‘y avait rien d‘autre qu‘un funambule qui marchait sur un fil tendu, très haut. La longue canne qu‘il tenait horizontale à deux mains devant lui, palpitait entre ses doigts à la recherche d‘un point d‘équilibre invisible. Blanche le regardait d‘en bas. L‘acrobate avançait pas à pas devant le vertige. La chute le guettait. D‘un coup, le vide l‘attrapa et il tomba. Aussitôt, elle se sentit elle aussi subitement, happée par le vide et glissée dans l‘obscurité, entrainée de force par la chute de son propre poids. Elle entendit alors au loin résonner une mélodie qu‘elle connaissait et qui l‘attira plus fortement encore que la gravité.
Blanche ouvrit les yeux, elle avait rêvé. Il faisait nuit noire autour d‘elle. Le réveil à côté du lit marquait 05:58 et jouait sa mélodie habituelle. Sensible au rythme physiologique, le réveil s‘alarmait entre 05:30 et 06:00 en fonction de l‘intensité cérébrale des dormeurs. Il attendait chaque matin la fin du rêve pour carillonner. La musique qui l‘avait réveillée sifflait maintenant un air rythmé. Blanche se dégagea des draps pour se lever. L‘équilibre engourdi, elle marcha vers la fenêtre et sépara d‘un geste, les deux rideaux. Elle avait manqué le spectacle de l‘aurore, le soleil entier était déjà posé sur la ligne d‘horizon. La lumière du jour pénétrait maintenant dans la chambre mais Jérôme gardait les yeux fermés. Le réveil marquait 06:01. La minute suivante déclencha la radio de la salle de bain et l‘ébullition de l‘eau de la cafetière dans la cuisine. Le réveille-matin orchestrait le lever. Blanche s‘enferma dans la douche et attendit quelques secondes avant de disparaître sous le jet d‘eau chaude. La voix radiophonique claironnante du présentateur de l‘émission Good Morning et l‘arôme fort du café entraînèrent Jérôme hors du lit. Il attrapa le journal tombé au sol derrière la porte d‘entrée, et commença à le feuilleter en baillant.
Le Chant du Coq était le journal quotidien des gens matinaux. Jérôme s‘arrêta à la page des petites annonces pour lire « Cherche boulanger pas matinal pour clientèle lève-tard. Annonce sérieuse. Contacter le journal »
Zooey habitait la même ville. À l‘heure où Jérôme et Blanche se levait, Zooey dormait encore. C‘était une lève-tard. Elle dormait les volets clos et les rideaux bien tirés. Il faisait encore nuit noire dans sa chambre à 09:00 du matin. À 09:05, la cafetière se mit en marche. L‘appareil, en forme d‘oeuf, était toujours posé sur une grande tasse et filtrait uniquement des portions individuelles en remplissant de café le bol qui la soutenait. La machine chapeautait la tasse de porcelaine blanche et couvait le liquide chaud. C‘était un modèle de couleur ivoire avec une coque isotherme, sans aucun voyant lumineux. Quelques minutes plus tard, l‘ébullition de l‘eau soulevait une soupape, libérant une vapeur parfumée qui signalait la fin de la préparation. On disait dans ce cas là que la cafetière soupirait. L‘odeur de l‘Arabica envahissait l‘espace et Zooey était réveillée chaque matin par ses papilles. Cet éveil allait bien avec la paresse d‘une nuit qui s‘étire jusqu‘au milieu de la matinée. La cafetière gouvernait la maison le matin. D‘une impulsion électrique, elle déclenchait le ballon d‘eau chaude à neuf heures dix et ordonnait par une étincelle de remonter les volets à neuf heures quinze. Son café à la main, Zooey regardait toujours par la fenêtre la ville s‘animer le matin avant de se préparer pour sa journée.
La ville s‘éveillait en deux temps. Une première partie de la population se levait à l‘aube, tandis que l‘autre se réveillait trois heures plus tard. Cette synchronisation officielle servait à répartir les flux de consommations électriques.
Autrefois, la surcharge des consommations électriques du réseau national avaient entraîné des coupures de courant de plus en plus fréquentes et de plus en plus longues, et ces perturbations avaient fait prendre conscience de l’importance de l’électricité dans la vie de tous les jours. Des pointes de consommations se répétaient chaque jour aux mêmes heures et les courbes de consommation nationale dessinaient quotidiennement le même profil: un pic de consommation le matin, puis un autre à midi et enfin une crête le soir, suivie du creux de la nuit. Le samedi et le dimanche se différenciaient du reste de la semaine par une consommation plus faible – due au repos hebdomadaire de l‘activité industrielle - mais conservaient cependant le même dessin du matin au soir et ainsi de suite toute l‘année. Cette régularité journalière très intense aux heures de pointe, fragilisait l‘infrastruture en place et par conséquent, menaçait l‘économie du pays.
Afin de protéger le réseau des sur-consommations, le Ministère de l‘Eau, de la Santé et de l‘Électricité Publique avait établi plusieurs programmes de soutien dont celui de la Sérénité Énergétique. Le climat s‘était réchauffé et la consommation d‘air conditionné l‘après-midi avait surélevé considérablement les dépenses en énergie. Aussi, cette période de la journée - de quatorze heures à seize heures – avait été déclarée Sieste Nationale. La vie économique ralentissait, les commerces fermaient, tout le pays s‘assoupissait. La ville reprenait ensuite sa vie active jusqu‘à vingt heures. Cependant, ce programme avait rencontré une difficulté majeure : il permettait de réduire les consommations l‘après-midi mais les étendait au soir, puisque reposés, on vivait plus tard. Un autre l‘avait rapidement remplacé, surnommé Chronos.
Chronos était centré sur les individus. L‘étude avait conclu que si chacun est unique, le métabolisme humain avait un rythme biologique commun. Le Gouvernement avait alors demandé à chaque citoyen de choisir un rythme biologique qui serait par la suite son rythme de vie quotidien. Le suffrage était équilibré et montrait que la moitié jugeait plus confortable de se lever tôt tandis que l‘autre demandait à se lever plus tard dans la matinée.
Jérôme et Blanche se lèvaient tôt. Aurore aussi. Zooey préfèrait se lever tard. Artus aimait mieux se coucher tôt. Paul se couchait tard. Christille se lève toujours tôt, Noé toujours tard, etc. Certains, par indépendance avaient choisi de ne vivre que la nuit.
Il y avait officiellement le premier matin puis le deuxième. Le décalage horaire divisait par deux l‘amplitude de la consommation nationale et ce mode de vie avait été admis dans les moeurs courantes. Les premiers tirages des journaux Capital Morning, Petit Matin, L‘Écho de l‘Aurore et Le Chant du Coq étaient lus par ceux qui étaient debout tôt, les autres lisaient le quotidien La Flegme Enchaînée ou le canard La Liberté imprimés à midi. Certaines boulangeries étaient matinales et d‘autres levaient leurs volets à dix heures. Le trafic était plus fluide dans les grandes villes maintenant qu‘il n‘y avait plus d‘heure de pointe. On appelait les «diurnes» ceux qui se levaient tôt et les «nocturnes» ceux qui se levaient tard, car les uns profitaient plus du jour et les autres, de la nuit. Le rythme biologique inné de chacun n‘était plus contraint. Certains objets domestiques choisis soutenaient ce rythme en accompagnant le début de la journée. Leurs programmations permettaient d‘être sûr des heures de consommations. La courbe moyenne de la consommation nationale s‘arrondissait pendant la journée suivi du creux de la nuit.