Claude

Blind Link

Quand on prend le temps se s'arrêter.

​Il avait le soleil dans le dos, ça lui donnait l'importance des gens qu'il faut écouter.

Juste de profil, les lèvres intérieures rentrées, le menton débordant, en avant.

Les paupières tombantes, un peu asymétriques, et les yeux humides, les yeux humides des vieux, toujours prompts à pleurer.

 

Il cherchait une table au soleil. J'avais une place libre à ma table, au soleil.

Et puis du temps finalement.

J'ai fais une pause dans mes écouteurs et lui ai fait signe en ouvrant les bras. Je me suis dis qu'à son âge, il ne doit pas y avoir grand monde qui lui ouvre les bras.

 

Alors il s'est assis, a manqué de tomber, a renversé mon café, s'est excusé.

Je lui ai dis que ce n'était pas grave, que ça pouvait arriver, même aux plus jeunes, aux plus alertes.

Que ça m'était moi-même arrivé dimanche dernier, à la même table, à la même tasse.

 

Alors il a sourit, il a compris que ce n'était pas de la politesse.

Mais une invitation à se sentir à son aise.

 

Il a commandé un café lui aussi, a voulu m'en offrir un autre, puisqu'il avait renversé le mien.

Mais je lui ai dit que non, que la partie qui était tombée était celle que je n'aurais pas bue, puisque de toute façon, on en laisse toujours un peu au fond.

 

Et il a commencé à parler:

"Vous êtes du quartier? Moi oui. J'étais professeur d'anglais. J'ai réussi à être professeur alors que j'étais si timide"

 

Je me suis dis que c'est l'avantage de l'âge, que d'arriver à synthétiser tout un chemin en seulement quatre phrases.

 

"J'étais professeur d'anglais dans un lycée pas loin, le St Joseph vous voyez où il est? Il y avait un frère qui m'aimait bien parce que je faisais du sport tout ça. Alors quand je suis revenu du service, je suis allé le voir et il m'a dit:" Claude je t'ai trouvé du travail".

 

Sa voix tremblait et les mêmes souvenirs se répétaient deux fois.

Sa paupière la plus lourde se fermait encore un peu plus quand il cherchait à se rappeler.

 

Il avait fait son service au Sénégal, pendant la guerre d'Algérie.

Il avait bien dit "guerre" et pas "événement" et pour moi c'était important, ce n'était pas innocent en tout cas. A son âge ça soulignait son parti, son ouverture d'esprit.

 

"- C'était une guerre idiote, il a dit.

Mais beaucoup de guerres sont idiotes, ai-je répondu."

Il a sourit, puis a poursuivit.

 

"J'aimais beaucoup les langues. Parce que je n'étais pas fort en math.

Je me souviens je les ai passées à l'oral les maths. J'avais acheté un petit précis et m'étais efforcé de le bûcher et de comprendre.

J'étais tombé sur le tracé d'une perpendiculaire dans une sphère je me souviens.

L'examinatrice m'a dit qu'elle était très étonnée de mes capacités et m'a demandé pourquoi je n'avais pas passé un bac D.

Je lui ai dis que c'était parce que je n'étais pas si fort.

Elle m'a dit que si."

 

Une légère mélancolie dans sa voix à ce moment-là.

Avant de se reprendre. De décider qu'il ne faut pas avoir de regrets.

 

"Mais j'aimais tellement les langues. Pendant le service j'étais aux Services Secrets à Dakar."

 

Pause narrative.

Le silence comme un écrin à cette information d'importance.

Sourire de gosse, regard cabotin.

 

"Je traduisais les messages des troupes espagnoles, les tactiques, tout ça. Et j'aimais bien ça."

 

Il m'a tout raconté deux fois.

Mais rien sur sa vie d'avant, rien sur sa vie d'après.

Rien sur sa famille, rien sur ses enfants, rien sur sa retraite.

Seulement sur sa vie d'homme.

 

Je me suis dis que quand on vieillit on doit faire le tri.

Et qu'à la fin, on retient plus facilement les souvenirs qui nous représentent nous. Ceux qui nous ont construit, ceux qui nous ont aidé à être "un" avant d'être "deux" et puis "plusieurs".

 

Il était beau Claude avec cette lumière dans son dos. Ça lui donnait un éclat.

Celui qui illumine les choses insignifiantes pour lui porter un intérêt particulier.

 

Sa fille est venue le chercher. Le monde est petit, je la connaissais.

 

Elle lui parlait comme je parle à mon fils.

Parce que quand on connaît les gens, et surtout leurs failles - et surtout quand leurs failles sont plus nombreuses que leurs forces - on ne voit plus la lumière qui les illumine.

Même avec le soleil dans le dos.

 

Je me suis dis qu'elle ferait le tri après, quand il sera parti.

Quand elle ne serait plus obligée de composer avec ses failles, elle arriverait alors à se souvenir de ce qui l'illuminait.

Pour en construire un portrait avec tout ce qu'elle trouvait beau de lui.

Le portait qu'elle voudrait en garder.

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