Un clin d’œil en fermant la porte. Voici le geste qu'il avait surpris en émergeant du bureau dans lequel il tenait une discussion sur les risques que faisaient encourir au planning la transformation permanente des difficultés de son plus proche collaborateur en atermoiements professionnels. Il fut toutefois plus étonné encore par la manière dont il comprit ce geste, et par les réflexions auxquelles le menait cette compréhension, que par le geste lui-même.
Il n'aurait habituellement prêté aucune attention à ce que ce clin d’œil évoquait, le laissant simplement glisser à la périphérie de sa conscience, actuellement principalement professionnelle, plus agitée des préoccupations que lui causaient les risques de décalage de la livraison, et des moyens, conventionnels ou non, de s'en prémunir. Son esprit concentré, et donc temporairement rétréci, se serait contenté d'une interprétation anecdotique de cet acte trivial, provocation, complicité, ou traditionnels jeux des séduction entre collègues. Il considérait en effet que l'expression nécessaire de l'attraction sexuelle impliquait qu'une journée de travail ne peut biologiquement se dérouler sans qu'un homme ne tente une démonstration de supériorité et qu'une femme ne s'essaye à attirer un regard d'envie, schématiquement.
Pourtant à cette occasion, il avait ressenti de manière fugace, mais avec une évidence qui l'avait pénétré, toute la profondeur du sentiment qu'exprimait ce regard ; un sentiment réciproque, car un tel regard ne pouvait être offert qu'à une personne en état de l'attendre et de le recevoir.
Cette révélation avait bousculé l'organisation de sa pensée. Il sentait qu'elle en atteignait une couche inférieure, différente de la couche superficielle, fréquentée usuellement et traversée de réflexes acquis - prendre des couverts à la cantine, glisser deux serviettes sur son plateau, car on a toujours besoin d'un mouchoir, se demander chaque jour la raison qui pousse la dame de l'accueil à appliquer du maquillage sur une cause qu'elle-même ne peut pas ne pas considérer comme perdue. Différente également de la couche médiane, organisée de manière logique, déductive et qui voit se dérouler les enchaînements d'observations, d'interprétations, aboutissant à des conclusions pratiques et enclenchant l'action.
La sensation était plus diffuse. Il se rendait compte à quel point une pensée est physique. Habituellement la complémentarité, que ce soit du mouvement des doigts sur le clavier ou des mains qui modèlent et ponctuent le discours avec la pensée qui l'accompagne, masque cette réalité. Mais à présent cette idée d'un sentiment se propageait à ses membres, à son ventre et perturbait jusqu'à sa façon de se mouvoir.
Il continuait cependant à penser à son planning, mais ce n'était plus lui qui réfléchissait. La contingence elle-même émettait des considérations raisonnables et professionnelles par habitude et entraînement, mais sans plus obtenir de lui son attention réelle.
Ces deux collègues s'aimaient. Cette femme chaleureuse et compétente, dont l'expertise et la pertinence des remarques, de même que l'élégante précision des écrits, constituaient les remarques qui la caractérisaient avec la systématisation symptomatique des gens évidents, cette personne qui faisait partie de celles qu'on connaît trop pour les ignorer, mais pas assez pour avoir un échange un tant soit peu personnel, cette femme mariée qui évoque avec plaisir et humour sa vie de famille nombreuse entretenait une relation, visiblement amoureuse, avec l'étrange assistant comptable. Particulier plutôt qu'étrange, car étrange suggère l'ailleurs et l'inconnu, là où ce personnage semblait seulement avoir la banalité du décalage, être cet objet qui détonne dans un ensemble et dont se demande à la fois comment a été commise cette erreur d'association et ce qui la rend si flagrante.
Il s'en sentait à la fois ouvert et resserré. Il avait basculé dans un monde dans lequel ce qui devait être un décor devenait sujet et dont les objets s'animaient, lui faisant percevoir une vague immensité tant intérieure qu'extérieure, peuplée de ce qui lui aurait semblé être des anormalités, mais dont il comprenait qu'elles étaient les entités familières d'une conscience aux aguets. Dans le même temps il était saisi par l'envie. Celle d'aimer et d'être aimé.
L'amour est contagieux. Il se prenait à se dire qu'aujourd'hui, il aimerait.
"se demander chaque jour la raison qui pousse la dame de l'accueil à appliquer du maquillage sur une cause qu'elle-même ne peut pas ne pas considérer comme perdue" Cette phrase est juste géniale. Beaucoup d'humour. Des phrases peut-être un peu longues mais j'aime vraiment le style.
"se demander chaque jour la raison qui pousse la dame de l'accueil à appliquer du maquillage sur une cause qu'elle-même ne peut pas ne pas considérer comme perdue" Cette phrase est juste géniale. Beaucoup d'humour. Des phrases peut-être un peu longues mais j'aime vraiment le style.
· Il y a presque 11 ans ·barbe
Merci Barbe, c'est très gentil. Et je confesse ne pas savoir résister à la tentation de la longueur.
· Il y a presque 11 ans ·Pénélope D.