Cœur maussade

Isabelle Hi

Ce que traverse, tous les jours, dès le réveil, la peau d'une jeune femme du commun des mortels ; une jeune femme imparfaite, qui se perd dans ses pensées, qui commet des maladresses, mais qui vit.


Je me frotte les paupières. J'émerge doucement et me dirige vers la fenêtre. J'ouvre les volets, encore froids de la nuit, et observe le temps. Une bise vient caresser mes bras nus et me donne la chair de poule. Je passe mes mains, encore moites, sur la peau d'orange de mes bras pour les réchauffer.


De l'extérieur émane un parfum qui m'attire, me berce, me cajole. Il titille mon esprit et les décombres de ma mémoire. Il est fort, fleuri, appelle mes sens. 

J'inspire profondément, je ferme les yeux et me laisse porter. Il me rappelle le soleil, les plages, les soirées électriques et les piments doux. Les voyages entre amis, les ballades et les bars, les piercings de jeunesse où l'on découvre nos corps. Nos formes, petites comme des boutons de moustique qui démangent, que l'on ne peut s'empêcher de gratter, puis nos formes qui grossissent à vue d'œil, mais pas assez à nos goûts, nos formes que l'on prend soin de connaître, d'apprivoiser, de crémer, d'hydrater, même si personne ne les voit. Cette pensée des premières sensations de liberté apaise mon cœur maussade.

 

Une goutte tombe sur le dos de ma main. Fraîche comme un océan. Elle glisse, s'immisce dans mes plis, s'enfonce, plus profond. Disparition. Elle est absorbée par mes pores et, irrigué dans mes veines, vient rafraîchir mon intérieur. Cette goutte qui puise sa source quelque part, goutte de pluie, d'eau publique, d'une fuite ou d'une larme, cette goutte vient apaiser mon cœur maussade.


Je referme la fenêtre et garde un instant les yeux, à moitié dans le vague, à moitié sur le rebord. Quelques plumes, brindilles, peaux mortes et souvenirs y reposent en silence.

 

Inconsciemment, je porte ma main à ma bouche, puis mes doigts à mes lèvres, mes ongles à mes dents… L'entreprise reprend. Je brade les interdits : mes dents lacèrent et tirent, elles croquent, mordillent, mes lèvres aspirent, arrachent, mes ongles rétrécissent et une vive douleur me fait soudain reprendre mes esprits. Je regarde mes doigts rouges, mes cuticules ensanglantées, mes mains fatiguées qui ont la peau qui pique.


Je vais de ce pas mouiller mes mains, rincer ces saletés, laver mes bêtises, finir mes pensées sous le robinet. Le savon, aux senteurs provençales, apaise à son tour mon cœur maussade. Devant le miroir de la salle de bain, j'observe un intrus, un indésirable, un traitre. Sur mon visage, sur ma peau, sur mon propre menton, un bouton. Je brade les interdits : je le touche, juste un peu, juste pour voir, juste au cas où. Je le gratte, des fois que, allez mûris, ça ne se verra pas. Je le perce, je l'enlève, je marque et je saigne. Un coton, un nuage de douceur, vient apaiser mon cœur.


Dans la cuisine, un thé bouillant m'attend. Un thé sur qui, tous les matins, je peux compter pour me remettre d'appoint. Je pose mes mains sur la tasse, geste de détente automatique, porte le thé à mes lèvres et avale la potion magique. J'ouvre les yeux un peu plus grands. Je bâille, m'étire, m'étend et respire. Je reprends une gorgée d'énergie qui glisse dans mes organes vides, qui détend toutes les connexions, qui m'offre un deuxième réveil ensoleillé. Mais un geste inapproprié vient bouleverser cette harmonie, la tasse se renverse, une goutte brûlante puis deux puis plus s'écoulent sur la peau de mes cuisses, sans que je ne puisse bouger. Je souffle, comme pour éteindre le feu, je cours. La peau rouge écrevisse de mes cuisses devient tour à tour fuchsia, rose bonbon, rose pâle, puis retrouve son blanc naturel. J'ai évité de peu la catastrophe, l'hôpital et ses pommades, la peau qui pèle comme un oignon. Mon cœur maussade est rassuré.


Je me ressaisi et décide de me maquiller. Je veux cacher mes imperfections, mes petits défauts qui font – dit-on – mon charme, pour me sentir désirable. Un anti cerne, un anti ride, un anti tout, pour m'alléger la conscience. Quelques traits de crayons, quelques coups de pinceaux. J'applique une crème, une poudre, un blush, pour avoir l'air d'une princesse. Finalement, je ne serai pas la belle au bois dormant, ni cendrillon, ni blanche neige, mais la pauvre peau d'âne.

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