Cœur Opaque

Florian Lapierre

Une mystérieuse cabane trônant au sommet d'une colline perdue au milieu de la nature. Voilà le lieu de destination des pèlerins en quête de pardon, de rédemption et d'oubli. Couverture: Louisa B.

Les mots s'écoulèrent de sa plume acérée. Sur le papier était couchés des souvenirs informes, noirs comme le charbon. La nuit était parfaite pour écrire. Sombre et froide, elle l'enveloppait dans son drap, l'accompagnant dans ses réflexions nocturnes. Bien que, à son grand regret, la lune n'était pas visible, cachée par un épais brouillard voilant le ciel et les étoiles. Il serait donc seul avec lui même ce soir. En tête à tête avec sa conscience, ses pensées et ses écrits.

Le vent s'engouffrait par l'ouverture du plafond au centre de son habitat, aérant froidement la vaste pièce vide, tout en transportant un air inhabituel. Un parfum étrange, une douce senteur épicée contrastait avec l'odeur des fleurs de son jardin personnel. On lui rendait visite ce soir.

Sachant cela, il ne sut quoi penser. Il n'avait nullement l'envie de voler un éclat d'âme à une pauvre personne qui ne demandait qu'à apprivoiser ses émotions. L'évocation de cette opération le fit frissonner. Cela lui rappelait ce que la femme avait tenté d'entreprendre envers son être. Pensait-elle vraiment pouvoir libérer son âme ? Et quand bien même elle réussirait, serait-elle capable d'en assumer la charge et les conséquences ? Trop de questions. Encore et toujours, trop de questions.

Sa plume finit de tracer ses doutes quand il entendit le vent lui murmurer la montée de son prochain invité. D'une lassitude abominable, il rangea ses mémoires avec de lents et grands gestes de ses mains qui se remirent à trembler. Combien de temps supporterais-je encore cela, se questionna-t-il. Encore.

La porte s'ouvrit dans un grincement effrayant et d'un nuage flou se révéla la petite aventurière. Cette jeune enfant aux pommettes rougies par l'effort et aux yeux brillants d'une énergie fulgurante, tenait en ses petites paumes deux joyaux qui, à première vue, ressemblaient des émeraudes. Pas de doute, elle connaissait bel et bien ce lieu et son implication. Si seulement il pouvait refuser le service immoral qui allait suivre. Car, s'il avait déjà réussi par la ruse à tromper ce petit garçon venu auparavant, alors il devrait user du même recours pour épargner à cette fillette, la violence de cette expérience.

Mais elle se tenait là, immobile, dos à la porte entrouverte, laissant le brouillard s'infiltrer dans la demeure du tailleur. Ses yeux de braises fermaient solidement son esprit à celui de l'homme. Cette muraille enflammée était terrifiante et il ne put que se demander qu'elle était la raison de sa présence, alors que son âme était durement protégée derrière de puissants remparts. Aucune fenêtre ne lui était accessible, il ne pouvait voir en elle. Ce livre était fermé et seule la couverture était lisible.

Debout face à elle, il détourna son regard des glaces brûlantes de cette jeune âme, tentant une autre approche.

— Pourquoi es-tu ici ?

Son interrogation ne fit même pas broncher son interlocuteur. Impassible, elle continua de le dévisager, sondant quelque chose qu'elle ne trouvait pas. Par conséquent, elle essaya à son tour d'obtenir ses réponses.

— Est-ce que vous êtes en train de lire en moi ?

Le ton était distant bien que curieux. Elle devait connaître la vérité, néanmoins le besoin d'être rassurée était plus fort. Cette question fit sourire le tailleur, bien que, en son for intérieur, il était mal à l'aise face à l'image qu'il renvoyait de sa propre personne. Il ne voulait pas être craint pour ce qu'il était.

La peur n'était pas commune à cette jeune exploratrice qui n'avait pas hésité à se rendre ici par ses propres moyens. Après tout, c'était pour trouver des réponses qu'elle se décida à franchir les limites, à explorer l'inconnu. Or, malgré le ciel envoûté par les démons de la nuit, les lances argentées qui percèrent la brume pour éclairer le bas chemin, elle n'avait pas abandonné son but, guidée par ses rêves et son instinct. Parcourant le bois hanté par une mystérieuse atmosphère. Escaladant la montagne au sommet invisible. Et finalement, atteindre cette antre, sans savoir que faire, que demander ni quoi chercher.

Cet homme pouvait la changer comme bon lui semblait, elle n'avait qu'à lui demander pour qu'il utilise sa magie et qu'il touche son âme. Elle pourrait oublier un mauvais souvenir et vivre avec le cœur plus léger, ou bien demander plus de courage et de détermination pour la suite. Mais rien ne lui venait.

Pourquoi vouloir modifier sa personnalité ? Ce sont bien ses expériences de la vie qui l'ont forgé et modelé afin de créer ce qu'elle était désormais. De quelle façon altérer ses sentiments, la rendrait, d'une quelconque sorte, meilleure que maintenant ? N'avait elle pas le droit d'être triste quand bon lui semblait, d'être en colère quand la vie paraissait injuste, d'être amoureuse un jour, d'un moment, d'une rose ou même d'un souffle. Sa liberté sentimentale, ses effrois, ses choix qui la menèrent jusqu'ici, ont toujours été guidés par sa foi en elle. Et partager ce qu'elle avait de plus précieux avec quelqu'un constituera une décision difficile le moment venu. Or il n'était pas.

Sa tension diminua à la fin de sa réflexion. Elle regarda l'homme devant elle, consciente qu'il ne pouvait voir en elle seulement ce qu'elle voulait montrer. Avec une assurance nouvelle, elle se relâcha et s'apprêta à expliquer la raison de sa présence à ce vieil homme.

— Tu as su lire en toi sans mon aide, tu n'as pas besoin de mes services.

La jeune fille tressaillit car il venait à l'instant de lui prouver qu'il avait parfaitement su lire en elle. Toutefois, il n'avait vu que le résultat qu'elle affichait dans son regard. Un regard qui affichait une flamme neuve et pure. Elle avait compris là où d'autres n'apprenaient jamais.

Mais cette révélation aussi soudaine soit-elle, avait soulevé d'autres questions.

— Pourquoi continuez-vous de lire à l'intérieur des gens ?

— Parce que certains sont incapables de voir en eux.

Cette réponse fit réfléchir la petite fille lorsque le tailleur la congédia. Elle pouvait comprendre que d'autres personnes n'arrivaient pas à effectuer une introspection sur leur vie. Beaucoup se voilaient la face et se cachaient de leurs craintes, fuyant la vérité et les complications, préférant l'hypocrisie à la sincérité et la simplicité au risque de pouvoir bousculer un quotidien monotone. Car oui, elle l'avait compris, pour pouvoir lire et comprendre les sentiments de quelqu'un efficacement, il fallait d'abord être capable de se connaître soi-même. Seules l'expérience et la connaissance des émotions pouvaient instruire ce savoir sur la puissance des sentiments.

Tout cela la fascinait, les réflexions inextinguibles guidaient son esprit et aiguisaient son sens critique et pratique. Elle apprenait seulement en approfondissant ses pensées, tout en comparant ses éléments avec des événements quotidiens, illustrant ou non ces faits.

Néanmoins, l'hôte à la barbe courte, poivre sel, ne semblait pas d'avis à partager cette lueur révélatrice qui traversa sa tête, éclairant subitement le propriétaire de cette modeste demeure. Elle le savait non pas car elle lisait en lui. Non, il s'agissait de quelque chose de bien plus mystique. En effet, elle se persuada que ses pensées n'étaient qu'une copie projetée par cette autre personne. Ce qui fut étonnant quand elle réfléchit au fait que ni l'un ni l'autre n'avait réussi à plonger dans cette essence bien gardée.

Toutefois, elle ne pouvait s'empêcher de se demander de quelle façon cet homme voyait, malgré les reflets spectrales couvrant ses yeux et son apparente cécité. Alors que son propre regard ne put dépasser la barrière invisible qu'il avait dressé. Elle ne pouvait s'empêcher de se demander ce qui se cachait derrière ce miroir éthéré.


Il avait enfin comprit. Cette jeune fleur lui avait montré la voie qu'il devait suivre. Bien sûr, elle n'en avait pas conscience, mais cette rencontre fut le déclenchement de quelque chose d'important. Un sentiment naquit en lui, oublié depuis bien des années alors qu'il était devenu ce que les habitants des villages voisins appelaient « Le Tailleur d'Âme ».

Peu à peu, il avait perdu la sienne, à force de récupérer les fragments rejetés des pèlerins venus dans le but d'abandonner une partie néfaste, selon eux, de leur propre existence. Dans le seul objectif de convenir d'une meilleur façon aux attentes de leurs congénères, de se rapprocher d'un idéal de perfection, ils étaient prêt à sacrifier les souvenirs les plus douloureux et les plus instructifs. Et tout cela, lui, vivait avec depuis bien trop longtemps. Son cœur s'était fermé afin de se préserver, car cette douleur mortelle qui sommeillait en lui, le rongeait jour après jour, heure après heure, à chaque seconde. Désormais, il était temps d'en finir. Bien que cet échange lui coûterait bien plus que tout ce qu'il possédait.

Car oui, pour libérer son âme, il faudra emprisonner une vie. 

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