Comme chaque année.

Marguerite De Branchus

Il fait encore nuit quand tu arrives. Des voitures sont garées un peu partout sur le bas côté de la petite route de campagne.

Il fait encore nuit quand tu arrives. Des voitures sont garées un peu partout sur le bas côté de la petite route de campagne. Les yeux encore embués de sommeil, tu te débarrasses de ton quotidien : portable, sac à main, portefeuille. Tu jettes tout dans ton coffre. Aujourd'hui, ça sera une journée off. Les mains dans les poches de ton jean usé et une veste tachée de peinture sur les épaules, tu arrives timidement au milieu de la cour et observes doucement le monde qui s'agite. D'un geste bref, tu salues la troupe. 


La lumière au fond de la cour trace le chemin à suivre pour ceux qui n'ont encore pas pris leur petit-déjeuner. La voix du patron résonne déjà entre les cuves et le moteur du tracteur ronronne au loin. Certains sont déjà assis dehors à attendre le début de la journée. D'autres viennent de se réveiller et semblent déjà exténuer. D'autres encore courent après une veste, une casquette, un paquet de cigarette ou un dernier café serré. Personne n'ose encore se parler, personne n'ose vraiment se regarder. Pourtant, aux premières lueurs du jour, une certaine excitation se devine dans cette petite cour. Une certaine frénésie émane déjà dans l'atmosphère.

Comme chaque année, il y a les habitués : ceux qui roulent leur bosse de saison en saison, ceux qui ont de la bouteille comme on dit. Ils roulent leur clope les yeux fermés, parlent fort et ont des millions d'anecdote à raconter. Et puis il y a les petits nouveaux, ceux qui viennent se casser le dos pour la première fois. Histoire de se faire quelques sous. Ils ont souvent le regard peureux et hagard plein d'appréhension alors que le soir venu, ils repartiront les mains sales mais le cœur fier et souriant. Comme chaque année, tu pensais avoir le temps de boire un café sur place en arrivant. Comme chaque année, c'est loupé. A peine arrivé que tu es déjà en retard, le temps de trouver un imperméable trois fois trop grand qui sent l'humidité, une serpette rouillée et un sceau que te voilà déjà collé-serré à tes nouveaux compagnons à l'arrière d'un camion benne, bercé par l'odeur de renfermé et de vin rouge. Pas le temps de te réveiller en douceur que tu as déjà des hauts le cœur, la tête dans le cep et les pieds dans la rosée. Tu le sais, tu t'apprêtes à passer le reste de cette journée le dos voûté, les doigts collants, les cheveux luisants et les cuisses qui brûlent. Sans compter les égratignures qui viendront tatouer pour toujours tes mains et tes mollets. Pour commencer une dure journée, rien de plus sûr. Pour commencer une belle journée, rien de plus dur. 


Et pourtant, comme chaque année, ces matins signent déjà le début d'une belle journée. Alors que pour certains, septembre rime avec cartable et cour de récré, pour d'autres, il rime avec sécateur et casse-croûte de 10 heures. Et surtout, bonne humeur. La tête dans le cep peut-être mais l'esprit libre et le regard toujours aussi émerveillé devant le soleil qui se lève sur ces nouvelles vendanges. Rang après rang, te voilà emporté par l'élan collectif. Heure après heure, sans même t'en rendre compte, tu es transporté par l'ambiance si spéciale qui règne au pied des vignes. Chaque grappe coupée, chaque anecdote partagée, chaque chanson fredonnée te rappelle pourquoi tu es là. Comme chaque année quand la journée se termine, tout le monde a le cheveux collé, les doigts violet, les pieds trempés, les traits tirés et le corps éreinté. Mais comme chaque année, au dernier coup de serpette, un large sourire se dessine entre les rangs. Tout le monde rentre au bercail rincer son sceau et laver ses maux de dos autour de quelques verres. Non loin du quotidien de chacun et pourtant si dépaysantes, ces journées de vendanges ne laissent personne indifférent.


Comme chaque année, tu finiras la journée sur les rotules. Exténué, cassé, courbaturé et peut-être bien bourré mais comme chaque année, tu es déjà prêt à recommencer.

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