comme un homme
olivier-denis
Certains jours sont à marquer d'une pierre blanche. J'aime bien cette expression, même si j'ai jamais bien su ce qu'elle signifiait vraiment. Une jolie lumière, matinale et pure, illuminait les pontons de la marina. Pas un souffle ne ridait l'eau sombre de ce petit port du midi. Quelques nuages gris filaient vers le sud-est et le bleu de l'atmosphère gagnait peu à peu du terrain. Encore une ou deux heures et la tramontane achèverait de pousser ces masses d'eau en suspension, soleil et vent domineront cette optimiste journée de fin avril.
Je contemplais ce calme et ces couleurs en machouillant une allumette, les mains enfoncées dans les poches de ma vieille veste en cuir. Veste que je pensais ne pas tarder à ranger au fond de la penderie, jusqu'à l'hiver prochain. Le mois de mai s'annonçait radieux.
En tournant la clé dans le serrure de l'algéco que je loue sur le port, j'ai senti mon portable vibrer. J'ai pris le temps d'ouvrir les volets, d'envoyer un café et d'allumer l'ordi avant de jeter un œil au texto reçu. Un message de Sabine me confirmait qu'elle me confiait Alice pour deux semaines. Ravi, je lui ai répondu pour lui communiquer ma joie et mon intention de lui écrire rapidement pour organiser l'arrivée de ma fille. Mon Alice fêtera ses dix ans avec son papa. Tous les deux, elle et moi. Le sourire que j'affichais ce jour là aurait redonné le moral à n'importe quel désespéré.
En me versant un café, je jetais un œil à ma boite de réception. Lecture rapide des différents expéditeurs, des sujets de leur courriel et n'estimant aucune urgence à ouvrir tout ça, je suis sorti devant ma porte, moque de café brûlant dans les mains, comme une chaufferette. Je réfléchissais déjà au programme de ces quinze jours avec ma fille. Qu'y avait il au ciné en ce moment, pour une gosse de son age ? Allait elle avoir une tonne de devoirs à faire ? Évidemment, j'avais tellement espérer que sa mère accepte de me la confier à cette période d'anniversaire que j'avais déjà anticipé quelques pistes de surprises. Depuis trois ans que nous étions séparés, c'était la première année que nous étions, Alice et moi, réunis pour son anniversaire. Elle aussi devait être folle de joie et c'est sûrement pour la voir se réjouir ainsi que sa mère avait cédé. Je sirotais mon café en pensant à ma fille, en marchant lentement vers le terre plein où je présente les quelques bateaux d'occasion aux badauds et curieux nonchalants qui se faisaient plus nombreux, au fur et à mesure que la météo s'orientait printemps et soleil. Trois voiliers et un pneumatique attendaient, fiers sur leur bers ou leur remorque, leur futur propriétaire. Un reste de rosée leur faisait briller le pont et dans cette douce lumière encore orangée, ça leur donnait un petit côté magique, féérique. L'inox des balcons renvoyait des éclats irisés et tout là haut, dans la mature des voiliers, se dandinaient les girouettes. Un klaxon brisa le silence, le calme de ces premières heures du jour. Je me retournais vers le véhicule irrespectueux.
Salut, Mat' … alors, ça rêvasse ?
Accoudé à sa vitre ouverte, Fred me souriait . Sa petite voilerie était à quelques dizaines de mètres de mon « bureau ». C'est un pote, Fred. On se connait depuis des années et c'est grâce à lui si j'ai pu dégoter cet algéco que proposait la commune pour dynamiser cette petite et conviviale marina. Aprés ma séparation d'avec Sabine, j'ai tout plaqué en Angleterre pour venir m'installer ici, sur les conseils de Fred et avec un grand coup de main de sa part. J'étais démoralisé à cette époque et en totale perte de confiance en moi, sans motivation. Fred a toujours été un type positif, entraînant. Une locomotive. Vingt ans plus tôt, il était craint sur tous les parcours de régates du sud. Un maître d'équipage extraordinaire, exigent et généreux, fort en gueule et précis. Et d'une amitié à toute épreuve. Il a décroché des régates à la naissance de son premier gosse, a ouvert sa voilerie quand le second est arrivé et s'y acharne douze heures par jours depuis que le troisième a montrer le bout de son nez. Naviguer lui manque énormément mais ne se plaint jamais. Ça se voit juste dans ses yeux quand il regarde un voilier appareiller, murmure des conseils de manœuvre au plaisancier hésitant, de loin. De très loin. Il bichonne pourtant, dans ses heures perdues, peu nombreuses, un magnifique 37 pieds, racé et nerveux, nommé TAO, qui ne tire plus que sur ses amarres malheureusement et abrite quantité de souvenirs de courses en IRC. Je lui ai souvent proposé de m'occuper de sa location, pour couvrir ne serait ce que les frais de port et d'entretien. Ça fait trois ans qu'il réfléchi … Il n'est pas encore prêt à voir partir son boat sans lui, je crois. TAO et lui sont inséparables.
Des news, pour Alice ?
Je le met au courant des dernières nouvelles. Son sourire vaut bien le mien. Son émotion est sincère car il m'a si souvent vu, et entendu, totalement abattu dans un chagrin insondable, d'être si loin de ma gamine.
C'est cool. J'suis content pour toi. Ecoute … j'en parlais hier avec Agnès et, si ça te dis, tu peux prendre TAO pour cette quinzaine, avec Alice. Ne serait ce que pour y loger, ça sera plus confortable et plus sympa que ton studio. Si la météo le permet, allez donc tirer quelques bords avec la petite... ça fera du bien à TAO, également.
Avec plaisir, mec … Ouais, avec grand plaisir, lui ai je répondu un peu gêné de cette proposition mais convaincu du plaisir de ma fille à naviguer avec son père et de « vivre » sur un bateau durant ses vacances.
Je file. J'ai un client qui passe prendre son génois à 8h30 et ce retraité ne sera pas en retard... Ciao et viens prendre une bière en fin d'aprem !
Je viendrais Fred. Je l'ai regardé partir, stopper un peu plus loin et s'engouffrer dans son atelier, un vieux en ciré jaune sur les talons …
Voilà, la surprise était toute trouvée et je suis retourné au bureau, ouvrir mes emails et me resservir un café. Les alto cumulus avaient disparus du ciel et les pavillons comme les drapeaux du quai commençaient à onduler, à s'étirer. La tramontane se levait.
Des demandes de renseignements, des confirmations de paiements, de virements, des rappels de ceci ou cela, des promos, des infos, je supprimais ou classais les uns après les autres la douzaines de courriels reçus. L'un d'eux me donnait des nouvelles des « boys ». J'appelais ainsi un trio d'entrepreneurs établis en Pologne et que j'avais en décembre dernier rencontré au salon nautique de Paris. Trois jeunes gars plein d'entrain et d'idées, que ces types. Dimitri, un tchéque, Pete l'irlandais et Richard le polonais s'étaient déplacé à Paris pour présenter un projet. Dimitri était un jeune étudiant en architecture navale qui avait en projet d'étude, dessiné un très joli croiseur côtier transportable. Richard était un technicien en composite de génie, passionné et bosseur. Pete, lui, apportait une bonne humeur communicative à leur projet et ses talents de webmaster. Leur but était de produire en polyester la coque de ce croiseur élégant, aux ligne rétro et tendues, et de commercialiser cette coque nue, pontée et quillée mais dont les finitions seraient à la charge du propriétaire. L'originalité de leur démarche était que l'acquisition de la coque rattachait son proprio à une communauté en ligne où chacun pouvait télécharger sur le site des boys tous les plans nécessaires et des tutos vidéo pour équiper et emménager cette superbe carène. Un réseau social permettait également aux acheteur d'échanger trucs, astuces et bons plans pour leurs achats d'équipements, d'accessoires. J'avais sympathisé avec ces gars et après pas mal de bières, nous nous sommes tapé dans la main pour sceller notre collaboration. Ma petite boutique d'accastillage du midi les intéressait, ils m'estimaient honnête et leur voilier était un petit bijou. Ils m'ont amené, un beau matin, le premier exemplaire et depuis lors j'organisais régulièrement des essais avec des personnes intéressées. Peu à peu, la presse spécialisée s'en est mêlé et le chantier polonais s'est tranquillement développé.
La vente d'accastillage, la gestion locative de voilier, la vente de bateaux d'occasion et le développement de ce projet polonais m'occupaient pas mal. L'argent ne rentrait pas à gros bouillon mais j'avais ce qu'il me fallait. Le studio que je louais sur le port ne me coûtais pas les yeux de la tête, j'avais pas de bagnole, pas de femme, pas de chien. Je vivais pour cette boutique, avec quelques potes du port, fréquentais les commerces locaux et envoyais des thunes à Sabine, régulièrement...ou pas. Sabine gagnait bien sa croûte à Londres, la gosse manquait de rien, matériellement. Je bossais et attendais avec impatience les moments de retrouvailles avec Alice. Ça faisait trois ans que je vivais comme ça. Trois ans aussi que j'avais pas toucher une nana. Trois ans que mon cœur était sur pause, amoureusement. Certains dimanches, je mettais à l'eau le DIY 5.5, le voilier des boys et vagabondais un peu, seul, juste le vent et moi, la mer comme remède à l'inévitable solitude du divorcé, qui ne flirte qu'avec la cinquantaine …
Mon estomac m'a alerté, alors que j'appuyais sur « envoyer » une énième fois ce matin là sur mon clavier, que onze heure approchait. L'heure d'une première bière. J'ai ouvert la porte du trimix, ce frigo de bateau qui fonctionne, au choix, où au gaz, au 12 volt ou au 220 et qui présentement, faisait office de pied de bureau au plan de travail de fortune installé dans ma cabane en plastique et attrapais une Leffe en boite. J'ai fermé l'ordi et me suis approché de la fenêtre donnant sur mes bateaux à vendre. La tramontane était établie mais pas trop agressive. J'ai engloutie une large gorgée de bière, les yeux fixés sur l'azur flamboyant du ciel languedocien. En baissant les yeux tandis que j'avalais cette fraîche bière belge, je la vis pour la première fois.
Elle regardait attentivement un de mes voiliers sur bers, un petit Shériff jaune, en passant doucement sa main sur le flan babord, comme on caresse un animal, un chat.
Mince, très mince, d'un bon mètre soixante dix, une tignasse ni courte ni longue mais noire et coiffée par le vent. Un chandail beige, à col roulé et moulant et un jean's délavé un peu large, serré à la taille par une fine ceinture et retroussé inégalement jusqu'au dessous des mollets. Une paire de convers fatiguées aux pieds. Elle devait avoir une toute petite trentaine. Une allure un peu garçonne mais ses gestes comme sa démarche reflétaient une certaine douceur ou une prudence. Elle a fait quelque pas vers les deux autres voiliers exposés mais ne semblait pas convaincue. Après trois ou quatre minutes, elle est revenue vers le Sheriff jaune et s'est penché pour observer de plus prés son petit lest et ses œuvres vives, décapées par mes soins pour apprécier l'état satisfaisant de la coque à cet endroit important. Avec souplesse, elle est passée en se baissant, de l'autre côté du bateau pour poursuivre son inspection, sans se cogner ni se frotter aux montants du bers. Ma première pensée fut de me dire qu'ils allaient bien ensemble, elle et ce petit voilier. J'ai posé ma bière et suis sorti du bureau. Lentement, les mains dans les poches de ma veste toujours sur le dos, je me suis approché de la jeune femme.