Commissaire Gordon
lyciagarou
Le vent glacé souffle sur le port. La tempête balaye mes courts cheveux, et ma moustache se rebelle face à ses conditions météorologiques désastreuses. « Ramène-nous à la maison ! » semble-t-elle protester, cherchant à faire une coalition avec mes poils de nez, griffant mon visage avec les poils les plus courts et les plus drus. Mon pas ne perd rien de sa solidité. 53 ans à braver le vent, dans cette ville que je connais par cœur. Les gyrophares m'indiquent ma destination à travers la bruine, et les sirènes font échos aux démons dans ma tête. Je ressers mon imper, et j'avance.
Commissaire Gordon. Avec mes traits tirés, ma moustache et ma démarche, c'est comme ça qu'ils s'amusent à m'appeler. Il y a des jours où j'en ris, et des jours non. J'aimerais me retrouver plus souvent dans un de ces comics, où les braves gens ne seraient que menacés par des fous à l'allure originale, et où un justicier masqué finirait toujours par arriver pour les sauver. Mais je n'ai pas de Batman, et le diable se cache trop souvent chez les proches des victimes.
Le dernier petit jeune m'accueille d'un pas vif. Il n'est là que depuis quelques mois, et tout trahit son inexpérience : vocabulaire, tenue, mais surtout, son attitude. Toujours ému, il n'arrive pas à se détacher. Fougueux, il redouble d'effort quand nous savons déjà tous que c'est foutu. D'ici quelques mois, il deviendra comme nous : froid, distant, détaché et réaliste, voire pessimiste. L'une des seules voies pour survire dans le monde qui est le nôtre.
La gorge tranchée. La jeune femme baigne dans son sang, et vu l'angle de la plaie, son agonie a été plus longue qu'elle n'aurait du. Le premier suspect est son époux, avec qui il y aurait eu de vifs échanges avant le cri, selon les voisins. Une nouvelle fois, une histoire de ménage. Mes mains usées par le temps passent sur mon visage las. Pourquoi les couples en arrivaient-ils là ? La question reste en suspens, tandis que je me penche pour examiner le corps devenu froid. Pas de trace de lutte, pas de bleus ou de griffures, pas de sang sous les ongles. Elle n'a surement pas vu venir la chose, et ses yeux ouverts et absents me reflètent la question qui a hanté ses derniers moments : pourquoi, et comment a-t-il pu ? Par habitude, je lui ferme ses jolis yeux noisette, ma main gantée tremblant au contact de cette peau froide. Jamais je n'ai pu me défaire de cette réaction. Mon premier contact avec le mort réveille toujours cette peur, ce dégout.
Les experts commencent leur travail, sous le flash du dernier jeunot. Dans ses yeux se lit la colère, et je sais déjà qu'il voudra mener l'enquête, animé par ce sentiment de justice que j'ai depuis longtemps oublié. Je dois faire mon travail, c'est tout. Mais déjà, mon téléphone sonne. Une autre affaire nous attend. Un signe de tête, et il comprend, me rejoint au pas de course. Nous montons dans sa voiture, et ses mots fusent. « C'est horrible, il lui a tranché la gorge ! » « Les voisins disent que c'est pour une histoire de tromperie. » « Nous devons le retrouver au plus vite ! » Mon silence est la seule réponse qu'il obtiendra. Il sait qu'il doit attendre qu'on se retrouve au poste, après l'expertise légiste. Mais c'est plus fort que lui, et sa langue continue de s'agiter. Mes doigts viennent jouer avec ma moustache.
Une balle dans la tête. Et d'un sacré calibre, puisque le vieil homme a presque toute une partie de sa tête arrachée. Gros calibre, et à bout portant, et pas d'arme. Une exécution en bonnes et dues formes. Le gamin manque de vomir à la vue de la presque tête. Je lui fais signe d'aller prendre l'air, tandis que j'explore les lieux. Les rares photos m'apprennent que l'homme avait un fils, qui venait souvent voir vivait ici. Les armoires sont vides, des vêtements trainent encore sur le sol. Il n'aura pas eu le temps de les emporter lors de sa fuite. Je soupire. Sale soirée.
La bruine nous accompagne dans la nuit au fur et à mesure que nous roulions. Suicide aux médicaments, défenestration, cadavre abandonné dans une benne à ordure. Vivons-nous vraiment dans le monde réel ? Dans des nuits pareilles, j'ai envie de croire que non. Que je vais me réveiller, et réaliser que ce n'était qu'un mauvais rêve. Un mauvais rêve pour moi, et un horrible cauchemar pour les familles, les proches, pour peu qu'ils ne soient pas eux-mêmes coupables. Mais non. Je sais que demain, nous nous retrouverons tous au poste, avec les experts nous faisant leur exposé, et qu'une nouvelle démarche se mettra en place. Intercepter le suspect, le confondre avec les preuves médico-légales, définir son mobile, détruire son alibi, et le faire avouer. Mais ça ne ramènera jamais la vie perdue en chemin. La justice sera faite, mais les morts continueront de hanter ma vie et mes nuits.
Je pousse la porte de chez moi. La maison est froide, reflet de mon crâne. Ma fille a quitté la maison il y a plusieurs années, et sa mère m'a quitté suite à un cancer il y a tout juste deux ans. Je passe devant une photo de nous deux. Le plafonnier éclaire nos visages de jeunes mariés. C'est ma photo favorite. Jeunes, insouciants, la vie devant nous. Je remarque à contrecœur que j'ai le même regard que le gamin. Ce regard invincible, qui semble défier tous les criminels de la terre. « Avec elle à mes côtés, je vous aurais tous ! » Mes lèvres se posent sur son visage chéri.
Je monte à l'étage, rejoins la salle de bain. J'ouvre les robinets, m'asperge le visage d'eau froide. Les visages de la nuit défilent derrière mes paupières closes. J'entends déjà le nouveau entrer, après avoir sonné sans réponse, et dire, dans sa fouge « Ce n'est pas possible ! » avant de vomir dans les toilettes. Je m'excuse d'avance. Il n'y aura pas d'explications, pas de lettre d'adieu, il ne restera que l'incompréhension. Cette nuit, les morts m'ont appelé à eux.