Conte de Noël 2016 épisode #5

Christophe Terral

Un conte de Noël comme un calendrier de l’Avent, à effeuiller du 1er au 24 décembre. Un feuilleton. Une fable moderne. Voici mon cadeau pour célébrer cette fin d’année.

épisode #5 – temps de lecture : 3'10

Après l'appel téléphonique de Lambert, le chef de la division « risques » du quatorzième, Goran Kovacevic rouvrit l'album photo de son smartphone. Une nouvelle fois, il fit défiler la bonne dizaine d'images qu'il y avait stockées ces dernières semaines. Et une nouvelle fois, il se dit qu'il n'avait jamais rien vu d'aussi beau. Il trouvait ces dessins magnifiques, d'une extrême sensibilité. Les pleins s'entrelaçaient entre eux pour venir mourir avec grâce dans un dernier filet d'encre, un dernier soupir d'inspiration. Entre la graisse de chaque lettre, d'autres se dévoilaient, graciles et gracieuses, à la courbure parfaite, au tracé si délicat qu'il semblait naître du souffle même de Dieu. Bien sûr qu'il connaissait ces dessins. Ils avaient bercé son enfance. En les regardant une fois encore, il entendit monter en lui, comme venu de très loin, le son caractéristique et autrefois si familier de l'oud de son grand-père, dans la grande maison de Vojtina, près de Tuzla. Les longs après-midi d'été, il se souvenait de lui, le grand Dragomir, assis en tailleur sous l'immense et unique arbre de son petit jardin clos, calé contre le tronc, la table de l'instrument bien à la verticale. Sa main gauche s'envolait alors avec une dextérité qui fascinait le petit garçon pendant que de la droite, le vieil homme à la carrure imposante en pinçait les cordes à l'aide de son risha de fortune, une sorte de médiator confectionné à partir d'une plume de rapace ébarbée puis aplatie. Les notes se mettaient à vibrer, fluides, légères, aux nuances colorées, presque fragiles, pleines d'une sensibilité qu'on avait peine à imaginer sortie du cœur et des mains d'un colosse aussi puissant. Goran s'était souvent demandé comment l'instrument avait pu résister toutes ces années à la poigne de ce grand-père magnifique. C'est son père qui l'avait brisé à l'heure d'ensevelir son corps à même la terre, pour respecter la tradition, le visage placé face à l'axe de La Mecque. Les morceaux de l'oud déposés le long de son flanc gauche.

Les dessins, Goran les revoyaient distinctement dans le livre de prière que lui avait donné Dragomir, le jour anniversaire de ses onze ans. Un des rares effets qu'il avait emporté avec lui en fuyant le pays, le serrant de toutes ses forces contre sa poitrine, dans la poche intérieure de sa vieille parka en grosse toile kaki. Il lui avait porté chance pensait-il. Désormais, il se servait de ses pages pour abriter les économies qu'il prélevait chaque mois sur son salaire. Soixante quinze euro en coupures de cinquante, vingt et cinq. Trois billets par page. Et déjà plus de cinquante colonisées après quatre ans de gardiennage dans les sous-sols et les étages de la tour Cristal. Un bon travail se réjouissait-il. Depuis quand avait-il cessé de prier ? Ce soir, en rentrant, il prendrait le temps de comparer les photos des calligraphies avec les illustrations. Ce soir peut-être, il regarderait celle de Dragomir, devant la maison de Vojtina, posant fièrement sous le balcon en bois. Ce soir peut-être, il recommencerait à prier.

Il n'était pas idiot. Il sentait bien que Lambert ne l'aimait pas. Goran voyait bien qu'il l'exaspérait. A chacune de leur rencontre ou de leurs entretiens, Lambert s'adressait toujours à lui sur un ton cassant, méprisant parfois. Goran aurait voulu lui en parler, calmement. Lui dire qu'il ne fallait pas s'arrêter à son physique de brute mal dégrossie, aux apparences. Que malgré son allure pataude et ses airs de tueur au nez cassé, il était comme Dragomir. Que l'enveloppe donnée à voir n'était là que pour mieux protéger les fragiles aspérités d'une vie en dentelle. C'était peine perdue, il le savait. Pour Lambert, il n'était qu'un vigile sans importance, le serbe de service juste bon à s'occuper de la sécurité, « parce que franchement, quand tu le regardes, tu te dis que c'est le genre de type que tu n'as pas envie de croiser le soir au coin d'un bois à la tombée de la nuit. » Il n'avait pas tout à fait tort Lambert. Goran souffrait de son physique encombrant. Malgré cela, il aimait bien Lambert. Ailleurs, ils auraient même pu être amis.

Était-ce pour cette raison qu'il ne lui avait pas tout dit au sujet des Post-It ? Pourquoi lui cacher la vérité ? Un jour ou l'autre, il allait débarquer dans le cagibi qui lui tenait lieu de bureau, lui demander de visionner les enregistrements du quatorzième. Et alors il saurait. Il la verrait même s'il ne la connaissait pas. L'avait-il seulement jamais croisée ? Goran ne pourrait plus la protéger très longtemps. Il devait l'avertir. Lui dire d'arrêter. Elle était si belle.

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