Conte de Noël 2016 épisode #6

Christophe Terral

Un conte de Noël comme un calendrier de l’Avent, à effeuiller du 1er au 24 décembre. Un feuilleton. Une fable moderne. Voici mon cadeau pour célébrer cette fin d’année.

épisode #6 – temps de lecture : moins de 4 mn

Le soir même à l'heure dite, à 23h24 précises, Nora l'attendait face à la bouche de métro du boulevard, frêle silhouette noyée dans son manteau trop large, le bas du visage englouti par les tours successifs de son écharpe en grosse laine bariolée. Elle avait ramassé ses cheveux sous un faux pashmina de couleur rouille dont quelques mèches rebelles tentaient de s‘échapper sous les caprices du vent. Cette année, le froid s'était invité très tôt dans la saison, bien avant l'heure officielle de l'hiver. Malgré le temps sec et un soleil omniprésent en journée, les températures se faisaient chaque jour plus mordantes. La nuit, il n'était pas rare que le thermomètre descende au-dessous de zéro. Dans ces moments là, Nora ne pouvait s'empêcher de penser à tous ceux qui n'avaient que la rue pour domicile fixe. Était-ce le cas d'Ismaël ? Où passait-il ses nuits quand il ne hantait pas les couloirs du métro ? Avait-il trouvé quelque station fantôme sur le quai de laquelle organiser un semblant de campement ? « Si ça se trouve, il n'a pas du tout la vie que tu lui imagines. Mais alors que ferait-il avec un si gros sac de randonnée pour unique compagnon ?... Et voilà, c'est reparti… Te voilà encore en train de te raconter mille et une histoires. Tu n'auras qu'à lui poser directement la question tout à l'heure. Et encore, s'il veut bien te répondre… Non mais pour qui te prends-tu là ma fille, à jouer les Mère Teresa de fortune? Tu baisses le regard devant le premier homme venu, tu bafouilles dès qu'on te pose une question… Oui mais pas avec lui… Et tu crois que tu vas sauver un gamin de vingt ans simplement en lui offrant un thé un soir de novembre ? » Si toutefois il se décidait jamais à arriver. Il était déjà 23h30 et toujours aucun signe d'Ismaël. Son retard ne faisait qu'amplifier le concert des nombreuses voix en elle. A croire que ce soir, elles s'étaient toutes donné rendez-vous sur ce morceau de trottoir, face à la terrasse couverte de La Belle Époque, le grand café aux chaises en velours rouge néo-rétro et à la bâche striée de lettres d'or. Des voix qui s'en donnaient à cœur joie, se disputant tour à tour les pensées de Nora. Décidément non, elle n'était pas seule à l'intérieur. Foutu mental ! Quand ce grand vent de tempête allait-il finir par se calmer ? Et toujours pas d'Ismaël en vue. L'aurait-il oubliée se demandait-t-elle en se tournant vers les grandes baies de la terrasse quand...

N'étais-ce pas lui là, attablé face à elle, l'air de rien, le rouge de sa doudoune se confondant avec le velours cramoisi de l'assise, ton sur ton, presque qu'invisible ? Voilà qu'il lui souriait maintenant, d'un sourire que l'univers entier n'aurait pu contenir à lui seul ; un sourire plein de dents blanches, parfaitement alignées, un sourire d'enfant à la lumière aveuglante. Solaire au milieu de la nuit. Irrésistible. A côté de lui, deux jeunes femmes apprêtées le dévoraient des yeux en gloussant devant l'écran de leur téléphone portable, se contorsionnant avec maladresse pour essayer de le prendre en photo sans qu'il s'en aperçoive. Nora lui rendit son sourire. Elle n'était même pas furieuse. Étonnée tout au plus. Elle poussa la lourde porte de plastique transparent qui faisait rempart au froid du dehors, contourna la table de ses deux énamourées de voisines et vint s'asseoir face à lui, dos à la rue.

- Je pouvais t'attendre longtemps comme ça ! Tu t'amusais bien à me regarder grelotter en faisant le pied de grue ?

- Bonsoir madame. Moi c'est Ismaël. Et vous ?

- Euh… oui… bonsoir… moi c'est Nora finit-elle par répondre, décontenancée par l'attitude à la fois désinvolte et étonnamment polie du jeune homme.

Un savant mélange de courtoisie sauvage et de naturel ravageur. Les deux voisines s'étaient tues, ne perdant pas une miette du début de leur conversation.

- Alors ? Tu comptais me faire languir longtemps dans le froid reprit-elle ?

- Je ne vous faisais nullement languir madame. Je vous regardais. Je vous regardais m'attendre. Et plus je vous regardais m'attendre, plus j'avais envie de vous regarder… encore et encore. Ils sont si rares vous savez les gens qui m'attendent. Alors… je savourais.

Nora n'avait pas su quoi répondre. Elle était restée de longues minutes interdite face à lui, ses deux billes noires couleur de jais plantées dans les yeux gris-vert ourlés de cils immenses à présent embués d'Ismaël.

- Je… je ne voulais pas être désagréable… je plaisantais… Ismaël ? Tu m'autorises à t'appeler Ismaël n'est-ce pas ?

- Pourquoi ? Comment voudriez-vous m'appeler  madame ? Nicole ?

Et il s'était mis à rire. Doucement d'abord. Puis progressivement, de plus en plus fort, la tête légèrement renversée en arrière. Il riait à gorge déployée. Avec l'insolence d'un jeune enfant qui découvre le don de rire pour la première fois. Nora hésitait entre rire elle aussi, feindre d'être offusquée, se lever et partir, ou ne rien dire et laisser ce débordement de joyeuse énergie s'épuiser de lui-même. Ismaël était-il normal ? La question lui traversa l'esprit. Autour d'eux, les conversations s'étaient brusquement interrompues. Les autres clients les regardaient, un léger sourire sur le visage. Les deux voisines en profitèrent pour quitter leur table et sortir. Ismaël riait de plus belle. Soudain, le rire de Nora se joignit au sien. Du fond de la terrasse, une femme leur répondit comme en écho, leur offrant une explosion sonore si communicative qu'elle finit par emporter l'ensemble de la terrasse. A présent, les passants du boulevard s'arrêtaient face aux baies vitrées de La Belle Époque, amusés à leur tour devant le spectacle de tout un café emporté par le rire tonitruant d'un ange de vingt et un ans.

Signaler ce texte