Contes Cruels.

unpseudo

Bref huis clos dans la ville.

Chapitre 1 : La Fille.


— C'est difficile.

— Pourquoi ?

    Un client vint l'interrompre.

— Bonjour, une baguette pas trop cuite !

— Quatre-vingt-dix centimes. Merci, et dix qui font un. Au revoir, bonne journée !

    C'était toujours pareil, mais celui-là avait quelque chose de spécial. Il était entré doucement dans la boutique, avait fait glisser son bonnet le long de sa joue droite, lentement, comme s'il voulait, dans cet acte de courtoisie imposée (on se décoiffe lorsqu'on entre quelque part) prendre sa part de liberté. Un plaisir particulier dans le carquois des politesses inculquées. Il avait frotté contre sa joue la laine échaudée par sa température corporelle, la caressant et repaissant ses narines de l'odeur de ses cheveux. Puis, il avait essuyé ses pieds sur le paillasson informe de l'entrée, s'était avancé à la caisse, lui avait adressé un regard insolemment détaché en payant sa requête avant de s'en aller, sans guère plus d'intérêt. N'aurait-elle pas pu, elle, faire partie de ces plaisirs intimes qu'il savait se procurer à l'insu des regards communs de la ville ? Elle n'avait pas ces yeux inattentifs là, elle ne faisait pas partie de la ville. Elle aurait voulu qu'il le sache, ou bien le lui dire.

— Mais, non !

— Pourquoi ?

— C'est trop difficile. 

    Elle s'arma de la petite pince métallique destinée à saisir les viennoiseries exemptes ainsi de toute contamination, bactériologique entre autres ; ce sceptre triomphal de l'hygiène et de l'asepsie se résumant en deux grandes cuillères liées l'une à l'autre. L'ustensile faisait briller autant d'yeux admiratifs et rassurés qu'il attisait de sourires spumescents, une exaltation des glandes salivaires, parfois même un frémissement spinal. Qu'en était-il de la détentrice du sceptre ? Simple vecteur, elle n'animait rien, les yeux préféraient le métal à la chair.

    Seule dans la boutique après le départ de l'égoïste onaniste, elle saisit la divine, sculpturale pince, la brandit fermement de sa main droite et lui livra son pouce gauche en offrande. Les deux mâchoires d'argent serrèrent, puissant étau, ce précieux appendice opposable, pressèrent jusqu'à ce que de petites taches érubescentes calment leur frénétique appétit. Elle reposa alors sensuellement le sceptre salvateur, extatique, la bouche contrite en un rictus ignoblement indécis de plaisir ou de douleur. Pupille dilatée, glandes lacrymales gorgées d'eau salée, elle savourait le doux voyage du sang affluant dans son vagin, vulve palpitant au rythme cadencé des ressacs de ses flots artériels.

    Le pouce au-dessus d'une grossière tasse à café de cantine, l'ingénue laissait couler, goutte à goutte, le sang prolongeant son éruption expiatoire. Dans une hystérie hypnoïde, elle se recueillit un moment devant le glacis fauve emplissant entièrement la grotesque sébile. Puis, languissamment, elle y plongea une petite cuillère et, faisant tournoyer le liquide en un vortex cathartique, se fondit dans une contemplation cataleptique. Elle recouvrit ses esprits, pansant sa plaie, lorsqu'un homoncule rougeaud et suintant, entra en ahanant, dans la boutique.  L'angélique fut saisie par le spectacle nauséeux de ce vivant cloaque de concupiscence ; un nympholepte trémulant qui compensait par une faconde imbuvable, la flaccidité de son appendice pelvien. Les papilles excitées par la nubile vendeuse, il s'enquit de combler par quelques chatteries viennoises et vénériennes, le creux de ses bajoues et de son bas-ventre. L'oiselle se mua alors en un pernicieux petit potentat. Fourberie de son esprit, elle accueillit de toute son âme et de tout son corps le nauséabond pouvoir qui lui était donné.

— Pourquoi ?

— Ce n'est pas très difficile.

    Salie par le regard miellé du gnome expirant le soufre, la vierge s'infligea le ballet d'une perverse parade, non pré-nuptiale, tout au plus pré-coïtale dans les plus fous délires orgastiques de l'assaillant. L'épais rideau de ses cils d'ébène laissait entrevoir les lueurs mutines de ses œillades. 

—Auriez-vous quelques douceurs pour moi ? exhala le nabot.

Le dos posté en une cambrure d'invertébrés, les lèvres devenues gelée de fruits rouges, remuaient avec une lascivité indécente, la jeunette lui narra les histoires alléchantes des diverses pâtisseries : le bâton de Jacob, phallus empli de crème fouettée, la forêt noire pénétrable uniquement par les amateurs aguerris de la précieuse fève de cacao (indigne des néophytes ou dilettantes), le baba et son cul baignant dans la fièvre éthylène et exotique du rhum, la tartelette aux fraises qui telles de turgescents mamelons se dressaient fièrement, denses et fermes sur une aréole de crème pâtissière rosie par leur bave sucrée. Lui confessant que toutes étaient usinées surgelées puis décongelées, elle lui conseilla pour sa fraîcheur la spécialité faite le jour-même de ses mains : la poire pochée et son coulis de framboise. Se pourléchant de cette candide attention, il agréa cette proposition, une baguette pas trop cuite en sus. Un son retentit. Le succube se faufila dans l'arrière-boutique pour éteindre le four et reparut quelques secondes plus tard une baguette chaude et une tasse à café dans les mains. On ne pouvait pas mieux servir son client ; elle lui tendit le pain encore fumant, puis sous les yeux adorateurs de sa proie, elle inclina la tasse et en fit couler un nappage rouge sang sur l'une des poires. Elle emballa le petit écrin où baignait le fruit et le remit victorieuse, vindicative et toute puissante à son sbire. Celui-ci la paya grassement en monnaie et en guise de pourboire , lui offrit le divin spectacle de savourer sa gourmandise sous les yeux électriques de sa Créatrice.

— Enfin ! ça n'a pas été difficile, s'exclama-t-elle.

—Non, se répondit-elle songeuse.

— Pourquoi ?


Chapitre 2 : Le SDF.


   Tous les jours, ou presque, il regardait la gamine, s'affairer dans la boulangerie. Il en aurait bien fait son quatre heure ! Mais il en avait trop soupé de l'Humanité, aussi tentante que fût cette enveloppe de chair-là : blanche, laiteuse, gourmande à souhait. Il n'y croquerait pas.

    Il s'était établi dehors, devant la sortie de la boutique pour, dans les premiers temps, quémander un peu de sollicitude. Puis, c'était devenu son observatoire : non plus occupé à soudoyer, sous le masque dégradant de la pitié, quelques sous pour une maigre pitance, il scrutait et étudiait dorénavant la valse défroquée des pantins de la Comédie Humaine. Véritable paramécie engluée dans l'atmosphère croupie de la ville, il en était tout entier une partie sans en jouer le jeu. Ce jeu fou avait enrôlé avec fureur les âmes légales de la ville, toutes possédées par la frénétique pantomime d'un simulacre de vie sensée. Il balançait des regards torves sur cette piétaille d'ectoplasmes qui défilait toute la journée devant lui. Le lendore catarrheux et scrofulaire n'éveillait ni méfiance, ni empathie; tout au plus du dégoût: quelques nez et lèvres pincés, globes oculaires révulsés. La pourriture qui avait gagné son corps présentait l'avantage de congédier ou écarter quiconque sans un mot prononcer, ce qui lui laissait un périmètre de liberté non négligeable pour assister à la pièce de théâtre qui se jouait.

    Les jeunes premières étaient désormais de jeunes mères reproductrices à l'hymen consommé à l'excès bien avant l'heure. Elles amassaient leurs rejetons comme des tickets de loterie perdants. Harpies informes et hargneuses se pavanant, disgracieuse, elles avaient à peine perdu la masse de chair de leur grossesse qu'elles s'encanaillaient déjà à remettre du pain au four. On devait réguler tout cela, une ligature des trompes s'imposait. Leurs Sigisbées, lorsqu'elles en avait, n'était rien de plus qu'un accoutrement, un accessoire complémentaire et non plus un rôle à part entière. Ces pâle cuistres immatures et analphabètes manifestaient par leur jactance et leurs apprêts la volonté simple de masquer le visage de la honte dont ils s'étaient affublés en l'espèce des gisquettes dépravées qui leur servaient d'amoureuses et de leurs marmots inéduqués. Les duègnes et barbons libidineux, à cause des progrès de la science, voyaient leurs appétences et leurs caractéristiques décuplées, ils s'affichaient en quinquagénaires pétulants, paradant, prétendant, désirant, l'homoncule qui venait d'entrer dans l'échoppe en était un exemple. Quant aux vieillards, dont l'âge frôlait l'absurde, le soudard faisandé les vomissait. Allègres jouisseurs usufruitiers de la société, ils abusaient de leur condition pour s'allouer la commisération des passants et des commerçants. Nouveaux esclavagistes, les vieux ont tous les droits : vous utiliser, s'insurger, vous juger, vous insulter, sous couvert de leur faible carcasse, mimant parfois l'impotence : ils profitent. L'action qui se jouait était celle de la déliquescence de la société, de la décadence de tout sens moral, de l'art du sembler à défaut d'exister. Rien n'avait plus de cohérence, aussi s'était-il vu à la longue blessé d'observer, frappé d'incuriosité.

— Es-tu mort ?

— Je ne sais pas.

    Il en était réduit à poser un regard vide sur le paysage urbain rendu flou et incolore par le voile qui obstruait ses yeux pâles. Les jours fusionnés aux nuits, il n'avait pour seul moyen de repère que la cadence des battements de son cœur silencieux. Il avait foui le trottoir, enlevant les dalles cassées, instituant là son hypogée superficielle d'où il ne daignait plus bouger. Aussi, faisandé par le tas d'immondices que son corps expulsait, par la crasse de son corps et de la ville, le clochard moisissait, immobile, englué. Ses membres et son esprit ankylosés ne lui permettant de se mouvoir, la créature affecté indirectement de malacie par l'ankylose qui plombait ses membres et son esprit, il  ingérait tout ce qui gagnait le creux de sa main : cailloux, papier, vieux mégots de cigarettes, excréments. D'ailleurs il se demandait si le chien, laissé à l'entrée de la boutique par l'homoncule allait lui faire une offrande appétissante. Le jeune bâtard trépignait, écumait de bave, jappait s'impatientant du retour de son petit maître. Un vrombissement se fit entendre, une automobile surgit du coin de la rue, fusa en droite ligne le long de celle-ci faisant délibérément un crochet meurtrier sur le chien qui excité par le bruit était descendu du trottoir. L'action tragique qui venait de se jouer chassa la mollesse de la comédie quotidienne. Le spectacle de la bête agonisant sortit le lendore de sa stupeur, un fourmillement chaud gagna son visage, ses mains, son épine dorsale.  

— Es-tu mort ?

— Je ne crois pas.

    Pris par une frénésie hérétique, il se vautra sur le cadavre éventré, sanie putride dont les intestins chassés de leur carcan, dégorgeaient sur le bitume. Ils exhalaient, dans la sèche rigueur du gel hivernal, une vapeur chaude et épaisse. Rivalisant avec les prostituées de la ville, la bête offrait la consistance et les sucs de ses muqueuses extériorisés, sans le moindre vice de lucre. Le clochard plongea ses mains dans le bouillonnement de cette plaie béante, y retrouvant la sensation de sa peau, de ses ongles, de ses phalanges, longtemps pétrifiés. Puis il empoigna la substance glutineuse des boyaux, les malaxant avec nerf et vigueur, l'odeur entêtante du graillon le plongea dans une ivresse de tous les sens. Il ferma les yeux, leva sa tête aux cieux, et se lança de toute sa mâchoire édentée, dans un suprême sourire disloqué. Le tableau tendait au sublime, jusqu'à ce que le petit maître dégingandé ne sorte telle une furie, de la boulangerie, chassant le lendore de son extase à grand renfort d'insultes et de coups de pieds. Ce-dernier recouvrant ses esprits prit conscience qu'il constituait le spectacle dégradant et dégradé de toute une petite foule qu'il avait lui-même exécrée.

   Il trouva asile dans la boulangerie vide de clients. Apeuré, désorienté, hagard, sonné, déséquilibré, il chercha de l'aplomb en se courbant contre le comptoir, c'est ainsi qu'il aperçut la gamine gisant à terre. Elle le regardait fixement, déterminée et sereine. Des flots sanguinolents s'échappaient de sa jugulaire et de ses carotides, sectionnées avec le petit scarificateur à pain qu'elle avait toujours en main. Il outrepassa son hébétude, un sursaut d'humanité et d'instinct de survie le convulsa jusqu'à la jeunette. De ses mains encroûtées par le sang séché du chien, il pressa les blessures, dont les écoulements tiraient la vie de la victime consentante. Il sentait la pression des torrents hémorragiques urger contre ses paumes, les battements de son cœur ralentir, il se surprit à compatir. Les joues devenaient de moins en moins roses, les yeux se voilaient, les lèvres blêmes et lascives remuèrent, dans un souffle elle le remercia avant de se figer en un sourire immuable de profonde béatitude.

— Es-tu mort ?

— Je vis !  s'étonna-t-il.


Chapitre 3 : L'Homoncule.


  C'était un bâtard comme son chien, né d'un accouplement de disgrâce. Ils s'étaient trouvés l'un l'autre au détour d'une ruelle entre deux immondices, ils jappaient de la même manière pour compenser en volume sonore ce qui leur avait été ôté en taille et en élégance. Paria depuis toujours, il s'était raccroché dans un déni d'amertume à cette interdépendance, grotesque simili d'amitié. Être courtaud et boulu, la disproportion de ses traits tant physiques que moraux le rendait objectivement laid ce qui eut pour conséquence une répudiation totale depuis l'enfance. Il portait dans son ossature trapue et massive le poids et la densité de toutes les émotions et sensations éprouvées mais non extériorisées durant toute sa solitaire existence; véritable séborrhée, elles transpiraient, perlaient et gouttaient de chacun de ses pores. C'était à présent cela qui éloignait les autres. Les gens fuyaient cette boule gluante d'énergies vicieuses et vertueuses, ricochant dans la ville, incontrôlable et incontrôlée, prête à exploser dans un chaos de passions trop longtemps enchaînées, muselées, différées, méprisées. Il vivait au désespoir dans une confusion entre nécessité, besoin, utilité, envie et avidité. Un simple "Bonjour!" de courtoisie le faisait se trémousser de plaisir, excitait sa spermatorrhée; bave aux lèvres et à l'entrejambe, il répondait au zénith de son bonheur . Une petite impolitesse le transformait en un monstre de violence, yeux s'injectés de sang, nuque et mâchoire serrée jusqu'à la dislocation, poings dégainés prêts à l'assaut. D'aucuns le qualifiaient d'excessif excédant aliéné, il était de l'engeance engendrée par l'intolérante ville, une créature primaire à l'état brut soumise à ses pulsions et instincts, un fieffé fiévreux non polissé, partant, monstrueux et bestial pour la classe institutionnalisée. Aussi, ne restait-il jamais trop longtemps dans la même zone, conscient de son étrangeté, l'homoncule anticipait le jugement définitif, le mépris, le dégoût, le dédain qui gagnaient vite son voisinage . Lui et son chien avaient depuis peu élu domicile face à une boulangerie dans le dernier recoin de la ville, inexploré encore, où il pouvait, une dernière fois, essayer de se fondre, sans trop de heurts. C'était trop espérer.

    La seule fenêtre de l'appartement ouvrait son horizon en contrebas sur l'intérieur d'un café, un vieux bouge devenu refuge à vermine alcoolisée, alcoolique, alcoolisante et alcooluisante; ainsi que sur la boulangerie. Celle-ci se muait en présence de l'une des boulangères, en un jardin de délices pornographiques. Elles étaient trois à se relayer : deux vieilles harpies fripées et distendues, causes de troubles nauséeux et gastriques, puis il y avait cette jeunette, fraîche, laiteuse, lascive, voluptueuse, chaste et vierge, selon les conclusions qu'il avait tirées après scrupuleuse analyse de l'étroitesse et de la courbure de ses hanches. Aussi, lorsqu'elle était de corvée, passait-il de longues journées de labeur à embuer la vitre de son souffle d'ardeur lubrique, tandis qu'il frottait avec fureur et acharnement son appendice pelvien contre le mur, la ceinture délibérément libérée, répandant tout son foutre sur le sol, foutre que le chien, excité par l'odeur de sexe, lapait à grandes lampées communiant, lui-aussi en érection, avec son maître.  La posséder réellement, la saisir, la pénétrer, la goûter, la sucer, le lycanthrope ne s'attardait guère sur cette chimère, il l'effraierait à n'en pas douter, il était plus raisonnable et sensé de rester dans son antre, il avait appris de ses erreurs et puis il venait juste d'aménager, ce serait précipiter son exil.

    Parfois il la voyait entrer dans le troquet, elle ne buvait pas. Elle s'asseyait dans un coin et observait. L'homoncule cessait alors tout fantasme, prenait un petit tabouret qu'il plaçait prés de la fenêtre et la fixait, songeur et incrédule. Si elle était capable de côtoyer la vermine, peut-être ne le fuirait-elle pas après tout.

- Tu es une bête !

- Je ne suis que trop humain.

    Il se résolut à descendre de son aire et à fondre pour de bon sur sa proie.

To be continued! (personnage plus complexe que prévu!)

Signaler ce texte