contre mon frère

Simon Lecoeur

chapitre 3

A la maison, je consacrais beaucoup de temps à un jeu solitaire inventé, le « qu’est ce que tu préférerais ? » Dans la balance je mettais des situations plus ou moins absurdes qui me poussaient à choisir dans mon imagination entre avaler un ver de terre ou avoir une punition sévère à l’école... Très vite revenait cette question entre le retour de mon père ou le départ d’Olivier :

" Tu préférerais perdre ton petit frère et que ton père revienne pour toujours ou bien rester comme aujourd’hui ? "

Naïveté, perversion ou bien mélange des deux, je sentis naître en moi des sentiments étranges et inconnus. Mentalement, je me sentais coupable d’établir un ordre de préférence dans ma famille mais j’éprouvai en même temps un immense soulagement.

Olivier dut remarquer ce bouleversement. Ainsi, il ne venait plus comme avant jouer dans ma chambre. Il ne réclamait plus l’histoire du chevalier noir et de la terrible sorcière Mortuella.

Quand il vivait à la maison, papa criait après moi plutôt qu'après Olivier ; Pourtant, souvent c'était contre mon frère qu'il s’emportait. Il se faisait un devoir de disputer, par principe, le plus grand.

Je conserve en mémoire ce souvenir cuisant, le dernier été, avant la rupture. Nous étions à la campagne, en Normandie, chez des amis de maman. Dans la propriété où nous étions invités, Olivier avait glissé en jouant au bord du petit étang, malgré l'interdiction formelle des adultes de nous aventurer dans cette partie du jardin. L'étang était peu profond mais boueux surtout. Olivier avait dû s'enliser jusqu'à la taille. Il ne parvenait plus à sortir. A l’aide de branchages que je lui tendais, j'avais bien tenté de l’amener jusqu’au bord. Manque de force de part et d’autre, j'avais dû courir alerter les parents, attablés paisiblement dans la salle à manger. De retour vers l'étang, je fus surpris de voir Olivier qui avait cessé de pleurer et qui cherchait à se dégager seul de ce bourbier. Papa arriva dans l’instant, l’attrapa au col, le souleva avec vigueur. Et, la gifle fut pour moi, une gifle violente et boueuse, chaude et poisseuse.

"- Tu ne pouvais pas mieux surveiller ton frère, nom d'une pipe ! On ne peut pas te faire confiance !"

Je pleurai à chaudes larmes, Olivier non, couvert des caresses aimantes de sa mère.

A cause de ma position d'aîné, je crus que je me détachais d'Olivier, quand c'était lui qui s'éloignait. Son caractère bien trempé commençait à se dessiner. L’épisode de l'étang soulignait déjà nos différences. Il était un enfant mûr et indépendant. Moi, à sa même place, prisonnier dans la boue jusqu’à la taille, je n'aurais pas su maîtriser ma peur. Par la force de l’imagination, je vivais cette scène : embourbé dans une mare, un grand frère impuissant pour me sauver. Ces longues secondes auraient duré une éternité, je n’aurais plus distingué la silhouette partie chercher du secours vers la maison. Serait on jamais venu me tirer d’affaire ? Je m’étais senti piégé dans une épaisse boue glaciale qui enveloppait mon petit corps tremblant. Au moindre geste pour me dégager je m’enfonçais davantage. J’étais tétanisé, paralysé par l’angoisse de vivre une telle histoire. Olivier, lui, avait su négocier la situation. Il avait cherché tranquillement des prises dans les branchages, il s'en était sorti presque seul ; il venait d'avoir cinq ans.

A la maison, sans papa au quotidien, je pris l’habitude de me venger de ce frère dont j'étais au final jaloux. J'entrai dans sa chambre, j'appelais cette intrusion, "opération commando" d’une lâcheté toute militaire. Je commençai par casser son jeu de construction, démanteler son puzzle, renverser ses affaires puis je le bâillonnai, l'entraînai sur son lit et le battai sévèrement. Je ne quittai sa chambre qu'après avoir vu, triomphant, dans ses yeux de grosses larmes couler. J'usais contre lui d’une brutalité imprévisible. Je le frappais sans raison. Je lui imposais de manière injuste la douleur que m’infligeaient mes parents par leur séparation.

J'employais contre Olivier de multiples formes d'attaque, des mouvements de kung-fu, des coups de poing secs dans les muscles du bras ou de la cuisse. Je lui assenais une ou deux raclées par jour. Il était mon souffre douleur.

Dans ma grande bassesse, je profitais toujours des absences de maman pour le violenter. Il pouvait alors crier, personne pour lui venir en aide. Nous n’avions plus de baby sitter depuis le départ de Muriel. Je pris conscience peu à peu de cette force qu’il détenait pour endurer ma violence. Mes coups n'étaient certes pas très puissants mais humiliants. Je prenais son petit corps, je le secouais, le remuais sans ménagement. Lui attendait la fin de ce mauvais quart d'heure et pour se défendre, me crachait dessus avec mépris quand je franchissais sa porte. Par lassitude, par honte surtout, je finis par interrompre mes agressions. J'avais agi contre lui pour matérialiser notre séparation comme couple de frères.

Au bout d’un an, je n'étais plus en mesure de lui infliger mes corrections.  Il grandissait plus vite. Il devint aussi fort que moi.  Il pouvait s’il le voulait me répondre coup pour coup et me rendre la monnaie de ma pièce. Ce divorce faisait mûrir ce frère autant qu'il me faisait régresser. Le temps n'était pas le même pour lui et pour moi

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