Controverse sur l'existence des humains

Teddy Gérard Cadenet

Elle doit les convaincre que leur planète va bientôt être envahie par des êtres venus d'ailleurs. Ça va être très difficile car toutes les laskinites savent que les humains sont des êtres imaginaires.


Controverse sur l'existence des humains


Roman



Dépôt légal en cours

Publié en décembre 2017

Impression numérique, Ile de La Réunion

Tous droits réservés pour tous pays

Illustration : Teddy Gérard














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Table des matières

Avant-propos 

Chapitre 1 / Les humains existent-elles réellement ? 

Chapitre 2 / Perplexité 

Chapitre 3 / Incohérence 

Chapitre 4 / Vérification d'identité 

Chapitre 5 / Révélation 






Avant-propos



Salut à toi lectrice ou lecteur.


C'est le deuxième e-book que je partage. Comme le premier, il s'agit d'un roman de science-fiction.


Tu cherches une aventure avec de l'action, de l'humour, du romantisme et un zeste de sensualité ? Il n'y a rien de tout ça dans « Controverse sur l'existence des humains ». Pour couronner le tout, le personnage principal n'est pas humain. Il te sera donc relativement difficile de t'identifier à lui, ou plutôt devrais-je dire… à elle.


Je dis « elle », et j'ai choisi de parler des laskinites au féminin, pour simplifier. Il te faut imaginer un monde où les concepts « mâle » et « femelle » n'existent pas. La dichotomie mâle-femelle n'a pas lieu d'être. Il en découle que dans le texte « les humains » sont remplacés par le pronom « elles ». Toujours concernant les pronoms, dans certaines phrases les « je » se transforment en « nous » et vice-versa. Ça n'a rien d'étonnant… dans la logique laskinite.

Le livre est gratuit, mais la petite excursion sur cette planète a un prix. Tu l'as compris, je te demande un peu de souplesse d'esprit.


Les mots « inventés » pour décrire leur monde sont plus ou moins expliqués dans le texte. De ce fait, un glossaire n'est pas vraiment nécessaire.

En espérant que ces quelques précisions ne t'ont pas dissuadé(e) d'entamer la lecture de ce livre. Je te propose une histoire pour le moins bizarre, une incursion sur la planète Laskine…


Bonne lecture.

Chapitre 1 / Les humains existent-elles réellement ?


Deskinhol est arrivée un peu avant les autres dans le cycle numéro 37. Respectant les termes de sa convocation, elle s'est installée sur le perchoir central. Depuis quelques sa-témis, elle attend, les ailes et les bras croisés. Ses deux grands yeux noirs, parfaitement ronds, situés des part et d'autre de sa tête, sont à moitié dilatés.

La salle, baignant dans une lumière orangée, est sobre et relativement spacieuse. La porte haute, une porte hexagonale à galandage, est grande ouverte. On peut voir une bonne partie la voûte étoilée. Les quatre portes basses sont fermées. Les perchoirs, munis de tables en croissant de lune, sont disposés en gradins circulaires autour du perchoir central. Des meubles en koupane rougeâtre, d'une finition impeccable, pratiques et confortables. Aux extrémités de chaque table, il y a deux sphères bleues. Ces projecteurs holographiques standards sont les seules parties visibles du système de traitement de l'information, le déducteur étant intégré aux tables de perchoir.

Les grandes ailes grises de Deskinhol couvrent amplement son corps longiligne. Elles ne laissent voir que la partie haute de son thorax ainsi que ses épaules. Sous les fines membranes croisées, les bras se mettent maintenant à bouger. La libération du bras gauche se fait dans un mouvement alliant souplesse et fluidité. La main, munie de trois doigts, plane avec légèreté vers le projecteur de gauche. De son sentidactis, le doigt central, la laskinite effleure la sphère bleue pour allumer son déducteur.

Grâce aux échos des ultrasons qu'elle envoie à travers l'embrasure la porte principale, Deskinhol perçoit des mouvements au dessus du cycle. Trois personnes freinent leurs descentes par de vigoureux battements d'ailes. Elles se posent en douceur sur la plate-forme de durix entourant le cycle 37. Elles ne tardent pas à rentrer une à une. En prenant place dans la salle, chaque personne lui envoie poliment une salutation psychique. « La paix dans nos Esprits ». Deskinhol répond par les mêmes concepts. Naturellement, elle scanne l'Esprit de chacune pour savoir si c'est un Esprit-multiple ou un Esprit-simple.

Au fil des sa-témis, elle voit une soixantaine de ses congénères se poser autour d'elle, dans cette salle capable d'en accueillir deux fois plus. La plupart se sont installées sur les perchoirs les plus proches.

Deskinhol a remarqué que toutes les participantes ont de petites taches noires sur les ailes. Certaines en ont aussi entre le cou et les yeux, sur la surface lisse et elliptique des oreilles. Grâce à ces détails anatomiques, elle sait que ce sont des personnes du troisième ou quatrième âge.

En attendant que commence le débat, une trentaine de personnes ont allumé leur déducteur. La plupart s'intéressent à un évènement précis de l'actualité sécuritaire. Beaucoup conversent en pensées faibles. On échange sur ce qui s'est passé dans la soirée. Une habitante de la province de Tsavolite attaquée et dévorée par une krog. Une tragédie relatée sur les réseaux d'informations du monde entier. Un accident rarissime. Les dômes installés au dessus des narda-kanes sont en général très fiables. La technologie permettant de contrôler les krogs et les autres mouvis-shvakati a fait ses preuves. Le manque de prudence s'est ajouté aux défaillances techniques. D'après les enregistreurs d'évènements, la jeune adulte n'avait pas d'arme sur elle pour se défendre. Les recommandations en matière de sécurité sont pourtant très claires. On ne survole pas une narda-kane sans avoir sur soi au moins un puska, même quand on est accompagnée d'une omna capable de contrôler les pensées prédatrices des krogs.

Deskinhol focalise son attention sur les pensées qui concernent la controverse qui va commencer. Des réflexions qui la conforte dans ses craintes. La plupart des personnes sont sceptiques quant à l'utilité de ce débat. Au dessus de certains projecteurs holographiques, la jeune laskinite voit son visage en trois dimensions. À côté, en noir sur fond rouge, des lignes d'idéogrammes se succèdent rapidement. Elles sont huit à s'être connectées à la vishtèts afin de consulter son rapport ou ses déclarations préalables.

Il y a dans l'assemblée des personnes connues, notamment parmi les Esprits-multiples. Elles interviennent régulièrement dans les actualités, les débats, les évènements publics. Deskinhol ne connaît aucune d'entre elles personnellement. Concernant les autres membres de l'assemblée, pour fluidifier les échanges, elle a mémorisé le nom usuel de chacune.

À un moment, elle entend un petit bruit caractéristique. Debout sur la plate-forme de durix, une des deux sentinelles vient d'actionner le mécanisme de fermeture de la porte.

Deskinhol voit, dans son dos, Nor-Dal-Sèn se poser sur l'un des huit perchoirs du premier cercle. Le perchoir réservé à la directrice de séance. Par écholocation, elle perçoit à deux yals au dessus de sa tête un mouvement silencieux et relativement lent. La fermeture de la porte haute. Quelques personnes continuent à échanger en pensées faibles.

Pensées non projetées de Deskinhol juste avant le début de la controverse.

Être oratrice principale au centre d'une telle assemblée… ça fait naître en moi une certaine exaltation. Cet enivrement peut me desservir. Je dois essayer de contrôler mes émotions. Je suis un Esprit-simple… et je suis du deuxième âge. Deux éléments qui vont jouer en ma défaveur. J'ai vécu ces évènements… non enregistrés. Il leur sera difficile de mettre en doute ma sincérité. C'est ça le plus important. Je viens d'abord leur livrer… une expérience de vie. En espérant que l'on ne m'a pas induite en erreur… Je dois oublier cette possibilité. Momentanément. Ce n'est pas le moment de douter. C'est le moment de convaincre. Il faut absolument que je sois convaincante… pour que la gravité de la situation soit prise en compte par le Conseil Suprême. Plusieurs personnes se demandent sûrement ce qu'elles font là. Vu l'intitulé de la controverse, ce n'est guère étonnant. Ça y est. On ferme la porte. Avant d'ouvrir le débat Nor-Dal-Sèn va nous saluer et projeter les pensées préalables. Lors des controverses diffusées sur réseaux d'informations, elle le fait toujours de manière succincte. Un ou deux sa-témis… et ensuite ce sera à moi.

Nor-Dal-Sèn – Je salue chacune des personnes présentes. Que la paix, la complémentarité et la sérénité guident chacun de nos Esprits. Pensons et agissons en gardant à l'Esprit les bénéfices de la panlyokifi, pour continuer à concilier le bien-être collectif et le bien-être de chacune.

Toutes les personnes présentes dans le cycle pensent alors à l'unisson. « La paix avec les krogs, la paix dans nos Esprits, la sérénité, la panlyokifi. »

À part Deskinhol, les dernières personnes qui n'avaient pas encore éteint leur déducteur s'empressent de le faire, annihilant les projections holographiques au dessus des sphères bleues. Par la voix de l'Esprit, des salutations emplissent la salle. On salue respectueusement Nor-Dal-Sèn, puis le silence psychique revient assez rapidement.

Nor-Dal-Sèn – Préalables légaux. Nous, Nor-Dal-Sèn, en tant que présidente de séance, je me suis assurée en consultant la vishtèts que l'identité complète de chaque personne se trouvant dans cette salle a bien été vérifiée à l'entrée. Le nom usuel, le nom de branche, le numéro d'identification ainsi que le lieu de résidence habituelle ont été portés sur le registre de présence. Les signatures psychiques, attestant de la présence effective des personnes, ont été enregistrées en bonne et due forme. Les trois enregistreurs d'évènements ont été vérifiés. Ils sont opérationnels. Nous sommes soixante-trois personnes réunies aujourd'hui, le 11 blane de l'an 12 217, dans le cycle numéro 37 du continent Norkis. Cette controverse est classée 6 sur l'échelle d'importance et 7 sur l'échelle d'urgence. L'utilité panlyokifique de ce débat a été validée par le Conseil Supérieur de Norkis. Cependant, si une personne désire exprimer une objection nouvelle, une objection non prise en compte au moment de la validation du débat, elle doit, comme le protocole le stipule, s'exprimer maintenant.

Une dizaine de pensées similaires parviennent à la présidente. « Aucune objection, honorable Nor-Dal-Sèn ». Les autres ne lui envoient pas de pensée, restant dans un silence respectueux.

Nor-Dal-Sèn – Le témidal indique 29 témis 45 sa-témis, temps de Norkis. Nous, Nor-Dal-Sèn, je déclare ce débat ouvert. Aspects pratiques. Le degré d'importance dudit débat étant supérieur à 5, chacune d'entre vous a reçu une convocation nominative émanant du Conseil de Sécurité de Norkis. Pour la même raison, toutes les participantes sont physiquement présentes. Il n'y a eu aucune dérogation à la règle. Vous connaissez l'intitulé de ce débat et l'identité de l'oratrice principale. Je vous rappelle que cette controverse se déroule à huis-clos. De ce fait, aucune pensée concernant les échanges qui vont avoir lieu ici ne doit être envoyée à l'extérieur du cycle et aucune pensée venant de l'extérieur ne doit influencer ce débat. Bien que la thèse défendue aujourd'hui par Deskinhol, Esprit-simple du deuxième âge, soit à priori une hérésie, je vous demande de vous abstenir de parasiter sa pensée en lui envoyant des remarques flashs. Urgence 7. On n'a donc pas fixé de durée maximale pour cette controverse. Nous devons tirer cette affaire au clair en une seule séance. Les consignes habituelles. Ne projetons que des pensées susceptibles de faire avancer le débat. Échangeons nos réflexions avec précision et concision. Deskinhol, nous sommes prêtes à accueillir tes pensées. Deskinhol…

Pensées non projetées de Deskinhol pendant que Nor-Dal-Sèn ouvre le débat.

Il y a dans l'assemblée vingt-et-un Esprits-multiples et quarante Esprits-simples. D'après les données de la vishtèts, il n'y a que six personnes qui ont consulté mon rapport ou mes déclarations préalables avant de venir. Les huit personnes qui viennent de le faire ont juste eu le temps de survoler mes pensées matérialisées. Quatorze au total… C'est peu. Dans les préalables légaux Nor-Dal-Sèn n'a pas parlé des deux recours en annulation. Je pensais qu'elle allait le faire. Hérésie. Elle vient de dire hérésie. Ça me discrédite d'emblée… Il vaut mieux avoir des pensées positives. Ce n'est pas grave. Ça va être à moi. Nor-Dal-Sèn leur demande d'éviter de m'envoyer des pensées flashs… c'est une bonne chose.

Deskinhol – Merci honorable Nor-Dal-Sèn. Que la paix et la complémentarité guident chacun de nos Esprits. Merci à chacune pour l'attention avec laquelle vous allez accueillir mes pensées. Les évènements du 10 blane concernant le vaisseau étranger ont été relatés sur les réseaux d'informations. Cependant, selon la vishtèts, certaines personnes présentes dans ce cycle n'en ont pas pris connaissance. De ce fait, je vais d'abord vous faire un rappel succinct de ce qui s'est passé. Ensuite je vous raconterai l'incident, comme je l'ai vécu. Concernant la dimension temporelle, du fait que ces évènements se sont déroulés sur Laskine et aux alentours de le Lune-Grise, je ferai évidemment référence au temps standard. Les faits enregistrés. Le 10 blane, à 8 témis 67 sa, Hagathèl a affirmé percevoir des « pensées différentes » venant des environs de la Lune-Grise. Elle n'arrivait pas à en situer la source avec plus de précision. Le Centre Norkis d'Exploration Spatiale a tout de suite communiqué cette information aux centres d'exploration spatiale et aux conseils de sécurité des autres continents. Il s'est avéré que Hagathèl était la seule omna à percevoir ces « pensées différentes ». Les materscans de Laskine et les materscans des satellites artificiels de la Lune-Grise n'ont détecté aucun objet inhabituel. Même si Hagathèl fait partie des onze omnas qui ont les meilleures capacités ultra-sensorielles de la planète, ce qu'elle avançait était sujet à controverse. Elle a été entendue par une assemblée officielle du Conseil de Sécurité de Norkis, comprenant trois Esprits-multiples et douze Esprits-simples. La controverse a débuté à 9 témis 22 sa. Elle a duré une trentaine de sa-témis. Hagathèl n'est pas revenue sur ses déclarations préalables dans lesquelles elle affirme que ces « pensées différentes » étaient des « pensées non laskinites ». La controverse devait déterminer si ce que Hagathèl déclare avoir perçu provient d'êtres existant réellement. La question n'a pas été tranchée lors du débat. Il y avait trop peu d'éléments. La question reste toujours en suspens. Le Conseil de Sécurité de Norkis a statué qu'il était nécessaire qu'une exploratrice projette son Esprit à proximité de la Lune-Grise. L'assemblée directrice du Centre Norkis d'Exploration Spatiale a choisi Kordasline, Esprit-simple du deuxième âge… omna et exploratrice confirmée.

Entre deux pensées qu'elle projette à l'assemblée, Deskinhol demande au déducteur une représentation spatiale de Laskine et de ses trois lunes. Elle indique qu'elle veut la configuration à la date du 10 blane, instant 12 témis 52 sa, temps standard. La Lune-Grise, la plus grosse lune du système laskinien, ainsi que les lunes jumelles, les lunes-istas, paraissent bien petites comparées à Laskine.

Deskinhol – Selon les directives qu'elle avait reçues, Kordasline devait chercher le vaisseau, zone par zone, tout autour de la Lune-Grise. Kordasline a projeté son Esprit à 12 témis 32 sa. Cette situation inédite étant potentiellement dangereuse, les omnas des centres d'exploration spatiale des autres continents suivaient en temps réel sa projection spirituelle. Il a fallu à Kordasline une vingtaine de sa-témis pour repérer le vaisseau. À 12 témis 52 sa, elle a transmis aux trois omnas du Centre Norkis d'Exploration Spatiale qu'elle voyait un engin étrange. D'après elle, il se trouvait alors dans une zone se trouvant à l'aplomb du cratère 1551.

L'hologramme généré par la sphère bleue change d'échelle. Laskine et les lunes-istas disparaissent. La Lune-Grise grossit jusqu'à ce que l'on en voit qu'une partie. Une surface désertique parsemée de cratères de différentes tailles. Sur l'image tridimensionnelle, le cratère 1551 se colore en rouge. Au dessus d'un cercle qui fait plus d'une centaine de ko-yals de diamètre, un cylindre apparaît, délimitant la zone où devait se trouver le vaisseau.

Deskinhol – À ce moment là, cette zone se trouvait hors de portée des materscans de Laskine. Quant aux materscans des satellites de la Lune-Grise en capacité de scanner la zone en question, ils ne détectaient rien. Kordasline a dit que le vaisseau ne ressemblait à aucun appareil connu et qu'il mesurait une centaine de yals de long. Les omnas lui ont demandé de spiriscanner l'intérieur de l'appareil. Ce qui lui a pris environ six sa-témis. Elle nous a transmis qu'il y avait dans le vaisseau vingt-six Esprits-simples. Selon elle, leurs pensées étaient insolites. Beaucoup de pensées étaient floues. D'autres totalement incompréhensibles. Cependant, les concepts « dèzba » et « invasion » étaient clairement présents. Elle confirmait les déclarations d'Hagathèl. Il s'agissait bien de pensées « non laskinites ». Elle a aussi détecté plusieurs sources de pensées froides. La transmission de Kordasline a été très brève. Elle n'a duré qu'une dizaine de ti-témis. Le flux s'est arrêté subitement. Les trois omnas n'ont même pas eu le temps de lui répondre et de lui donner de nouvelles directives. Pendant plusieurs sa-témis, les trois omnas ont tenté d'entrer à nouveau en communication avec l'Esprit de Kordasline. En vain. À 12 témis 59 sa, c'est le Conseil Suprême qui a pris les décisions concernant cette affaire. Des mesures exceptionnelles de sécurité ont été prises. Toute projection spirituelle a été proscrite, qu'il s'agisse de projections utiles à la communauté ou de projections de plaisance. Chaque Esprit en projection a été prié de regagner immédiatement son corps. Des consignes ont été transmises aux guides des vaisseaux en mission, aux guides des différentes bases de recherche extra-laskiniennes ainsi qu'à celles des mines de Pékis. Elles devaient s'assurer qu'on allait cesser immédiatement toute activité susceptible de trahir leur présence, proscrire toute communication artificielle, limiter les communications psychiques au strict minimum, spiriscanner et materscanner l'espace environnant à la recherche de tout phénomène suspect. Depuis la disparition de l'Esprit de Kordasline les onze meilleures omnas de Laskine se sont relayées pour l'appeler continuellement. Elles n'ont reçu aucune réponse. Et aucune autre omna n'a capté la moindre « pensée non laskinite ». Puisque les materscans ne détectaient toujours rien autour de la Lune-Grise, à 13 témis 17 sa, on a élargi la zone de recherche au système laskinien. À 14 témis 18 sa, on a entrepris de fouiller tout l'espace du système syklorin pour essayer de repérer le vaisseau étranger.

L'hologramme change progressivement d'échelle pour représenter tout le système syklorin. On peut voir à présent les deux sykloras, autour desquels tournent sept planètes. À part Rizène, la géante gazeuse, et Laskine, les autres planètes ne sont que de minuscules boules dans l'espace.

Deskinhol – Tous les materscans opérationnels ont été mis à contribution. Des dizaines de milliers de micro-furtifs-autonomes ont décollé et se sont dispersés, se dirigeant pour certains aux confins du système syklorin. Des recherches qui sont restées vaines. Pendant ce temps, les omnas ont continué à essayer d'entrer en communication avec l'Esprit de Kordasline. Elle ne répondait pas. Le 10 blane, à 14 témis 58 sa, l'Esprit de Kordasline a été déclaré disparu, de façon officielle. Les recherches continuent actuellement. Plusieurs Esprits de personnes appartenant à notre branche continuent à se relayer pour maintenir son corps en vie. Oui… notre branche. Kordasline et moi, nous sommes koyines. Et nous savons toutes ce qu'il advient d'un corps qui reste trop longtemps séparé de son Esprit… L'état dans lequel se trouve Kordasline… Son état m'attriste... profondément…

Pendant que les planètes et les deux sykloras disparaissent au dessus de la sphère bleue, une vague de tristesse submerge l'Esprit de Deskinhol. L'image du corps de Kordasline. L'image de leur mère effondrée. L'indicible peine. La douleur inonde tout son être. Elle sait qu'elle n'est plus en état de projeter vers les membres de l'assemblée de pensée discursive. Le silence. Ce n'est ni le lieu ni le moment d'épancher sa douleur, si grande soit-elle. Elle utilise toute son énergie pour ériger un barrage mental. Respectant les règles de bienséance, la jeune laskinite essaie désespérément de cacher ce qu'elle ressent aux étrangères qui l'entourent. Son affliction est trop grande. Elle ne peut la contenir plus longtemps. La douleur déborde de son Esprit et se déverse dans ceux des personnes présentes. Une peine profonde, teintée d'amour koyine. Elle reçoit immédiatement des flashs de soutien. Des flashs de réconfort, d'espoir, de compassion.

– « Ta tristesse nous touche. »

– « Je ne te connais pas personnellement, mais je suis là. Nous sommes à tes côtés. »

– « Nous sommes unies par l'Esprit. Nous sommes là. »

– « On continue les recherches. On fait tout ce qui est possible pour la retrouver. »

– « Essaie d'avoir des pensées positives. Il y a encore de l'espoir. »

– « C'est une épreuve difficile. Tu as tout notre soutien. »

Nor-Dal-Sèn – Pal-His-Tane, veuillez s'il vous plaît nous apporter quelques précisions sur cette disparition spirituelle, le temps que Deskinhol se ressaisisse et puisse à nouveau communiquer sur un mode conceptuel. Pal-His-Tane…

Pal-His-Tane – Je fais partie des scientifiques du Centre Norkis d'Exploration Spatiale qui ont enquêté sur la disparition de l'Esprit de Kordasline. Nous sommes toutes d'accord pour affirmer que nous manquons d'éléments pour expliquer ce qui s'est passé. Ce genre d'incident se produit en général quand on essaie de projeter son Esprit au delà de la sphère d'influence de Laskine. En l'occurrence l'Esprit en projection se trouvait à une distance largement inférieure au seuil de dangerosité. La disparition de l'Esprit de Kordasline a fait réagir des sommités en projection spirituelle sur les six continents. Les données des archives…

Pensées non projetées de Deskinhol pendant que Pal-His-Tane s'exprime.

Je croyais pouvoir contrôler mes émotions… Il est sûrement trop tard pour Kordasline. J'en ai conscience. Je n'ai pas le droit de m'apitoyer sur son sort. L'enjeu est trop important. Plus j'attends, plus je me discrédite. Je dois revenir et frapper les Esprits…

Deskinhol – Avec tout le respect que je vous dois, honorable Pal-His-Tane, je vous envoie ce flash. Je suis prête à reprendre l'expression de mes pensées.

Pendant un bref instant Pal-His-Tane arrête de projeter ses pensées aux membres de l'assemblée. Elle envoie une pensée flash à Nor-Dal-Sèn, avant de reprendre.

Pal-His-Tane – … Les données des archives nous permettent d'affirmer que c'est la première fois qu'un Esprit reste autant de temps séparé de son corps.

Nor-Dal-Sèn – Deskinhol…

Deskinhol – Oui. C'est la première fois qu'un Esprit disparaît dans de telles circonstances. C'est aussi la première fois qu'une omna parmi les meilleurs perçoit nettement quelque chose alors que les autres ne décèlent rien. « Nettes », « précises », c'est ainsi qu'Hagathèl qualifie ses perceptions. Et c'est aujourd'hui la première fois dans toute l'Histoire de Laskine que le mot « humain » apparaît dans l'intitulé d'un débat officiel…

Quatre flashs de réprobation, néanmoins dénués de véhémence, arrivent à l'Esprit de Deskinhol.

– « Les cycles officiels de réflexion sont réservés à des sujets sérieux. »

– « Nous avons été convoquées. Nous sommes venues par respect pour les membres du Conseil de Sécurité, mais je refuse de prendre part à cette controverse. C'est ridicule. »

– « Les humains, comme les farfines, les agouliks ou les alkinosts, sont des êtres imaginaires. Toutes ici, nous le savons. Même les mikis, au delà d'un certain âge, savent que ces monstres n'existent pas réellement. »

– « L'intitulé même du débat est un affront à la communauté scientifique. »

Nor-Dal-Sèn – S'il vous plaît… Nous avons dit qu'on devait éviter les flashs intempestifs.

Deskinhol – Je vous rappelle que c'est un débat officiel. Une controverse dont l'utilité panlyokifique a été validée par le Conseil Supérieur de Norkis. Pensez-vous réellement que les neuf Esprits-Sages ont validé l'utilité de ce débat sans avoir mûrement réfléchi ? Honorable Dis-Toh-Line, vous venez de dire que vous êtes venue par respect pour les membres du Conseil de Sécurité. Nous savons que le Conseil de Sécurité n'agit jamais de façon inconsidérée. Même pour les débats de la plus haute importance, on convoque en général une quinzaine d'Esprits-multiples, rarement plus. Si les Esprits-Sages étaient vraiment certains que la question posée n'est pas digne d'intérêt, le Conseil de Sécurité n'aurait pas convoqué vingt-et-un Esprits-multiples pour cette controverse. Qu'en pensez-vous honorable Dis-Toh-Line ?

Il y a un instant de silence. Personne n'échange de pensées.

Dis-Toh-Line – Nous respectons les Esprits-Sages du Conseil Supérieur et ceux du Conseil de Sécurité. Je sais que nos éminentes guides, inspirées par la sagesse panlyokifique, prennent des décisions pour le bien-être de toutes les habitantes de Norkis.

Gane-Sou-Dil – J'affirme en tant que scientifique, et en tant qu'Esprit-Sage du Conseil Supérieur de Norkis, qu'aucun des neuf membres du Conseil ne croit en l'existence des humains. Même si cette pensée est une évidence, nous tenions à la formuler de façon explicite. La question de savoir si notre système syklorin est le seul système abritant une forme de vie intelligente spirituellement avancée n'a jamais été tranchée. Cependant, il est communément admis que l'existence de formes de vie non laskiniennes est hautement probable, aussi bien dans notre galaxie qu'ailleurs dans l'univers. Même sans confirmation par des faits enregistrés, le Conseil de Sécurité de Norkis considère les perceptions d'Hagathèl et celles de Kordasline comme des manifestations d'une forme de vie non laskinienne intelligente. Une espèce potentiellement hostile. Ce débat est classé 6 sur l'échelle d'importance. Je le rappelle, pour qu'il n'y ait aucune ambiguïté dans vos Esprits sur le caractère sérieux de cette controverse. Les perceptions d'Hagathèl et la disparition de l'Esprit de Kordasline sont inquiétantes. Certes, les déclarations de Deskinhol sont manifestement hérétiques. Cependant, vu l'importance de cette affaire, nous ne pouvons négliger aucune hypothèse, même la plus farfelue. Il est sage de penser que tout ce qui est étrange, inhabituel, doit être étudié avec le plus grand intérêt. De plus, ce dont nous débattons aujourd'hui dans le cycle 37 de Norkis concerne toutes les habitantes de Laskine. De ce fait, le Conseil Supérieur de Norkis doit communiquer au Conseil Suprême, ainsi qu'aux conseils supérieurs des autres continents, le résultat du vote ainsi que l'intégralité des pensées exprimées relatives à cette controverse. Ces quelques précisions me paraissaient nécessaires.

Nor-Dal-Sèn – Nous vous remercions honorable Gane-Sou-Dil. Deskinhol…

Deskinhol – À l'origine, j'avais demandé que l'intitulé de ce débat soit : « Les laskinites sont-elles prêtes à faire face à une invasion d'humains ? ». L'intitulé qui a été retenu est : « Les humains existent-elles réellement ? ». C'est une question choc. Je vous en prie, au nom de la panlyokifi, s'il vous plaît, faites preuve d'ouverture d'Esprit. J'en étais aux faits. Le Conseil Suprême voulait la confirmation de l'existence du vaisseau étranger par l'enregistrement d'observations fiables. Les membres du Conseil de Sécurité de Norkis n'ont pas écarté l'hypothèse selon laquelle le vaisseau étranger était toujours dans les parages de la Lune-Grise, même si les materscans ne détectaient rien. Le Conseil Suprême a décidé que la meilleure option était d'envoyer un vaisseau furtif avec une seule personne à bord. Il était inutile de risquer plusieurs vies. L'assemblée directrice du Centre Norkis d'Exploration Spatiale m'a choisie pour les raisons suivantes. En cas de danger, mes réflexes me permettent de piloter un furtif plus efficacement qu'un déducteur de dernière génération. J'ai de bonnes capacités à scanner les Esprits. J'ai d'excellentes capacités mémorielles, enregistrement aisé et restitution très précise. On a surtout pris en compte les deux particularités suivantes. Un, bien que n'étant pas omna, mon Esprit a la capacité de prendre possession d'un autre corps. Deux, le lien psychique entre Kordasline et moi est très fort, du fait que nous sommes koyines. À 15 témis 71 sa, j'ai quitté Laskine aux commandes d'un teulteur 82 pour aller vers la Lune-Grise. Il y avait aussi à bord trois brokas modèle 33. J'ai suivi les directives. J'ai mis le teulteur en orbite synchrone dans la zone où Kordasline disait avoir vu le vaisseau. J'ai lancé 200 mini-furtifs-autonomes. Ils avaient pour mission de fouiller la zone autour du cratère 1551… sur un rayon de 1000 ko-yals, jusqu'à une altitude de 300 ko-yals.

Donnant suite à la demande de Deskinhol, le déducteur vient de générer l'hologramme de la Lune-Grise. Un cylindre rouge délimitant la zone de recherche.

Deskinhol – Tous les cinq sa-témis, je devais envoyer un rapport aux trois omnas du Centre Norkis d'Exploration Spatiale. J'avais transmis cinq messages. Je m'apprêtais à envoyer le sixième quand l'incident s'est produit. L'un des brokas a vu mes yeux se rétracter. Il m'a interpellée, mais je suis restée perchée sans réagir. Il a prévenu les deux autres et il a immédiatement fait part de mon état au Centre. D'après les enregistreurs d'évènements du teulteur, l'incident a débuté à 17 témis 43 sa 21 ti. À partir de cet instant, les enregistreurs ne perçoivent plus aucune activité spirituelle à l'intérieur du teulteur. Pourtant je n'ai pas projeté mon Esprit hors du vaisseau.

Nor-Dal-Sèn – Deskinhol, tu as déclaré, je cite tes pensées matérialisées : « Alors que j'allais transmettre le sixième rapport aux trois omnas, mon Esprit s'est soudain retrouvé ailleurs. » Et tu affirmes que tu n'as pas projeté ton Esprit hors du vaisseau. Tu dois avouer que ce n'est pas logique.

Deskinhol – Oui, honorable Nor-Dal-Sèn, ça peut paraître illogique. Je l'admets. Pendant la durée de l'incident, les enregistrements de mes ondes cérébrales montrent une activité minimale, correspondant à l'état végétatif. Ce sont des faits enregistrés. Cela prouve de façon indéniable que mon Esprit était absent du vaisseau pendant un peu moins de quinze sa-témis, alors que mon corps était toujours à bord. Permettez-moi de faire une digression, de cesser momentanément de rapporter des faits et de rappeler quelques évidences sur la dissociation Esprit-corps. La projection spirituelle n'est accessible qu'aux personnes ayant des capacités dissociatives et il n'existe que deux types de projection. La projection possessive définitive, qui se fait vers un autre cerveau au moment du décès, donnant ainsi naissance à un Esprit-multiple. La projection momentanée, dans le plan supraphysique. Nous le savons, dans les deux cas la projection spirituelle est intentionnelle. Mon Esprit est dans mon corps originel, qui est toujours vivant. Il ne s'agissait donc pas d'une projection définitive. Deux possibilités s'offrent à chacune de vous pour expliquer cette absence spirituelle. La première est de croire que j'ai projeté, de façon intentionnelle, mon Esprit hors du teulteur. Ce qui signifierait que j'ai menti dans mon rapport, que j'ai menti dans mes déclarations préalables et que je vous mens actuellement. La seconde est d'admettre que mon Esprit a été extrait de mon corps contre ma volonté et emmené ailleurs.

Pendant quelques ti-témis Deskinhol ne projette plus de pensée et elle n'en reçoit aucune.

Lisholsine – J'ai reçu attentivement tes pensées Deskinhol. Si je comprends bien, tu insinues que des êtres… non laskiniens ont forcé ton Esprit à quitter ton corps. C'est bien ça ?

Deskinhol – Honorable Lisholsine, l'actualité sécuritaire m'a appris que tu étais très occupée ces derniers jours. Le cyclone qui a ravagé la péninsule du Zyanouli a fait de nombreux dégâts. Superviser les équipes qui viennent en aide aux personnes sinistrées était pour toi l'urgence du moment. Ce qui explique peut-être que tu n'as pas eu le temps de prendre connaissance ni de mon rapport d'incident ni de mes déclarations préalables. J'ai fait en sorte que mes pensées matérialisées soient le plus claires possibles. Je n'insinue pas. J'affirme. J'affirme que des êtres non laskiniens ont forcé mon Esprit à quitter mon corps. J'affirme également que ces êtres non laskiniens sont des humains.

Plusieurs personnes échangent en pensées faibles, commentant la dernière déclaration de Deskinhol. Le concept « absurde » résonne comme un écho au sein de l'assemblée. Cependant, soucieuses de respecter la consigne donnée par Nor-Dal-Sèn, personne ne lui envoie de flash.

Lisholsine – Oui, j'avoue ne pas avoir eu le temps de me pencher sur tes pensées matérialisées concernant cet incident… et je pense ne pas être la seule dans ce cas. Deskinhol, cette hypothèse selon laquelle ton Esprit a été dissocié de ton corps contre ta volonté paraît parfaitement logique. D'ailleurs, en tant qu'omna, je n'ai décelé aucun signe pouvant me faire penser que tu n'es pas sincère. Cependant, affirmer que ce sont des êtres imaginaires qui sont responsables de cette dissociation… c'est absurde.

Deskinhol – Oui, c'est absurde si on se réfère à notre définition de l'être humain… le plus abject des êtres imaginaires. Ça ne l'est pas si l'on considère que les humains existent réellement. Et elles existent. Aussi incroyable que cela puisse paraître… elles existent.

Lisholsine – Qu'est-ce qui s'est passé pour ton Esprit pendant ces quinze sa-témis ?

Deskinhol – Je vais vous présenter les évènements tels que je les ai vécus. Des évènements non enregistrés. J'ai dit que mon Esprit s'est retrouvé ailleurs. Comment vous dire ?… Il m'est difficile de vous expliquer ce que moi-même je n'ai pas bien compris. Ce qui est sûr c'est que c'était radicalement différent de ce que j'éprouve pendant une projection spirituelle. Je n'avais pas les idées claires. Je ne savais pas où était mon Esprit. Je n'avais aucune idée de ma destination. J'étais dans un état modifié de conscience. Ça a duré deux ou trois sa-témis… peut-être plus… c'est difficile à dire… je ne sais pas. Puis… j'ai senti que mon Esprit intégrait un corps. Ma première sensation… la lourdeur de ce corps. Deux ou trois fois plus lourd qu'un corps laskinite. Bien trop léger pour qu'il s'agisse d'une krog adulte. Oui, c'était une certitude, je n'étais pas dans le corps d'une ennemie de toujours car ce corps n'avait pas d'ailes. J'étais allongée… sur le dos. Oui… sur le dos. Je ne sentais pas vraiment de gêne physique, mais psychologiquement le fait d'être dans cette position restait inconfortable pour moi. Avant même de voir, j'ai senti par proprioception que je n'avais que quatre membres. L'idée que j'avais intégré le corps d'une gourn m'a pendant un instant traversé l'Esprit.

Quelques flashs émotionnels de dégoût, venant essentiellement d'Esprits-simples, arrivent immédiatement à l'Esprit de Deskinhol.

Sirulkine – Deskinhol, l'idée qu'un Esprit laskinite puisse intégrer le corps d'une gourn est une idée extravagante. Leur cerveau n'est pas assez complexe. Une gourn n'est dotée que d'une naf de niveau 4. Tu ne le dis pas de façon explicite dans tes pensées matérialisées, mais je suppose que cette idée t'est venue du fait que ce corps était lourd, muni de quatre membres… et dépourvu d'ailes.

Deskinhol – C'est exact, honorable Sirulkine. Et je sais que seuls les mouvis qui ont une naf de niveau 6 ou 7 peuvent servir de réceptacles à un Esprit laskinite. D'ailleurs l'idée que mon Esprit avait pris possession du corps d'une gourn a été très fugace.

Lisholsine – As-tu ressenti une présence nafique ou spirituelle dans ce corps ?

Deskinhol – Non. Aucune. Il s'agissait vraisemblablement d'un corps non habité.

Lisholsine – Quand on se retrouve dans une situation que l'on n'a pas choisie, que cette situation présente un risque pour soi-même ou pour les autres laskinites, la réaction la plus logique est d'essayer de s'extraire de cette situation. As-tu essayé de revenir vers ton corps ou de projeter ton Esprit dans le plan supraphysique ?

Deskinhol – J'ai essayé à de nombreuses reprises de m'extraire de cet organisme. Je ne comprends pas pourquoi… mais ça n'a pas été possible. Mon Esprit était prisonnier de ce corps. Je me suis aussi rendue compte que je ne pouvais pas envoyer de sons pour capter leurs échos. Sans le sens de l'écholocalisation, je me sentais diminuée. Au bout de quelques ti-témis, j'ai réussi à voir. Je précise que les yeux n'étaient pas rétractiles. Il y avait une plaque de peau mobile sur chaque œil. Essayez d'imaginer, même si c'est difficile… deux yeux qui ne permettent de voir que ce qui se trouve devant vous. Oui, je ne voyais que la moitié des choses. J'ai dû tourner la tête pour avoir plusieurs angles de vue, pour bien me situer dans mon environnement. J'étais dans une pièce qui était éclairée par deux disques lumineux qui se trouvaient au plafond. J'ai soulevé un peu la tête, pour découvrir mon nouveau corps. Ce fut… un véritable choc. Il m'a fallu quelques instants pour admettre l'horrible vérité. Mon Esprit était dans… un corps d'humain. Croyez-moi, c'est la vérité…

On lui envoie à nouveau quelques flashs. Des sentiments de répulsion, venant pour la plupart d'Esprits-simples. Elle reçoit aussi quelques pensées conceptuelles.

– « Un Esprit laskinite dans le corps d'un wohanzi… Quelle horreur ! »

– « C'est impossible. »

– « Seul un Esprit tourmenté peut imaginer une situation aussi avilissante. »

– « C'est une possession infâme. »

– …

Deskinhol – Je comprends vos réactions. Moi même j'avais du mal à y croire, mais c'était bien réel. Tout comme la pièce dans laquelle je me trouvais. Une sorte de cube, avec des murs tapissés de mousse bleue, un peu comme la mousse poussant sur les koshéyas du Gra-handi. Je me suis dit que j'étais sûrement à bord du vaisseau que Kordasline avait décrit. Allongée sur le sol, j'ai spiriscanné l'endroit. Je n'ai détecté aucun Esprit et aucune naf. Je ne recevais aucune pensée. Je me suis demandé si les murs de la pièce n'étaient pas des isolants psychiques. J'ai quand même appelé à l'aide, en espérant qu'une omna puisse capter mes appels de détresse. J'ai aussi envoyé plusieurs messages à Kordasline en pensées fortes. Je n'ai reçu aucune réponse. Puisque je ne pouvais pas écholoquer la pièce, le sentiment de me sentir diminuée restait prégnant. Puis j'ai essayé de me mettre debout. J'avais du mal avec ces jambes épaisses qui se plient vers l'avant. Je suis tombée à plusieurs reprises. Assisse au sol, comme une gourn, mes jambes et mes bras étaient lourds. J'ai rapproché mes mains de mon visage. Elles étaient munies de cinq doigts. Des doigts… un peu comme ceux des scarnis, mais avec des griffes blanches, plates, qui n'étaient pas pointues. J'ai immédiatement touché la tête de ce corps d'emprunt. Je voulais savoir à quoi je ressemblais. Mon crane était difforme. La peau de ma tête était grasse et élastique. Sur le côté, j'avais ces drôles d'appendices qui servent d'oreilles à ces monstres. Au milieu du visage, j'avais une horrible bosse. En explorant cette partie saillante avec mes doigts, j'ai constaté qu'il y avait deux trous sur sa face inférieure. J'ai touché ensuite ma bouche. Avec un doigt j'ai exploré l'intérieur de cette grande cavité. J'avais des dents… des dents… comme les mouvis-shvakati. C'était horrible. C'était bien le visage d'un de ces monstres, comme on les décrit dans les livres. La seule différence, c'était qu'il n'y avait pas de poils, ni sur la tête ni sur le corps. « Mon Esprit est dans le corps d'un humain. » C'est ce que j'ai pensé. Entre les jambes, à la place du yinèks, il y avait un morceau de chair qui pendait. Ça ressemblait à peu à un misk… rattaché à deux autres protubérances. J'ai essayé à nouveau de me mettre debout. J'ai eu du mal à trouver l'équilibre. Il m'a fallu beaucoup d'efforts pour arriver à faire quelques pas. Il y avait sur l'un des murs un grand rectangle. Puisque ce corps n'avait pas d'ailes, j'ai pensé naturellement qu'il s'agissait d'une porte basse. Je me suis dirigée vers la porte, en marchant de manière maladroite. Par réflexe, j'ai projeté la pensée « ouvrir ». J'ai essayé tous les messages standards d'ouverture. La porte est restée fermée. Je n'ai trouvé aucun mécanisme à actionner. J'ai repéré une petite boule noire en haut d'un des murs. Il y en avait une en haut des trois autres. J'ai bien sûr pensé à des istas. Je me suis mise à inspecter le plafond, les murs, le sol, du regard et du toucher là où je pouvais, pour essayer de localiser une autre issue. Je n'ai rien trouvé. Puis je me suis dit que celles qui avaient transféré mon Esprit dans ce corps devaient m'observer, grâce aux quatre istas. Je suis allée au centre de la pièce. Je suis restée là, debout… et j'ai attendu. Je ne sais pas combien de temps ça a duré. Une vingtaine de sa-témis. Peut-être plus…

Sirulkine – Permets-moi de t'interrompre Deskinhol, mais tu viens de dire que tu as passé plusieurs sa-témis à inspecter la pièce et une vingtaine de sa-témis à attendre. Pourtant les enregistreurs d'évènements du teulteur attestent que ton Esprit s'est absenté pendant un peu moins de quinze sa-témis. Lisholsine pense que tu es sincère, mais nous le savons, il ne suffit pas d'être sincère pour dire la vérité. Dis-nous Deskinhol, que devons-nous prendre en compte ? À quoi les personnes présentes dans ce cycle doivent-elles se fier ? Aux pensées d'un Esprit-simple du deuxième âge, qui vient tout juste de sortir du mikisme et qui semble bien ne plus avoir toute sa raison ou aux données de machines fiables qui enregistrent et restituent des faits ?

Deskinhol – Humblement … je pense que vous devriez vous fier aux deux.

De nombreux flashs d'indignation traduisent l'agacement de plusieurs membres de l'assemblée. Ils viennent d'Esprits-simples et sont destinés à Deskinhol.

– C'est grotesque !

– C'en est trop !

– Comment peut-on proférer de telles absurdités dans un cycle officiel ?

– …

Simultanément, des réflexions plus posées, plus sereines, venant d'Esprits-multiples, sont adressées à Nor-Dal-Sèn.

– Tout ceci n'a aucun sens.

– Vous le constatez comme nous, ce qu'elle raconte est absurde.

– Il est manifeste que l'oratrice principale n'a plus toute sa lucidité.

– Nor-Dal-Sèn, avec tout le respect que nous vous devons, je demande que la séance soit immédiatement suspendue.

– …

Le brouhaha de pensées est tel que Nor-Dal-Sèn se décide à se dresser sur son perchoir. Elle secoue violemment des ailes tout en parlant à haute voix.

Nor-Dal-Sèn – S'il vous plaît ! Je demande le retour au calme ! Un peu de retenue. Avec tout ce tohu-bohu on ne s'entend plus penser.

Les membres de l'assemblée échangent à présent en pensées faibles sur Deskinhol. L'absurdité de ses propos, sa sincérité… sa lucidité. La présidente de séance tient entre les trois doigts de sa main gauche une feuille de diyins rouge. Très vite, le silence psychique s'installe à nouveau. Toutes focalisent leur attention sur Nor-Dal-Sèn. Elle lève le document de façon ostentatoire. Elle s'adresse à l'assemblée par la voix de l'Esprit.

Nor-Dal-Sèn – J'ai ici le rapport d'expertise du Service de Santé concernant Deskinhol. Elle a été examinée peu de temps après son retour sur Laskine. Deskinhol ne présente aucun déséquilibre énergétique significatif au niveau corporel. Je vous livre les principales conclusions concernant son psychisme. Je précise que pour des raisons évidentes de sécurité, l'examen psychique de Deskinhol s'est déroulée en présence, non pas d'une, mais de trois omnas qui s'assuraient de la sincérité de ses réponses. Deskinhol a des facultés cognitives et métacognitives légèrement au dessus de la moyenne. Elle perçoit la réalité matérielle sans la déformer. Son Esprit est ouvert sur la réalité spirituelle. Elle s'investit dans sa vie, aussi bien sur le plan personnel que sur le plan communautaire, de manière constructive. Elle présente une certaine maturité émotionnelle pour un Esprit-simple de son âge. Elle a de bons résultats aux tests d'empathie. Elle n'a aucune difficulté à concevoir les bénéfices de la panlyokifi pour elle-même, pour l'ensemble des laskinites et pour les autres formes de vie laskiniennes. Que cela soit bien clair, rien dans ce rapport ne laisse supposer que Deskinhol a perdu, même de façon partielle, sa lucidité.

Gane-Sou-Dil – Si vous le permettez, honorable Nor-Dal-Sèn, nous tenons à exprimer de façon explicite une autre évidence. Cette incohérence entre la durée fournie par les enregistreurs d'évènements du teulteur et les déclarations de Deskinhol a tout de suite été relevée par les enquêtrices qui ont analysé le rapport d'incident. J'affirme, en tant que membre du Conseil Supérieur, que toutes les pensées matérialisées de Deskinhol, celles de son rapport d'incident et celles de ses déclarations préalables à la controverse, ont été déclarées recevables par la Chambre d'examen du Conseil de Sécurité. Dans ces deux documents, Deskinhol donne les mêmes explications concernant cette incohérence. Des explications déclarées officiellement recevables, mais sujet à controverse.

Nor-Dal-Sèn – Merci honorable Gane-Sou-Dil. Je propose que Deskinhol nous donne des explications… et je demande que chacune fasse l'effort d'accueillir ses pensées avec un Esprit souple. Deskinhol…

Deskinhol – Merci honorable Nor-Dal-Sèn. Je le répète, je comprends que vous réagissiez comme vous venez de le faire. Je pense que j'aurais eu à peu près la même réaction si j'avais été à votre place. Tout ceci semble complètement absurde. J'en suis parfaitement consciente. Considérons la durée de l'incident. Je n'ai eu connaissance de la durée indiquée par les enregistreurs d'évènements qu'à mon retour sur le teulteur. Les propos des brokas, qui me parlaient d'une quinzaine de sa-témis d'absence, m'ont paru incohérents. Les échanges que j'ai eu avec le déducteur du vaisseau corroboraient ce que disaient les brokas. J'ai dû me rendre à l'évidence. Pour vous, mon Esprit s'est absenté une quinzaine de sa-témis. Pour moi, au nom de la panlyokifi je vous demande de me croire, l'incident a duré quatre ou cinq jours. Ce n'est qu'une estimation. Là où j'étais… je ne voyais pas se lever et se coucher les deux sykloras… et je n'avais pas de témidal.

Lisholsine – Si pour toi cela a duré plusieurs jours, alors qu'as-tu fait pendant tout ce temps ?

Sane-Lah-Tès – Honorable Lisholsine, nous interférons entre ta question et la réponse de Deskinhol. Nous demandons donc à chaque membre de cette assemblée de m'excuser. Si vous le permettez honorable Nor-Dal-Sèn, je voudrais faire quelques réflexions.

Nor-Dal-Sèn – Je vous en prie…

Sane-Lah-Tès – Je dois tout d'abord avouer que nous n'avons pas pris connaissance des déclarations officielles de Deskinhol. Je dois dire aussi que nous n'avions pas bien compris pourquoi le Conseil de Sécurité m'avait convoquée. Comme Dis-Toh-Line, j'avais pensé ne pas intervenir dans ce débat. Nous avons changé d'avis. Selon Lisholsine, Deskinhol semble sincère. Je ne mets pas en doute ses capacités d'omna. Il est raisonnable de penser que si Deskinhol essayait de nous mentir Lisholsine pourrait le sentir. Je sais que c'est beaucoup demander, mais… admettons que ce que dit cet Esprit-simple soit la vérité. L'hypothèse de départ est la présence d'une espèce non laskinienne dans notre système syklorin. Hypothèse en accord avec les perceptions d'Hagathèl et ce que nous a communiqué Kordasline. Que ces êtres ressemblent physiquement aux farfines, aux alkinosts ou à une autre espèce de monstre est secondaire. Humain n'est qu'un mot. Oublions un instant ces histoires de wohanzis. D'ailleurs… qui nous dit que leur apparence physique n'est pas une supercherie dissimulant leur véritable aspect ? Focalisons-nous sur ce qui est important. L'étoile la plus proche se situe approximativement à une dizaine d'années-lumière. Ce qui représente quand même plusieurs milliers de milliards de ko-yals. Et ces êtres peuvent venir de beaucoup plus loin. Si une espèce non laskinienne est venue jusqu'ici, il est raisonnable de penser qu'elle dispose d'une technologie très avancée. Il est possible qu'elles puissent, contrairement à nous, voyager plus vite que la lumière. Ou alors, elles ont peut-être trouvé un raccourci spatio-temporel. Nous devons surtout garder à l'Esprit ceci. Nous ne savons pas ce qu'elles savent de nous et de quoi elles sont capables. On peut imaginer que leur technologie leur permet d'échapper à nos moyens de surveillance, notamment nos materscans. Extraire un Esprit d'un corps pourrait être du domaine du possible pour ces êtres. Concernant ce laps de temps qui a duré une quinzaine de sa-témis pour nous et plusieurs jours pour Deskinhol… on doit prendre en compte que le temps n'est pas « rigide ». Je vous renvoie à la théorie de Has-Tone-Pèn. La vitesse et la gravité agissent sur le temps mesuré par les témidals. Bien sûr, nous n'en faisons pas l'expérience dans notre vie de tous les jours… mais c'est une réalité. Ces êtres ont peut-être la capacité de se transporter dans un ailleurs où le temps est, en quelque sorte, « accéléré ». Deux ou trois sa-témis ici correspondraient à un jour là-bas. Deskinhol ne fait que raconter ce qu'elle a vécu. Une autre hypothèse. Admettons que son Esprit intègre un corps non laskinien. Elles peuvent alors lui injecter toutes sortes de drogues. Des substances qui vont influer sur le cerveau de ce corps et par conséquent sur l'Esprit de Deskinhol. Elle a peut-être vécu une sorte de rêve qui pour elle a duré plusieurs jours. Ce sont des possibilités. Des possibilités que chaque personne ici présente devrait prendre en considération en accueillant les pensées de Deskinhol. C'est ce que nous pensons.

Pensées non projetées de Deskinhol à la fin de l'intervention de Sane-Lah-Tès.

C'est inespéré. Un Esprit-multiple qui apporte des arguments qui vont dans le sens de la thèse que je défends… Si seulement les autres pouvaient faire preuve d'autant d'ouverture d'Esprit…

Nor-Dal-Sèn – Merci honorable Sane-Lah-Tès. Deskinhol, continue en répondant à la question de Lisholsine. Dis-nous ce qui est arrivé à ton Esprit.

Deskinhol – Avant de continuer, je voudrais remercier Sane-Lah-Tès pour nous avoir apporter ces lumières. Croyez-moi, j'adhère de tout mon Esprit à la panlyokifi et je n'ai aucune raison de vous mentir. Je disais donc que je m'étais mise debout au milieu cette pièce où j'étais enfermée. J'ai attendu une vingtaine de sa-témis. J'ai envoyé à nouveau des messages en pensées fortes à Kordasline. Je n'ai reçu aucune réponse. Et soudain… j'ai entendu une espèce de cri. J'ai pressé mes mains sur ces appendices qui me servaient d'oreilles. Après quelques ti-témis de silence, une voix rauque a dit quelque chose. Ça ressemblait un peu au mot « tu » en langage sonore intercontinental. Et à nouveau le silence. Dans ce corps d'humain, j'ai ouvert la bouche et j'ai essayé de prononcer le même mot. Mon premier « tu » avait plus l'air d'un grognement que d'une parole laskinite. La voix a répété le même mot, moins fort. Il était aussi mieux prononcé, plus compréhensible. Je n'ai pas eu à attendre longtemps pour entendre le premier message structuré. Il était composé de quatre mots, entrecoupés de silences relativement longs : « Laskinite », « nous », « tu », « communication ». Je n'ai rien répondu. Après quelques ti-témis, la voix a dit : « Laskinite », « nous », « veux », « communication », « tu ». Comme une gourn, je me suis assise. J'ai baissé la tête et j'ai attendu. Peu de temps après, une voix plus douce m'a transmis le même message. Elle l'a répété une dizaine de fois à intervalles réguliers. Tous les six sa-témis environ. Puis elles ont essayé avec d'autres mots. En substance le message était le même. Je n'ai rien répondu. Pendant une vingtaine de sa-témis elles sont restées silencieuses. Puis la voix rauque m'a dit : « Laskinite, toi décision silence. Nous décision toi sans nourriture, toi sans lumière. Laskinite, nous autres attendre. » Et je me suis retrouvée assise dans le noir. Ça a duré de nombreux témis. Fatiguée, j'ai écouté mon corps d'emprunt… je me suis allongée sur le sol. J'ai fini par m'endormir dans cette position. C'est la lumière qui m'a réveillée. Au sol, il y avait du liquide. Mes jambes étaient mouillées. Je sentais une odeur désagréable. Je me suis mise debout. J'ai rapidement compris qu'il s'agissait d'un déchet liquide du métabolisme du corps humain. J'ai fait quelques pas et je me suis assise à l'écart de la flaque nauséabonde. Peu de temps après, la voix rauque a répété un message m'invitant à communiquer. Le même message à intervalles réguliers pendant une trentaine de sa-témis. À nouveau le silence pendant un ou deux témis. Puis une autre série de messages. Et ça a continué comme ça… encore et encore. À plusieurs reprises je me suis sentie terriblement seule. Je faisais alors une séance de méditation… respirant la sérénité, l'Esprit ouvert à la conscience de l'Unité. Au bout d'un certain temps, j'ai commencé à ressentir un besoin que je n'arrivais pas à définir. J'ai cru que c'était ce que ressentent les humains quand elles ont faim. Mais je ne me sentais pas faible. Par contre, je me suis rendue compte que ma bouche n'était pas comme au début. Elle était moins humide. Les témis ont passé dans le noir. De nombreux témis. La lumière uniquement quand venait le temps du message. Et j'ai commencé à ressentir des douleurs dans les jambes et surtout dans le ventre. Le déchet liquide a coulé à plusieurs reprises par l'organe que j'avais à la place du yinèks. La pièce sentait de plus en plus mauvais. Les douleurs étaient de plus en plus fortes… jusqu'à ce qu'elles deviennent insupportables. Quelques gouttes d'un liquide sans odeur coulait de temps en temps de mes yeux. Un phénomène décrit dans de nombreux contes sur les humains… quand l'une d'elles souffre trop. Je me suis dit que ces monstres utilisaient ma souffrance pour arriver à leurs fins. Ça a duré trois… quatre jours… peut-être plus. Je ne sais pas. Et j'ai fini par craquer. La douleur a eu raison de mes principes panlyokifiques. Quand la lumière est revenue et que la voix rauque m'a répété le message, j'ai décidé de leur répondre. En parlant lentement et en prononçant du mieux que me le permettait mon corps d'emprunt, je leur ai dit : « Je souffre. Je veux ne plus souffrir. » C'est la voix douce qui m'a répondu. Elle a dit : « Habitante de Laskine, tu te décides enfin à nous répondre. C'est une sage décision. Si tu coopères, tu ne souffriras plus. » J'ai essayé alors, à plusieurs reprises, de leur envoyer directement mes pensées. Je n'ai reçu aucune réponse. J'ai dû continuer à leur parler de façon archaïque en langage sonore intercontinental. Après quelques échanges, je leur ai demandé pourquoi elles avaient arraché mon Esprit de mon corps et où était l'Esprit de Kordasline. Elles m'ont dit quelque chose que je n'arrive toujours pas à comprendre. D'après elles, mon Esprit et celui de Kordasline sont arrivés dans leur vaisseau et elles n'ont fait que les transférer dans des corps pour pouvoir communiquer. C'est à ce moment que la porte s'est ouverte. J'ai reculé. On a poussé dans la pièce une sorte de xérek, sur lequel se trouvait un grand béra plein d'un liquide légèrement coloré. La voix rauque a dit : « Laskinite, bois ça… d'abord en petite quantité ». J'ai fait ce qu'elle a dit. J'ai bu un peu de ce liquide… et ça m'a fait du bien. La voix douce a dit : « Tu souffres parce que ton corps a faim. Si tu réponds à nos questions, nous te donnerons de la nourriture ». Elles m'ont posé de nombreuses questions. Je leur ai parlé en termes simples des koupandis, des mouvis, de notre façon de nous nourrir, des différents âges, du yinèks, de l'éducation des mikis et bien d'autres choses encore. Notre mode de reproduction semblait beaucoup les intéresser. Elles m'ont posé beaucoup de questions sur le yinèks. Les autres échanges que j'ai eu avec les deux humains concernaient essentiellement l'Histoire de Laskine. Je leur ai expliqué le développement séparé des laskinites sur les différents continents. Je leur ai parlé des krogs, des grandes dèzbas sanglantes, du mouvement vers la pacification. Elles m'ont posé quelques questions sur la communication psychique directe, mais aucune sur la fusion des Esprits. Il est possible qu'il n'y ait rien de similaire dans leur monde. Je m'attendais à ce qu'elles essayent de me soutirer des informations utiles pour mener à bien leur invasion. À mon grand soulagement, elles ne m'ont posé aucune question sur nos moyens de défense. Puis la voix douce m'a dit qu'on allait m'apporter de quoi nourrir mon corps. Quand on a ouvert la porte de nouveau, trois humains sont entrées. J'ai eu peur. Je me suis recroquevillée dans un coin de la pièce. Quelque chose qui ressemblait à du diyins recouvrait leurs corps, sauf la tête. Deux d'entre elles étaient armées. La troisième tenait dans ses mains un dish. En les spiriscannant, je me suis rendue compte qu'elles n'avaient pas d'Esprit ni de naf. J'ai senti en chaque humain une activité intellectuelle basique. Des pensées froides… Pour moi, il n'y a aucun doute, il s'agissait de brokas-humains. Le broka qui tenait le dish l'a posé dans le xérek. Il m'a dit que je devais ingéré cette matière pour ne plus avoir mal. Les brokas-humains sont sortis. L'un d'eux a refermé la porte. J'ai pris le dish. La nourriture pour humain n'était pas liquide. Ça avait la texture du gloub et une odeur infecte. C'était dégoûtant… mais je n'avais pas le choix. J'ai nourri mon corps d'emprunt avec cette substance et ce qu'il restait dans le béra. Une sorte de récipient blanc est sorti du mur dans un coin de la pièce. D'après ce que l'on m'a dit, les humains se servent de ce réceptacle pour les excréments. Peu de temps après, toute la pièce a baigné dans une lumière bleutée. Après quelques ti-témis, mon corps était propre, le sol était sec. Le xérek, le dish et le béra avaient disparu. Une partie rectangulaire du sol s'est surélevée. La voix douce m'a expliqué que c'était fait pour s'allonger quand on est fatigué ou qu'on veut dormir. Je m'y suis allongée. C'était plus confortable que le sol. Les deux voix m'ont assuré que les humains qui se trouvaient dans ce vaisseau ne voulaient aucun mal aux laskinites.

Lisholsine – Deskinhol, tu nous as dit que tu voulais intituler ce débat « les laskinites sont-elles prêtes à faire face à une invasion d'humains ? ». Cela signifie donc que tu penses qu'il y a d'autres vaisseaux et que les humains, si elles existent réellement, représentent une menace pour les habitantes de Laskine.

Deskinhol – En tant qu'oratrice principale je ne voterai pas à la fin de ce débat. C'est la loi. Par contre, vos choix seront lourds de conséquences. Moi, jeune Esprit-simple, je suis là, au milieu de vous… et je fais tout ce que je peux pour vous convaincre de la véracité de mes propos. Certaines personnes dans ce cycle pensent peut-être que je mens et d'autres… d'autres ont du mal à croire que je n'ai pas perdu ma lucidité. Pourtant… tout ce que je dis ici a du sens. Ce que je vous livre est la vérité. Pensez-y au moment de voter. Réponse à la question… oui, je pense que les humains représentent une menace pour Laskine. Les deux voix m'ont affirmé que pour l'instant il n'y avait qu'un seul vaisseau dans le système syklorin, mais que les humains projettent de venir en grand nombre à bord de vaisseaux conçus pour la dèzba. La souffrance et la mort vont probablement déferler sur notre planète. Je ne sais pas combien de temps il nous reste pour nous préparer. Bien-sûr je leur ai posé la question. La voix douce m'a dit qu'elles ne le savaient pas.

Gane-Sou-Dil – Deskinhol, dans tes déclarations préalables tu dis, je cite : « Les vingt-six humains qui étaient dans ce vaisseau sont venues nous prévenir. Des myriades d'humains vont venir envahir Laskine. Si le Conseil Suprême ne prend pas en compte leur message, les conséquences seront catastrophiques. »

Deskinhol – Oui. C'est ce que j'ai déclaré.

Gane-Sou-Dil – Si nous comprenons bien, pour toi ces myriades d'humains pour l'instant sont très loin de Laskine. Ces deux voix t'ont affirmé qu'il n'y avait qu'un seul vaisseau dans le système syklorin et tu les as crues.

Deskinhol – Oui, je pense que les deux humains disaient la vérité.

Gane-Sou-Dil – Mais en réalité tu n'en sais rien. D'après ce que tu as déclaré, tu n'es même pas sûre que ces deux voix qui t'ont parlé étaient réellement les voix de deux humains. C'était peut-être des brokas-humains. Ça n'a pas grande importance. Admettons qu'il ne s'agissait pas de machines. La communication se faisait en langage sonore. Nous savons qu'il est plus facile de mentir en langage sonore que par la voix de l'Esprit. Puisque Hagathèl et Kordasline ont perçu les pensées de certaines d'entre elles, ça laisse supposer que ces êtres ont la capacité de projeter leurs pensées ou que leur enceinte psychique est si faible, si perméable, que leurs pensées non projetées se retrouvent dans le plan supraphysique indépendamment de leur volonté. Pourquoi te mettre dans une pièce dont les murs étaient vraisemblablement des isolants psychiques ? C'était sûrement pour que tu n'aies pas accès à leurs pensées. C'est logique, si l'on considère qu'elles avaient des choses à cacher.

Deskinhol – Concernant les murs, on peut aussi faire l'hypothèse que c'était une précaution pour se prémunir d'une éventuelle influence psychique. Les humains sont peut-être facilement influençables. Si c'est le cas, elles le savent sûrement. On peut imaginer que ces personnes craignaient que mon Esprit les pousse à agir contre leur volonté. Je sais qu'il est possible que ces humains m'aient induite en erreur. Les deux voix étaient-elles des voix d'humains ou de machines ? Le peu d'empathie qui transparaissait dans ces voix était-elle sincère ou feinte ? Leurs paroles étaient-elles des vérités, des mensonges ou un mélange des deux ? Je n'ai aucun moyen de le savoir. J'en suis parfaitement consciente. Réfléchissons… Pourquoi elles ne m'ont posé aucune question sur nos moyens de défense ? À quoi ça leur servirait de me dire qu'une invasion se prépare si ce n'est pas vrai ? Je continue de penser que les deux humains disaient la vérité.

Gane-Sou-Dil – Selon tes déclarations, et toujours à cause de la nature de ces murs, tu n'as même pas pu faire de spiriscan pour savoir combien d'humains il y avait dans le vaisseau. Ces deux humains t'ont peut-être menti en te disant que l'Esprit de Kordasline était à bord. Tu penses que les humains étaient au nombre de vingt-six parce que tu es persuadée… ou plutôt devrais-je dire parce que tu t'es persuadée que tu étais sur le vaisseau qu'avait décrit Kordasline. Mais là encore, tu n'en sais rien.

Deskinhol – Il est vrai que j'ai pensé être sur le vaisseau décrit par Kordasline avant même qu'elles ne me donnent cette information. Ce n'était ni une constatation ni une déduction logique, mais plutôt… une sorte d'intuition.

Il y a un silence d'une dizaine ti-témis. La plupart des personnes de l'assemblée échangent entre elles en pensées faibles.

Pensées non-projetées de Deskinhol à ce moment du débat.

Gane-Sou-Dil suppose que les humains m'ont menti… elle en parle comme si elle croyait en leur existence, mais je suis sûre que ce n'est pas le cas. Moins facile de mentir par la voix de l'Esprit, mais pas impossible… Est-ce qu'elle insinue que je mens ? Le rapport d'expertise du Service de Santé affirme sans conteste que j'ai toute ma lucidité, mais je viens d'affirmer que je fais confiance à des wohanzis. Des monstres qui m'ont fait souffrir… Je n'aurais peut-être pas dû utiliser le concept « personne » en parlant des humains.

Gane-Sou-Dil – Tu prétends que tu le savais de façon intuitive. Mais qu'est-ce qu'une intuition quand on n'est pas omna ? C'est une vision à laquelle on veut croire, en oubliant les faits et la logique. En clair… c'est une illusion. Et pour ma part, je pense qu'il est possible que toute cette histoire ne soit que des pensées imaginaires. Une création de ton Esprit que tu as tout simplement substituée à une réalité difficile à accepter, à savoir la disparition de l'Esprit de Kordasline… ta koyine.

Deskinhol – Je vous restitue ce que j'ai vécu, de manière claire et sincère. Concernant l'intuition… parfois une intuition peut se révéler exacte. Nos Esprits sont tous liés au plan supraphysique. Pas seulement ceux ces omnas. Cette capacité à sentir les choses, les évènements, les informations… cette capacité existe chez les omnas. C'est un fait. Alors pourquoi ne pas admettre qu'elle puisse exister, peut-être à un degré moindre, chez d'autres laskinites ?

Nor-Dal-Sèn – Je constate que l'on s'éloigne du sujet. Deskinhol, tu as dit que ces monstres sont venus nous avertir que les humains vont venir envahir Laskine.

Deskinhol – Oui. Les humains m'ont aussi transmis des informations sur leur espèce. Il est logique de penser que cela faisait partie de la mise en garde. Voilà comment ça s'est passé. Après le repas, elles m'ont laissée tranquille. J'étais fatiguée. Je me suis allongée et j'ai fini par m'endormir. C'est pendant que je dormais que cela s'est produit. On m'a fait voir une myriade d'images très explicites, avec des commentaires en langage sonore intercontinental. Des images qui résumaient l'Histoire des humains.

Sirulkine – Ça s'est passé juste avant que ton Esprit réintègre ton corps dans le teulteur… c'est bien ça ?

Deskinhol – Oui, c'est exact.

Sirulkine – Dans ton rapport, tu fais une description très détaillée de cette expérience. En conclusion, tu énumères les caractéristiques propres à cette espèce. Tu affirmes que c'est la violence qui la caractérise.

Deskinhol – Oui. Absolument. C'est le résultat de leur évolution. Comme la plupart des espèces qui peuplent leur planète, les humains se divisent en deux catégories. Les humains qui peuvent porter dans leur ventre la génération suivante et celles qui ne peuvent pas. Ces dernières sont généralement plus fortes physiquement et plus violentes. La reproduction naturelle nécessite deux spécimen complémentaires. Au début de leur évolution, les humains n'étaient pas nombreuses. Elles étaient les proies de différentes espèces de mouvis-shvakati. Elles n'avaient pas grand chose pour se défendre. Leurs griffes sont ridicules. Leurs dents ne sont ni longues ni tranchantes. Leur mâchoire n'est pas puissante. Puis, progressivement, leur intelligence s'est développée. Ce qui leur a permis de fabriquer des armes, de chasser les mouvis et aussi de communiquer entre elles leurs savoirs. De proies sans défense elles sont devenues des prédatrices sans pitié. De quelques milliers elles sont devenues des millions, puis des milliards. En se développant, les humains ont éliminé de nombreuses espèces de mouvis ou d'autres humains qui les concurrençaient. Elles n'ont jamais pu se défaire de cette propension à se battre entre elles jusqu'à la mort. Une humain contre une autre humain, une bande contre une autre bande, une nation contre une autre nation jusqu'à ce qu'elle se soumette ou qu'elle soit exterminée. En baignant dans cette violence, leurs mikis développent cette mentalité agonale. Il faut imaginer un monde archaïque, sans panlyokifi. Les humains vivent dans le bruit, la peur, les déchets de leur technologie. Elles se battent entre elles pour la nourriture, l'espace vital. Elles luttent pour obtenir tout ce qui peut permettre de survivre, de se reproduire ou de dominer les autres. Nombreuses sont celles qui meurent prématurément parce qu'elles n'arrivent pas à trouver de quoi se nourrir ou de quoi se soigner quand elles sont blessées ou malades. C'est une espèce intelligence, mais qui ne s'est pas développée spirituellement. C'est une espèce violente par nature. La violence est ancrée dans chaque humain comme la coopération est ancrée dans chaque laskinite. L'intelligence des laskinites s'est développée pour nous permettre de nous défendre contre les mouvis-shvakati, notamment les krogs. L'intelligence des humains s'est développée pour leur permettre de tuer des mouvis. Contrairement à nous, ce sont des prédatrices. Dans nos dèzbas nous avons toujours combattu des nuées de krogs. Dans leurs dèzbas des humains tuent des humains. Ce sont des shvakati. Pour survivre, elles sont capables de se dévorer entre elles. Bon nombre d'humains prennent plaisir à tuer, que ce soient des mouvis ou des humains. Certaines peuvent faire souffrir ou tuer leurs propres mikis. Ces wohanzis viendront sur Laskine par centaines de milliers ou par millions. Elles répandront la souffrance et la mort. Si elles sont victorieuses, les laskinites survivantes deviendront leurs esclaves. Et elles pourraient, tout comme les krogs, nous considérer comme de la nourriture. Oui, c'est ce qu'elles sont… et c'est ce qu'elles vont faire.

Sirulkine – Tu parles des humains en utilisant le terme wohanzi. Un wohanzi, par définition, est un être intelligent, violent, sournois et malfaisant. Tu affirmes que des wohanzis sont venus aider les laskinites. Il y a là une contradiction évidente.

Deskinhol – Je pense que les humains ne sont pas toutes des wohanzis. Les deux voix m'ont affirmé que celles qui étaient à bord du vaisseau risquaient leurs vies en venant nous prévenir.

Sirulkine – Pourquoi prendre ce risque ? De plus, nous prévenir va à l'encontre des intérêts de leur propre espèce. Peux-tu nous éclairer à ce sujet ?

Deskinhol – Il faut garder à l'Esprit que les humains ont naturellement tendance à obéir à leurs guides. Et dans leur organisation agonale, ce sont les wohanzis qui ont le plus de chances de devenir des guides. Ces vingt-six humains sont pour moi la preuve que la liberté spirituelle existe chez les humains, même si c'est de manière marginale. L'hypothèse la plus probable pour expliquer le fait que des humains veulent venir en aide aux laskinites est que certaines d'entre elles sont capables d'éprouver de l'empathie pour des êtres n'appartenant pas à leur espèce.

Sirulkine – « Je me suis dit que ces monstres utilisaient ma souffrance pour arriver à leurs fins. » Deskinhol… c'est ce que tu as déclaré.

Deskinhol – Oui. C'est ce que j'ai pensé sur le moment. J'ai souffert pendant plusieurs jours. Ces humains en sont responsables. Certes… mais j'ai aussi une part de responsabilité. Mon refus de communiquer est l'une des causes principales qui ont engendré mes souffrances.

Nor-Dal-Sèn – Si l'on résume, tu affirmes que ton Esprit a été extrait de ton corps contre ta volonté et emmené dans un vaisseau étranger. Tu dis que tu as intégré un corps qui ressemble à ceux des humains décrits dans les contes. Pendant un temps qui a duré pour nous une quinzaine de sa-témis, tu as vécu quatre ou cinq jours enfermée. Tu as communiqué en langage sonore intercontinental avec des représentantes d'une espèce non laskinienne. Cette espèce est intelligente, violente et malfaisante. Pourtant, tu penses que celles qui étaient dans ce vaisseau sont capables d'éprouver de l'empathie pour les laskinites. Elles sont venues nous dire que les humains se préparent à envahir Laskine… un message qui est contraire aux intérêts de leur espèce. C'est bien ça Deskinhol ?

Deskinhol – Oui… les humains existent. Et elles se préparent à envahir Laskine. Je reprends la pensée de Sane-Lah-Tès. Humain n'est qu'un mot. Quand on pense « humain », on pense naturellement aux pires abominations décrits dans les contes, et donc on pense « imaginaire ». Comme les agouliks elles ont un aspect monstrueux… Les jeunes mikis en ont peur surtout parce que ces monstres ont des dents… comme les krogs ou n'importe quelle espèce de mouvi-shvakati… qui elles sont bien réelles. Des dents… La peur de se faire dévorer est ancrée en chaque laskinite. C'est cette peur qui nous a permis d'évoluer. Associée à notre intelligence et notre Esprit de coopération, c'est cette peur qui a fait de nous ce que nous sommes. La paix avec les krogs, la paix dans nos Esprits, la pacification, la panlyokifi… ne peuvent pas effacer totalement cette peur. Les humains existent. Au nom de la panlyokifi, je vous demande à la fois d'en avoir peur et de faire confiance à certaines d'entre elles… celles qui sont venues nous prévenir. Mon expérience m'a amené à conclure que les humains ne sont pas toutes des wohanzis. Ce qui est écrit dans les livres sur les humains ne reflète pas la vérité.

Fine-Has-Kar – Sur une grande partie de mon temps d'effort communautaire je suis gardienne des archives diyins de la province d'Hodrane. Quand j'ai lu ma convocation, avec le sujet de la controverse et l'identité de l'oratrice principale, j'ai eu l'idée de faire quelques recherches sur la vishtèts. Permettez-moi, honorable Nor-Dal-Sèn, de poser quelques questions à Deskinhol. Je pense que ses réponses nous permettront de voir plus clair dans cette affaire. Deskinhol, est-il exact que lorsque tu étais miki, tu étais très intéressée par les histoires d'humains ?

Deskinhol – Quand j'étais miki j'ai lu beaucoup de contes sur les humains. Oui c'est vrai.

Fine-Has-Kar – Est-ce que tu peux nous dire le nombre exact de recueils de pensées imaginaires matérialisées qui traitent des humains ?

Deskinhol – Il existe soixante-sept contes dont les personnages principaux ou secondaires sont des humains. La première histoire a été écrite par Hano-Koh-Yine en 10 856. Elle en a écrit vingt-neuf au total. C'est d'ailleurs elle qui a utilisé en premier le terme « humain ». La plupart des contes écrits après ne sont que des variantes de ces histoires originales… ou des suites.

Fine-Has-Kar – En général les mikis consultent une dizaine, voire une vingtaine de ces histoires… rarement plus. Toi, Deskinhol, tu es un cas unique. Tu es la seule miki de la province d'Hodrane, et même la seule miki de toute la nation Norkis, à avoir lu tous les contes avec des humains. Oui, d'après les archives, tu as lu tous les contes traitant de ces monstres. Et tu as même lu certaines histoires de nombreuses fois.

Quelques pensées basses sont échangées au sein de l'assemblée concernant Hano-Koh-Yine et ses idées non conformistes. On évoque sa décision, suite à la controverse officielle sur sa santé psychique, d'aller vivre en ermite sur l'île de Déh-Yana, là où elle a fini ses jours.

Deskinhol – Le fait que j'ai lu tous les contes sur les humains ou que j'ai lu certaines histoires plusieurs fois, ce n'est pas ça l'important. L'important c'est de me croire. Les humains existent réellement. Elles projettent d'envahir Laskine. Je vous en prie, c'est la vérité… vous devez me croire.

Fine-Has-Kar – Deskinhol, crois-tu qu'il soit possible que tu aies projeté ton Esprit hors du teulteur et que tu l'aies ensuite oublié ?

Deskinhol – Tout ce que je vous ai dit est la vérité. Vous devez me croire. Il en va de l'avenir de Laskine…

Deskinhol peut lire sur le visage de certains de ses congénères un certain étonnement. D'autres ont déjà baissé la tête. Elle sait ce que cela signifie…

Gane-Sou-Dil – Deskinhol… Lisholsine pense que tu es sincère. Je le répète, je ne mets pas en doute ses capacités d'omna. D'ailleurs, comprends-moi bien, je pense que tu es vraiment sincère. Ce que tu viens de déclarer à cette assemblée me conforte dans ma position. Je continue de penser que l'histoire que tu nous as racontée est en réalité une sorte de rêve.

Deskinhol – Que faites-vous des perceptions d'Hagathèl et de la disparition de l'Esprit de Kordasline ?

Gane-Sou-Dil – Nous sentons de la tristesse dans ta pensée. Cette disparition te touche personnellement… mais cela ne doit pas t'empêcher de voir la réalité en face. Nous manquons d'éléments pour expliquer la disparition de l'Esprit de Kordasline. Il est possible que son Esprit se soit égaré dans le plan supraphysique. De nombreuses exploratrices se sont perdues momentanément. Il est vrai que pour Kordasline la durée de l'absence spirituelle est très inquiétante. L'hypothèse selon laquelle son Esprit est retenu prisonnier sur le vaisseau étranger ne peut pas être écartée. Nous devons garder espoir. Concernant les perceptions d'Hagathèl, une autre controverse aura lieu demain. Ce que nous a communiqué l'Esprit de Kordasline, avant de disparaître, vient corroborer les déclarations d'Hagathèl. Certes, on ne peut pas le nier. Il y a de fortes chances pour que l'on statue que les perceptions d'Hagathèl proviennent d'êtres existant réellement. Des milliers de micro-furtifs-autonomes et de nombreux vaisseaux materscannent les moindres recoins du système syklorin à la recherche du vaisseau étranger. Nous en saurons peut-être plus d'ici peu. Cependant, il faut garder à l'Esprit la question de la présente controverse. Le but n'est pas de déterminer si l'incursion d'un vaisseau étranger dans le système syklorin est avéré. Une autre controverse est prévue pour élucider ce point précis. Elle aura lieu demain, dans ce cycle à 8 témis 50 sa, temps de Norkis, en présence d'éminences de tous les continents. Nous débattons maintenant pour statuer si les humains existent. Ce qui est certain c'est que Hagathèl et Kordasline ont parlé de « pensées non laskinites », mais elles n'ont jamais utilisé le terme « humain ». Deskinhol, c'est un fait, tu es la seule à nous parler d'humains. Tu es la seule à vouloir expliquer ce qui échappe encore à notre compréhension en faisant intervenir des êtres imaginaires.

Les membres de l'assemblée continuent à échanger en pensées faibles.

Nor-Dal-Sèn – Deskinhol, est-ce que tu as d'autres arguments à soumettre à cette assemblée ?

Deskinhol – Je suis sincère. Je vous ai dit la vérité. Je vous en prie, vous devez me croire…

Dans les dernières pensées que Deskinhol vient de leur projeter, les membres de l'assemblée peuvent sentir un certain désarroi, une souffrance psychique. L'émanation perceptible d'un espoir qui s'évanouit.

Nor-Dal-Sèn – Nous sommes navrées Deskinhol mais ce n'est pas un argument. Tu ne fais que répéter les mêmes pensées. Tu peux constater toi-même que ta pensée est stagnante.

Deskinhol – J'en ai conscience.

Nor-Dal-Sèn – Comme le prévoit le protocole d'une controverse officielle, il est de mon devoir de te proposer un temps de réflexion pour que tu sois sûre de n'avoir oublier aucun argument important et pour que tu puisses préparer ta déclaration finale à l'assemblée.

Deskinhol – Merci honorable Nor-Dal-Sèn mais… mais je n'ai pas besoin de temps pour chercher des arguments supplémentaires. Ceci est ma déclaration finale. J'ai transmis à cette assemblée toutes les pensées susceptibles de vous éclairer, de vous aider à prendre la bonne décision. « Les humains existent-elles réellement ? ». C'est la question qui est posée à chacune d'entre vous. Je n'ai fait que vous livrer, de façon claire et sincère, une expérience de vie. Et je suis persuadée que chaque personne ici présente sera guidée par la sagesse de la panlyokifi pour répondre à cette question. Merci à chacune pour l'attention avec laquelle vous avez reçu mes pensées.

Nor-Dal-Sèn – Si une personne a autre chose à rajouter, nous l'invitons à le faire maintenant.

Il s'écoule quelques ti-témis de silence au sein de l'assemblée.

Nor-Dal-Sèn – Les arguments des unes et des autres ont été pris en considération. Il est temps de passer au vote. Vous disposez de cinquante ti-témis de réflexion personnelle. Nous rappelons que lors de ce temps de réflexion, toute projection de pensées, mêmes en pensées faibles, est proscrite.

Pensées non projetées de Deskinhol pendant que les membres de l'assemblée se décident.

Je pensais pouvoir les convaincre… J'ai fait de mon mieux. Il me semble évident que bon nombre de personnes vont voter non à la question. J'aurais pu rappeler que le rapport du Service de Santé affirme que j'ai toute ma lucidité… mais c'est un argument qui n'aurait pas peser bien lourd. Aucun Esprit-multiple n'a la tête levée. Pas même Sane-Lah-Tès. Lisholsine… elle a la tête baissée. Pourtant elle a affirmé qu'elle ne mettait pas en doute ma sincérité…

Après une cinquantaine de ti-témis Nor-Dal-Sèn s'adresse à l'assemblée par la voix de l'Esprit.

Nor-Dal-Sèn – La durée de la réflexion est révolue. L'instant de la prise de décision est venu. Nous, Nor-Dal-Sèn, je déclare en tant que présidente de séance que cette controverse s'est déroulée en respectant scrupuleusement le protocole des débats officiels. Nous remercions chacune des participantes, et plus particulièrement Deskinhol, Esprit-simple du deuxième âge, oratrice principale. Après la déclaration finale de l'oratrice principale, aucune des deux personnes non autorisées à voter n'a influencé, de quelque manière que ce soit, la prise de décision des membres de l'assemblée. Chacune a pu réfléchir dans le silence psychique et choisir en toute liberté spirituelle. Sur les soixante-et-une personnes composant l'assemblée, aucune n'a fait valoir de raison valable de s'abstenir de voter. Nous, Nor-Dal-Sèn, présidente de séance, je dénombre à l'issue du temps de réflexion réglementaire cinquante-sept têtes baissées. Dans le cycle numéro 37 de Norkis, au terme de cette controverse officielle du 11 blane de l'an 12 217, nous déclarons officiellement que les humains n'existent pas. Le débat est clos. La paix dans nos Esprits.

Chacune envoie aux autres « la paix dans nos Esprits ». Après quelques ti-témis de silence psychique, nombreuses sont celles qui se félicitent de la réponse donnée par l'assemblée, sans pour autant blâmer celles qui ont gardé la tête levée. Par petits groupes, on revient sur certains éléments du débat, notamment la présence de ce vaisseau étranger dans le système syklorin. Quelques personnes se dégourdissent les ailes. Nor-Dal-Sèn ne tarde pas a envoyer un flash aux sentinelles leur demandant d'ouvrir la porte haute.


Chapitre 2 / Perplexité


Deskinhol est la dernière à sortir du cycle 37. L'Esprit absorbé par l'importance de ce débat, elle avait oublié qu'il faisait nuit. La tête légèrement penchée à gauche, l'œil droit complètement dilaté, elle regarde pendant un instant le ciel étoilé. Des nuages cachent les lunes-istas. La légère brise nocturne caresse son visage. Elle prend une grande inspiration. Cet air frais lui fait du bien.

Pensées non projetées de Deskinhol.

Il y a encore de l'espoir. La controverse concernant l'incursion d'un vaisseau étranger dans le système syklorin aura lieu demain. Si l'on statue que cette incursion est avérée, cela amènera sûrement le Conseil Suprême a prendre les mesures qui s'imposent.

L'une des deux sentinelles actionne le mécanisme de fermeture de la porte. La branche du koupandi sur lequel se trouve le cycle 37 soutient trois autres cycles aux murs opaques. Le djèz-halad est perché à une centaine de yals de hauteur. Sur les autres branches de même niveau, il y a une vingtaine de bâtiments assez volumineux. Le Service des Télécommunications Artificielles a encore trois salles éclairées. À travers les parois transparentes, la jeune norkis peut voir cinq brokas assis devant des sphères bleues. Les machines, auxiliaires infatigables, vont veiller à ce que tout fonctionne pour le mieux jusqu'au lever des deux sykloras, jusqu'au retour des laksinites.

Après avoir saluer leur congénère, les deux sentinelles plongent dans le vide, déploient leurs ailes et disparaissent dans la nuit. Par écholocation, Deskinhol suit leur vol pendant quelques instants. Puisqu'elles font leur temps d'effort communautaire ici à Paroklis, elles habitent sûrement dans les environs. Elles rentrent chez elles de leurs propres ailes.

Les personnes qui formaient l'assemblée ont déjà pris leur envol. Plusieurs se laissent porter par les ascendants thermiques artificiels. En tournoyant sans effort, elles s'élèvent rapidement au dessus des djèz-halads. D'autres planent déjà vers la station la plus proche.

Dans quelques instants, Deskinhol fera le même trajet. Elle ira prendre une navette afin de rentrer à son djèz-dohim. Mais rien ne presse. Elle fait quelques pas sur la plate forme de durix entourant le cycle 37, en marchant lentement. Puis elle s'arrête, les bras le long du corps, les ailes croisées, les jambes semi-fléchies, le regard dans le vide.

Cinquante-sept têtes baissées. Même si j'avais été un peu plus convaincante, ça n'aurait rien changé. Les humains sont des êtres imaginaires… Ça fait partie de leur vision du monde… Le temps d'absence… Prétendre que j'ai vécu plusieurs jours pendant un laps de temps qui n'a duré qu'une quinzaine de sa-témis… C'était difficile à admettre. Sans compter le fait que j'étais très intéressée par les histoires d'humains quand j'étais miki…

Par réflexe, Deskinhol écholoque les environs et sa trajectoire de chute. Elle va plonger dans le vide. Mais la dernière pensée qu'elle vient d'avoir la ramène au concept d'unique. Par association d'idées, une pensée précise du débat lui revient en mémoire. Une pensée de Fine-Has-Kar. « Toi, Deskinhol, tu es un cas unique. Tu es la seule miki de la province d'Hodrane, et même la seule miki de toute la nation Norkis, à avoir lu tous les contes avec des humains. »

Deskinhol est perplexe. Une sorte de malaise vient de germer dans son Esprit. Elle arrête d'écholoquer, baisse la tête, rétracte les yeux et se concentre sur sa réflexion. Elle est certaine que plus jeune elle a lu de nombreux contes mettant en scène des humains… mais est-ce qu'elle les a vraiment tous lus ?

Fine-Has-Kar l'a affirmé en se basant sur les archives… des données enregistrées de façon fiable dans la vishtèts. C'était donc bien la vérité. À ce moment là, je pensais naturellement que c'était la vérité, que je les avais réellement tous lus. Pourquoi ce qui me paraissait sensé lors du débat me paraît maintenant bizarre ? Pourquoi ai-je répondu en donnant autant de détails ? Des détails qui sont allés dans le sens de l'affirmation de Fine-Has-Kar. Une affirmation qui me faisait passer pour une… pour une personne « singulière »… une personne qui s'intéresse un peu trop aux pensées imaginaires… et qui au final n'arrive plus à faire la différence entre ce qui est réel et ce qui ne l'est pas…

Les réflexions de Deskinhol ne font qu'amplifier son malaise. Elle ne se souvient pas qu'on lui ait dit étant miki qu'elle avait un intérêt trop prononcé pour les contes en général ou pour ceux qui parlent des humains en particulier… Elle se souvient parfaitement de nombreux titres. Les idéogrammes et les images holographiques défilent dans sa tête. « Les humains et les farfines », « Le miki imprudent », « La planète des humains », « Le monstre de Shilvi-thorn » … Une trentaine de titres au total. Et non pas soixante-sept… Elle a du mal à admettre que sa mémoire lui fait défaut.

Deskinhol reste là, debout, immobile. Elle réfléchit pendant plusieurs sa-témis. À certains moments, elle se demande sérieusement si elle a encore toute sa lucidité. Et elle finit par se dire que si sa mémoire lui joue des tours, il lui suffit de consulter les archives pour être sûre. Pour en avoir l'Esprit net il faut qu'elle se connecte à la vishtèts.

Elle écholoque les environs et sa trajectoire de chute, plonge dans les ténèbres et déploie ses ailes…


Chapitre 3 / Incohérence


Il n'y a que quatre passagères dans la navette qui ramène Deskinhol vers la province d'Hodrane. Une quinzaine de perchoirs sont vides. Elle s'est installée au fond du compartiment.

Les autres personnes sont posées à l'avant de la cabine. Trois Esprits-simples. Elle font face à Deskinhol et au broka de service. Les quelques échanges qu'elles ont eu un peu plus tôt, alors que Deskinhol rentrait dans la navette, lui ont appris qu'elles étaient toutes les trois de la même branche. Sur un perchoir double, une personne du troisième âge somnole, avec blottie sous son aile gauche une miki d'une trentaine d'années. Elles ont toutes les deux les yeux rétractés. Sur la table de perchoir de la miki, l'un des deux projecteurs holographiques est allumé. Suivant le rythme de la musique qu'elle écoute, la petite n'arrête pas de faire de petits mouvements avec sa tête. Les disques de réceptions gris foncé sont collés aux extrémités arrières de ses oreilles. De la même couleur que les surfaces elliptiques auriculaires, le dispositif de restitution sonore est à peine visible. Perchée juste à côté, la jeune adulte doit avoir à peine plus de cent ans. La sphère bleue située à sa gauche projette un plan oblique écarlate, sur lequel se détachent des idéogrammes noires. Les bras et les ailes croisés, la jeune laskinite lit de l'œil gauche « les huit préceptes-tronc de la sagesse ».

Le broka est assis, parfaitement immobile. La machine verte est prête à intervenir au moindre problème ou pour répondre à une quelconque demande des passagères. Avec ses grands yeux ovoïdes, sa tête triangulaire aux angles arrondis, son corps longiligne muni de quatre bras, ses longues jambes, le broka ressemble à s'y méprendre à un vrai scarnis. Sous sa peau synthétique d'un vert foncé se dessinent des ersatz de muscle. Des copies plus puissantes que les originaux. Depuis plusieurs millénaires les machines serviles ont remplacé les différents mouvis utilisés traditionnellement par les laskinites. Une conséquence de l'avènement de la panlyokifi.

Un autre broka est assis près du perchoir de pilotage. Il est là pour prendre le relais en cas de défaillance de la conductrice. Une présence rassurante.

Deskinhol, perchée confortablement, a déjà allumé le déducteur et s'est connectée à la vishtèts. Elle a transmis son numéro complet d'identification, sa signature psychique et les concepts-clés ciblant sa demande d'informations. Elle consulte à présent les archives la concernant, et plus précisément ses lectures.

La passagère du deuxième âge, tout en continuant à lire son livre, décroise les bras sous ses ailes. Dans un geste fluide son bras droit apparaît. Elle effleure de la main la surface lisse de l'autre projecteur holographique. Formant un carré, neuf bulles ovoïdes blanchâtres apparaissent alors au dessus de la sphère bleue. De l'œil droit elle regarde l'hologramme. Elle semble hésiter, puis pose sa main sur la sphère, les doigts ouverts. Les miélhouvits qui n'étaient pas à son goût disparaissent. Elle retire sa main. Le projecteur génère aussitôt un nouvel hologramme. Neuf bulles plus colorées. De son sentidactis, elle pointe celle qui se trouve au centre. De la simili-sève orangée.

Le broka se lève. Ses quatre bras pendent le long de son corps longiligne. À sa droite, la porte du compartiment froid du stock-aliments s'ouvre. De sa main droite supérieure la machine prend le miélhouvit commandé et l'apporte à l'Esprit-simple de deuxième âge. Des deux mains, la passagère prend la bulle nutritive et l'amène vers son buste. Le broka fait demi-tour, pour retourner s'asseoir à sa place. La laskinite penche la tête, ouvre la bouche et propulse son proboscis. La fine trompe perce la bulle. Les yeux légèrement rétractés, elle aspire lentement et se délecte de la simili-sève parfumée.

Devant l'œil droit de Deskinhol, en noir sur fond rouge, les idéogrammes défilent. En pensée, elle demande au déducteur de ralentir. L'information qu'elle cherchait est là. 32. Elle n'a lu que trente-deux contes se rapportant aux humains.

Ce n'est pas ma mémoire qui est défaillante. Je suis lucide… Qu'est-ce qui se passe ? Pourquoi étais-je persuadée lors du débat que j'avais lu tous les contes avec des humains ? Je ne comprends pas…

Deskinhol demande une autre recherche. Au fur et à mesure qu'elle pense aux concepts-clés, les idéogrammes apparaissent sur le plan rouge écarlate. « 11 », « blane », « 12 217 », « cycle 37 », « Fine-Has-Kar ».

Le projecteur affiche immédiatement l'identité complète de Fine-Has-Kar et indique qu'elle était présente physiquement dans le cycle 37 lors de la controverse du 11 blane de l'année 12 217. En dessous, parmi d'autres données, Deskinhol peut lire en substance : « Pas de pensées enregistrées concernant Fine-Has-Kar ».

Ce n'est pas possible… Elle est intervenue. Je ne l'ai pas rêvé… Les humains… C'est un coup des humains… Celles qui préparent l'invasion. Ce sont elles. Bien sûr. Elles ont dû me faire croire à cet échange avec Fine-Has-Kar… Un échange qui n'a jamais eu lieu… Si Fine-Has-Kar n'a projeté aucune pensée, alors j'ai déclaré à l'assemblée que j'avais lu tous les contes sur les humains alors que personne ne m'avait rien demandé. Et j'ai parlé du nombre de contes, de Hano-Koh-Yine… Des déclarations qui ont joué en ma défaveur… pour qu'on continue à croire qu'elles n'existent pas… pour qu'on ne mette pas en place de plan de défense… C'est ça. C'est sûrement ça. J'étais là, au milieu de l'assemblée, dans un cycle officiel… et elles ont réussi à influencer mon Esprit… à saboter ma plaidoirie. Et peut-être même qu'elles ont influencé ou gouverné d'autres Esprits lors du débat. Comment elles ont fait ça ? Ça dépasse l'entendement… Il faut que je prévienne le Conseil de Sécurité… Personne ne va me croire. Les humains n'existent pas. C'est officiel… Si je leur parle de cette intervention de Fine-Has-Kar qui n'a existé que pour moi, je vais définitivement passer pour une personne qui n'a plus sa lucidité… Qu'est-ce que je peux faire?…

Les aéronefs effectuant des vols de nuit étant rares, les couloirs aériens dédiés aux machines sont presque déserts. Sous les étoiles et les lunes-istas, la navette fuse dans la nuit. L'appareil quitte l'espace aérien d'un shilvi-kane où scintillent quelques lumières artificielles. La plupart des norkis dorment déjà dans leur djèz-dohim. Confortablement perchées, elles sont plongées dans une paisible inconscience, bercées par le silence et la tranquillité.

Après avoir survolé une large sommière, la navette passe maintenant au dessus d'une immense espace dédié aux krogs et à d'autres mouvis. Sous le dôme invisible, mais écholocalisable, la narda-kane n'est éclairée que par la lumière orangée des lunes-istas. Une lumière froide, qui s'arrête au niveau de la canopée, qui laisse ceux qui rampent sous les koupandis dans une totale obscurité.


Chapitre 4 / Vérification d'identité


À l'approche d'Hodrane, Deskinhol a demandé à la conductrice de faire un arrêt. La navette, après être descendue à une centaine de yals en dessous des couloirs aériens réservés aux machines, s'est mise en vol stationnaire. Deskinhol a plongé dans le vide, pour parcourir de ses propres ailes les quelques ko-yals la séparant de son djèz-dohim.

Les bras collés le long du corps, les ailes complètement déployées, Deskinhol se laisse glisser vers Hodrane. La shilvi-kane est endormie. Il y a ici et là quelques branches éclairées. De rares habitations où l'on s'active encore.

En dessous, sur sa gauche, elle voit maintenant les lumières du djèz-halad des Services de Secours du quartier. Le bâtiment, installé dans la fourche d'une branche maîtresse, est éclairé par des feuilles lumineuses savamment disposées. Le koupandi où se trouve l'habitation de Deskinhol n'est plus qu'à une centaine de yals.

Grâce à de vigoureux battements d'ailes, Deskinhol freine sa descente. Elle arrive au dessus de la plate-forme circulaire qui entoure le toit de son djèz-dohim. Son domicile est relativement petit. Il est installé en périphérie du djèz-halad, dans les ramifications d'une branche haute. Son pied gauche touche la surface en koupane, puis le droit. Elle se pose en douceur, et sans s'arrêter fait deux ou trois pas, tout en refermant ses ailes dans un mouvement fluide. Elle tourne la tête légèrement vers la gauche. De son œil droit, totalement dilaté, elle regarde en direction des deux silhouettes qu'elle a écholocalisées depuis un bon moment.

À l'autre bout de la plate-forme, sous le feuillage d'une branche touffue, deux personnes sont debout, les ailes et les bras croisés. Parfaitement immobiles, elles attendent dans la pénombre. Celle qui est à droite est de taille moyenne et relativement mince. L'autre, bien plus corpulente, mesure plus d'un yals.

Pensées non projetées de Deskinhol.

S'il s'agissait de personnes que je connais personnellement, elles seraient rentrées pour m'attendre à l'intérieur. Il ne s'agit pas d'auxiliaires des Services de Secours. Je ne vois pas ce qui pourrait justifier leur présence… Et quand elles sont en intervention leurs ailes sont chimioluminescentes. Qui sont ces personnes ?…

Pendant que Deskinhol avance vers ces inconnues, elle les spiriscanne. Elle constate qu'elle a en face d'elle deux Esprits-multiples. Elles font quelques pas dans sa direction. De petits craquements viennent des planches en koupane. Elles se retrouvent bientôt entièrement éclairées par la lumière des lunes-istas. Deskinhol pense « lumière ». Tout autour de l'habitation, une dizaine de grosses feuilles artificielles s'allument simultanément. Elle s'arrête. Les deux personnes en font autant. Elles sont à environ trois yals. La plus petite prend la parole en utilisant le langage sonore norkis. « Je te salue, Deskinhol Bwakah-Nagron d'Hodrane. » L'autre lui envoie simplement « la paix dans nos Esprits », sans ouvrir la bouche.

Deskinhol – La paix dans nos Esprits. Deux étrangères qui m'attendent la nuit, sur la plate-forme de mon djèz-dohim… C'est assez surprenant. Qui êtes-vous ? Et pourquoi vous êtes ici ?

C'est la personne qui avait parlé de façon archaïque qui lui répond, en pensée. « Nous sommes des auxiliaires fédérales du Conseil de Sécurité de Laskine. Nous déclinerons nos identités plus tard. Par contre, avant de continuer cet échange, nous devons nous assurer que tu es bien Deskinhol Bwakah-Nagron d'Hodrane. »

Deskinhol – Une vérification d'identité alors que je n'ai pas commis d'acte contraire à la panlyokifi, ni projeter d'en commettre, ce n'est pas légal…

Par écholocation, Deskinhol détecte un mouvement à quelques yals au dessus de sa tête. Une boule argentée descend lentement vers elle.

L'autre auxiliaire fédérale lui dit : « Cette situation est exceptionnelle. Ce mini-furtif va venir se positionner à hauteur de ton œil droit. Ça ne prendra que quelques ti-témis. Après tu devras venir avec nous. »

Pendant que la machine scanne son œil droit, Deskinhol lui transmets son nom, son numéro d'identification et sa signature psychique.

Pensées non projetées de Deskinhol pendant la vérification d'identité.

Des auxiliaires fédérales du Conseil de Sécurité de Laskine… et non pas du Conseil de Sécurité de Norkis. Ça concerne les humains. J'en suis certaine. Mais… je n'ai aucun moyen de vérifier qu'elles sont des auxiliaires fédérales… Il est même possible qu'elles ne soient pas vraiment des laskinites. Si mon Esprit est sous le contrôle des humains alors il se pourrait que…

Sur la surface de la boule argentée de fines stries noires horizontales apparaissent. Les stries ondulent, se transforment en courbes polychromes aux formes changeantes immédiatement parcourrues par des points lumineux. La boule devient translucide, puis disparaît.

La plus petite des deux auxiliaires lui projette : « Deskinhol… tu te méfies de nous. Je suis Koh-Sane-Djil. Elle, c'est Lèr-Doh-Rine. Sois rassurée, nous sommes des laskinites et nous agissons bien au nom du Conseil de Sécurité de Laskine. »

Deskinhol – Mais… je n'ai pas projeté ces pensées. Comment avez-vous fait pour avoir accès à mes pensées non projetées ?

Par écholocation, Deskinhol perçoit le déplacement rapide et silencieux d'un wakine. À travers le feuillage, de son œil droit, elle entrevoit maintenant les trois phares avant de la navette.

Lèr-Doh-Rine – Nous perdons du temps. Deskinhol, nous te donnerons plus d'explications une fois à bord…

Deskinhol – Je n'ai pas confiance en vous. Je refuse de vous suivre.

Deskinhol envoie en pensées fortes un appel de détresse aux personnes habitant le djèz-halad. « À l'aide ! Je suis en danger ! À l'aide ! …» Elle sait que même endormies certaines de ses congénères l'entendront et viendront naturellement à son secours.

Lèr-Doh-Rine a fait un mouvement rapide. Sa main droite a plongé sous son aile gauche. Elle sort un puska noir qu'elle braque immédiatement sur Deskinhol. L'Esprit-simple est aussi surpris que choqué. Une laskinite qui menace une autre laskinite avec une arme. C'est un comportement indigne.

Koh-Sane-Djil – Nous sommes dans une bulle d'isolation. Cet appel de détresse, à part nous, personne ne l'a entendu. Tu peux crier. C'est inutile. Au nom de la panlyokifi, tu dois nous suivre. Si tu refuses, nous utiliserons la force…

Le wakine ralentit, puis s'arrête. Il est maintenant en vol stationnaire à quelques yals de la plate-forme du djèz-dohim.


Chapitre 5 / Révélation


Sur la dizaine de perchoirs que compte le compartiment passagers du wakine, il y en a sept qui sont vides. Deskinhol, entrée la première, a vu les deux auxiliaires fédérales se poser en lui faisant face.

Deskinhol – J'espère que maintenant vous allez m'expliquer ce que tout cela signifie.

Koh-Sane-Djil – Deskinhol… tu dois comprendre que nous ne faisons qu'obéir aux ordres. On nous a demandé d'aller te chercher sans perdre un sa-témis. Ce que nous pouvons te dire, c'est que ce wakine vole vers un korniasha. Nous n'en savons pas beaucoup plus.

Deskinhol – Un vaisseau d'exploitation minière ? Vous voulez dire que nous allons sur Pékis ?

Lèr-Doh-Rine – Tu… vas sur Pékis.

Deskinhol – Qu'est-ce qu'une exploratrice spatiale irait faire dans les mines de Pékis ? Tous ces espaces sont cartographiés jusqu'au moindre recoin. Ça n'a pas de sens…

Lèr-Doh-Rine – Une fois que tu seras sur le korniasha, tu seras prise en charge par d'autres auxiliaires fédérales. Elles en savent sûrement un peu plus que nous.

Deskinhol – Le contraire serait plus qu'étonnant. Comment avez-vous fait pour accéder à mes pensées intimes ?

Koh-Sane-Djil – Disons que je suis une omna un peu spéciale…

Soudain Deskinhol sent quelque chose se poser dans le haut de son dos, entre ses articulations dos-ailes. Elle ressent immédiatement une vive douleur à cet endroit. Un violent spasme la fait se cambrer sur son perchoir. D'un mouvement rapide, elle réussi à déployer presque complètement ses ailes, qui retombent immédiatement. Le ti-témis d'après, ses yeux se rétractent, sa tête bascule sur son épaule droite. Elle reste là, perchée, immobile… endormie.

Légèreté… sérénité… Deskinol sent… une présence… une présence réconfortante. Aux portes de la conscience, les perceptions de Deskinhol sont encore confuses. Mais ça n'a pas d'importance. Elle se sent bien. Tout va bien…

Elle perd conscience…

Quand elle émerge à nouveau, cette présence est toujours là. Elle se sent bien. Tout va bien…

« Deskinhol… Deskinhol, ne te fais aucun soucis. Tout va bien. Tu es à bord d'un furtif. Tu es en sécurité… »

Ces pensées qu'on lui projette sont pleines de douceur… de sincérité… d'empathie. Cependant Deskinhol n'arrive pas à en situer la source par spiriscan. Elle ne sait pas s'il s'agit d'un Esprit-multiple ou d'un Esprit-simple.

Deskinhol – La paix dans nos Esprits. Qui es-tu ?

« La paix dans nos Esprits. Nous sommes Vitzalak. Je suis navrée, sincèrement navrée pour ce que tu viens de subir. Mais c'était nécessaire… »

Deskinhol – Vous parlez de cette… drogue qui m'a fait plonger dans le sommeil…

Vitzalak – Je te parle de la controverse…

Deskinhol finit par redresser la tête. Elle écholoque son environnement. Elle perçoit nettement qu'elle est dans une salle avec autour d'elle, debout, immobiles, cinq brokas armés. Il y a devant elle, à environ deux yals, trois personnes perchées. Elle les spiriscanne. Elle est en présence de deux Esprits-multiples et d'un Esprit-simple. Elle dilate ses yeux. Toutes les trois l'écholoquent et la regardent.

Deskinhol – La paix dans nos Esprits. Est-ce que l'une d'entre vous est Vitzalak ?, demande-t-elle aux deux Esprits-multiples.

Aussitôt, les trois personnes baissent respectueusement la tête. C'est l'Esprit-simple qui lui répond. Ce qui étonne Deskinhol, car elle aurait dû, par politesse, laisser l'un des Esprits-multiples s'adresser à elle en premier, au moins pour les présentations. « La paix dans nos Esprits. Si son Altesse daigne te parler, nous devons respectueusement nous taire.»

Pensées non projetées de Deskinhol.

Qu'est-ce qui se passe ? « Si son altesse daigne te parler… ». Altesse… C'est un mot désuet. Un mot qu'on n'utilise plus depuis…

Cette présence. Elle est là… tout près d'elle. Autour d'elle. Une présence qui semble l'envelopper dans un sentiment de bien-être… de sérénité.

Vitzalak – C'est un mot qui n'est plus utilisé depuis plus de douze milles ans. Depuis la pacification et l'avènement de la panlyokifi.

Deskinhol – Où êtes-vous. Je n'arrive pas à vous situer par spiriscan.

Vitzalak – Ce n'est pas nécessaire.

Deskinhol – Vous pouvez avoir accès à mes pensées non projetées.

Vitzalak – Oui, je peux avoir accès à tes pensées les plus intimes. Deskinhol, pour que tu puisses comprendre grossièrement qui je suis… qui nous sommes, on doit procéder par étapes. Comment est généré un Esprit-multiple ?

Deskinhol ne comprend pas où Vitzalak veut en venir avec une question aussi simple, mais le bain de bienveillance dans lequel elle baigne l'incite à répondre à la question.

Deskinhol – Une personne ayant des capacités dissociatives sait qu'elle est sur le point de mourir. Elle projette son Esprit dans le corps d'une autre personne. Une personne qui nécessairement a un Esprit en phase avec le sien et qui accepte de l'accueillir. Le plus souvent c'est l'Esprit d'une personne qui lui est chère. Les deux Esprits, présents dans un même corps, donne naissance à un nouvel Esprit, l'Esprit-multiple. Les deux Esprits fusionnent pour être un tout, se séparent pour revenir des parties, et cela au gré de leurs volontés. Ils sont deux quand ils sont séparés et un quand ils sont unis. L'harmonie fusionnelle crée le troisième Esprit. On peut donc considérer que l'Esprit-multiple est un Esprit, deux Esprits ou trois Esprits. Si l'on fait abstraction de la notion de temps, il est les trois à la fois. L'Esprit-multiple accède le plus souvent à un niveau de sérénité supérieur. La personne gagne en longévité par rapport à un corps habité par un Esprit-simple.

Vitzalak – Imagine qu'un corps puisse accueillir plus de deux Esprits.

Deskinhol – C'est impossible. C'est en contradiction avec la limite de Wishtami.

Vitzalak – Oublie la limite de Wishtami. Seules une centaine de personnes sont au courant de notre existence. Nous sommes les wishas. Nous sommes sept à avoir atteint ce stade d'évolution. Je suis la plus ancienne des wishas. Nous sommes Vitzalak. Je suis unique. Je suis le plus haut degré de multiplicité unifiée. Cinq Esprits dans un même corps. Mes capacités psychiques dépassent ton entendement. Le bain de sérénité dans lequel tu baignes en est un exemple. Je peux aussi extraire un Esprit de son corps originel. Ça… tu en as fait l'expérience.

Bien sûr Deskinhol est surprise. Mais cette surprise ne vient pas troubler l'état de béatitude dans lequel elle se trouve. Son Esprit est serein… Tout va bien… Elle veut juste comprendre…

Deskinhol – Pourquoi ?… Pourquoi avez-vous arracher mon Esprit de mon corps ?

Vitzalak – Tout ce qui est arrivé a été voulu par les wishas. Les perceptions d'Hagathèl, la disparition de l'Esprit de Kordasline, l'envoi de teulteur… Rien de tout cela n'est dû au hasard. Pour les whishas la limite de projection spirituelle n'est pas la sphère d'influence de Laskine. Nous pouvons projeter un ou plusieurs de nos Esprits dans toute la sphère d'influence des deux sykloras… et même au delà. Depuis le moment où nous, les wishas, nous avons su qu'un vaisseau étranger s'approchait du système syklorin, nous avons décidé d'influencer les Esprits de nombreuses personnes pour faire que les événements s'enchaînent suivant notre plan. L'objectif premier était d'obtenir des informations sur les humains.

Deskinhol – Vous, les wishas, vous auriez pu lire dans les Esprits humains.

Vitzalak – Nous, les wishas, nous sommes rares et importantes pour défendre Laskine et préserver la panlyokifi. Il nous fallait être prudentes. Nous, Vitzalak, nous avons proposé qu'une des whishas sonde en profondeur les Esprits des vingt-six humains. Yaomni l'a fait. Elle nous a rapporté qu'il y avait de nombreuses pensées anxieuses, troubles et agonales. Certains de ces Esprits semblent se complaire dans des pensées abjectes. Bien que ce soient des Esprits-simples, elle a décelé une évidente dualité au sein de chaque Esprit. Une dualité qui semble être la cause principale de leurs souffrances psychiques. Pour la plupart, ce sont des Esprits tourmentés, non conscients de l'Unité. Yaomni pense qu'un contact prolongé avec ces Esprits est susceptible d'entraîner dans n'importe quel Esprit laskinite des troubles de la sérénité. Tu le sais, ce petit groupe d'humains n'avait pas de mauvaises intentions à l'égard des laskinites. Elles avaient un message à délivrer. Nous leur avons faciliter la tâche. Ton Esprit et celui de Kordasline nous ont servis d'interfaces. Plusieurs Esprits des whishas étaient là, autour du vaisseau, pour écouter les pensées de humains, analyser leurs actions, étudier leur comportement. Nous étions aussi prêtes à intervenir à tout moment en influençant ou en contrôlant leurs Esprits. Kordasline et toi, vous ne courriez aucun risque.

Deskinhol – Vous vous êtes servies de nous. C'est illégal. C'est contraire au principe de liberté spirituelle.

Il devrait y avoir du ressentiment dans cette pensée de Deskinhol. La rancune n'arrive pas à s'exprimer, annihilée par la bienveillance de Vitzalak. Deskinhol en est consciente.

Vitzalak – C'était nécessaire. Nous voulions connaître notre nouvelle ennemie. Jusqu'à ce que leur vaisseau entre dans le système syklorin, les seules données que nous avions sur ces êtres nous venaient de Hano-Koh-Yine. Elle n'a pas inventé la description et le mode de vie des humains. Elle s'est inspiré de ce que lui avait transmis un broka-humain. Un vaisseau étranger s'est écrasé dans le désert d'Amak-Hira en l'an 10 854. Il y avait quatre brokas-humains à bord. L'un d'eux n'a été que partiellement détruit par le crash. Ses données mémorielles ont été riches en enseignements concernant leurs mœurs. Nous avons tout de suite compris que nous avions à faire à une espèce belliqueuse. En sondant les Esprits humains, Yaomni a pu en savoir plus sur elles. Leur système syklorin se trouve à une distance qui avoisine les quatre-vingt années-lumière. Elles n'ont pas créé le raccourci spatio-temporel. Elles l'ont découvert. Le voyage entre leur système et le notre ne dure que quelques jours. Et maintenant nous avons une information essentielle. Les coordonnées du raccourci. Grâce à Kordasline et surtout grâce à toi, nous avons pu obtenir d'autres données intéressantes. Des informations qui nous seront utiles pour les combattre. Concernant la controverse, j'ai influencé ton Esprit. L'intervention de Fine-Has-Kar n'a été réelle que pour toi. Mais ça, tu le sais déjà…

Deskinhol n'arrive pas à éprouver de colère… Tout s'explique. Elle se dit que tout ce qui est arrivé était nécessaire… pour défendre Laskine. Elle pense à Kordasline…

Vitzalak répond à sa question avant même qu'elle ne la formule de façon conceptuelle.

Vitzalak – Tout va bien pour Kordasline. Tu n'as plus à t'inquiéter pour elle. Son Esprit a réintégré son corps. À cet instant elle est réveillée. Votre mère et plusieurs personnes de votre branche sont à ses côtés.

Deskinhol – Je suis soulagée… Et les humains ?

Vitzalak – Leur vaisseau a été détruit. D'après ce que Yaomni a lu dans leurs Esprits, les autres ignorent qu'elles sont venues nous prévenir. Nous devions garder cet avantage. Leur mort était nécessaire.

Deskinhol – Et moi ?… Lèr-Doh-Rine a parlé de Pékis…

Vitzalak – Tu vas sur Skiros.

Deskinhol – Skiros ? Mais… il n'y a rien sur ce satellite de Rizène.

Vitzalak – Oublie ce que tu as appris. Skiros est l'une de nos trois colonies militaires. Pour des raisons évidentes de stratégie militaire, l'existence de ces colonies doit rester secrète. Depuis plusieurs millénaires nous nous préparons à rentrer en contact avec des êtres non laskiniens. L'incident du désert d'Amak-Hira n'a fait qu'accélérer les choses. Tu détiens dans ton Esprit une expérience précieuse. Les ressentis d'un Esprit laskinite dans un corps d'humain. C'est pour cela que le furtif sur lequel tu te trouves est escorté par quatre mahpène-zèks. C'est juste une précaution.

Ce que lui révèle Vitzalak est tellement incroyable que Deskinhol commence à éprouver une sorte de malaise. Cela ne dure qu'un instant. Juste le temps pour elle d'exprimer sa surprise à Vitzalak.

Deskinhol – Des colonies militaires ?… Des mahpène-zèks, des vaisseaux conçus pour la dèzba… Qu'est-ce que vous…

Vitzalak – Ce que nous faisons, nous les wishas, nous le faisons au nom de la panlyokifi. Aie confiance. Je te le répète. Je suis la première des wishas. La plus ancienne. Mes trois Esprits premiers sont à l'origine de la pacification.

Deskinhol – Ce n'est pas possible… Un corps laskinite peut rarement vivre plus de mille ans. La plus âgée…

Vitzalak – Oublie ce que tu sais sur la limite d'âge du corps laskinite. L'Histoire, la vraie, n'a pas besoin d'être connue de toutes. Les gens ignorent quel a été mon rôle dans le mouvement qui a conduit à la pacification et l'avènement de la panlyokifi. Il est préférable qu'il en soit ainsi.

Deskinhol – Dire la vérité est l'un des huit préceptes-tronc de la sagesse…

Vitzalak – C'est la panlyokifi qui est le paradigme qui éclaire les sociétés laskinites, pas la vérité. Certaines vérités peuvent être contre-productives. Si une vérité historique est susceptible de mettre en péril la panlyokifi, alors elle doit être cachée au plus grand nombre. Afin d'instaurer une paix durable sur Laskine, j'ai agi sur les Esprits des guides qui dirigeaient jadis les nations. J'ai influencé certains Esprits… et j'en ai gouverné d'autres. Je suis à l'origine de la technologie qui permet de contrôler les pensées des krogs. C'était bien avant l'installation des dômes sur les narda-kanes. Mon intervention a permis d'épargner des myriades de vies sur tous les continents, sur plusieurs millénaires.

Deskinhol – Quelles que soient les raisons invoquées, gouverner un Esprit laskinite est illégal. C'est contraire à la liberté spirituelle.

Vitzalak – Comprends Deskinhol… Nous, les wishas, nous enfreignons la loi par nécessité. Je place la panlyokifi, le bonheur pour toutes dans la sérénité, au dessus de toute autre considération pour guider mes actions. Les mots comme « kahïn » et « dèzba » ne sont plus utilisés que pour parler de l'Ancien Monde. L'équilibre entre les shilvi-kanes et les narda-kanes profite aux laskinites et aussi aux mouvis, y compris les krogs, nos ennemies de toujours. Depuis plus de douze-mille ans les laskinites vivent en paix. Toutes profitent pleinement des bienfaits de la panlyokifi partout sur la planète. Rien ne doit venir troubler cette vie paisible. Les forces qui menacent ce serein équilibre doivent être annihilées, qu'elles soient endogènes ou exogènes. Nous n'allons pas attendre que les humains mettent en œuvre leur plan d'invasion.

Deskinhol ressent à nouveau une sensation étrange. Le même type de malaise qu'un peu plus tôt, avec beaucoup plus d'intensité.

Deskinhol – Que comptez-vous faire ?

Vitzalak – Nous avons toutes les informations qui nous permettront, dans quelques jours, d'envoyer des vaisseaux éclaireurs vers la Terre. Nous devons recueillir un maximum d'informations précises sur leur plan d'invasion et surtout sur leurs moyens de défense. Grâce à l'incursion de ce vaisseau dans le système syklorin, nous, les wishas, nous savons maintenant que l'Esprit humain est facilement influençable, facilement contrôlable.

Deskinhol – Une grande dèzba va avoir lieu bientôt… C'est bien ça ?

Vitzalak – Oui. Probablement.

Deskinhol – Alors pourquoi le cacher aux laskinites ?

Vitzalak – Il est inutile de perturber leur tranquillité. Nous, les wishas, nous nous occupons de tout. Il y a quelques dizaines de laskinites au sein de nos trois colonies militaires, Skiros, Miavos et Kouzaté. On leur a demandé d'intensifier l'entraînement de nos forces militaires. Je vais te transmettre les sensations d'une personne se trouvant en ce moment même sur Kouzaté.

Deskinhol a soudain l'impression de se retrouver ailleurs. Elle est dans un wakine. Elle voit des milliers de machines qui se battent entre elles. L'Esprit-simple est surpris. Elle ignorait qu'il était possible de transmettre par la pensée autre chose que des concepts ou des sentiments. Vitzalak lui fait vivre toutes les sensations d'une congénère.

Sur une étendue désertique, dans un énorme nuage de poussière, plusieurs centaines broka-scarnis affrontent autant de brokas-humains. Des tirs lasers, des armes blanches qui s'entrechoquent, des membres coupés ou arrachés, du liquide corporel qui se déverse, des ersatz de corps à quatre ou six membres piétinés. Le tout dans un bruit assourdissant. Un déferlement de violence qui est désormais quotidien au sein des trois colonies militaires. Le bain de bienveillance n'y peut rien. Deskinhol est sous le choc. Une dèzba sans précédent se prépare. Une sorte de répétition à petite échelle se déroule là, sous ses yeux d'emprunt.

Vitzalak – Nous avons des millions de brokas-kahïns, de différentes tailles, de différentes formes. Nous faisons tout ce qui est possible pour les perfectionner et les aguerrir. Ce sont eux qui affronteront les humains à la place des laskinites.

Deskinhol se voit à nouveau dans la salle avec autour d'elle les cinq brokas armés et les trois personnes qui attendent têtes baissées.

Deskinhol – Au nom de la panlyokifi…

Vitzalak – Deskinhol, tu es l'un des rares Esprits-simples à qui on a révélé l'existence et le rôle des wishas. Si nous t'avons mise au courant de la situation, c'est pour une raison précise. Tu as habité un corps d'humain. Ton avis nous intéresse. Nous attaquerons la Terre dès que possible. Devons-nous exterminer tous les humains et coloniser la Terre ? Les humains doivent-elles être considérées comme des personnes ? L'humain est-elle dotée d'un Esprit ou seulement d'une naf de niveau supérieur ? Faut-il faire preuve d'empathie et limiter le nombre de morts ? Si nous décidons d'en épargner un certain nombre, devrions-nous éclairer leurs choix et les guider vers la panlyokifi ou juste les parquer sous des dômes comme les krogs ? Nous échangerons posément sur ces questions avec les wishas. Les controverses auront lieu une fois que tu seras sur Skiros.

Deskinhol – Puisque vous me révélez tout cela, il est logique de penser que la pièce dans laquelle je me trouve est une prison psychique. Je suis dans l'impossibilité de projeter mon Esprit ou des pensées à l'extérieur de ce vaisseau. En réalité… je suis votre prisonnière.

Vitzalak – Deskinhol, c'est une précaution nécessaire. Tout comme l'expérience que tu as vécue dans ce vaisseau étranger était nécessaire. Cette expérience est pour toi un tournant… peut-être le kairos le plus important de ta vie. Un tournant que nous, les whisas, nous t'avons imposé. Tu en est consciente. Nous,Vitzalak, j'en suis consciente. La paix dans ton Esprit. Sois sereine. Comme chaque laskinite, tu es dans la sphère panlyokifique.

La présence empathique de Vitzalak s'atténue progressivement. Elle finit par disparaître complètement. Deskinhol reste là, immobile sur son perchoir. Elle ressent dans tout son être un profond malaise.

Ces humains qui sont venues nous prévenir n'étaient pas des wohanzis. Elles sont venues nous prévenir… et elles sont mortes. Les humains ont un aspect monstrueux… mais ce ne sont pas toutes des wohanzis. L'avis d'un Esprit-simple n'a pas de poids. Tout cela me dépasse… Des controverses… Alors qu'elles peuvent influencer mon Esprit… Peut-être que l'une des wishas écoute mes pensées en ce moment… ou Vitzalak elle-même. C'est possible. De toute façon tout ceci n'est qu'une mascarade… Elles ont peut-être déjà pris leur décision… Non. Car si c'était le cas, à quoi bon me le cacher ? Quelle que soit leur décision, je ne pourrai rien y faire… La dèzba… Les brokas-kahïns iront probablement exterminer tous les humains, froidement. Les exterminer… pour préserver la paix et la tranquillité des laskinites… au nom de la panlyokifi.

Deskinhol s'apprête à envoyer une pensée aux trois personnes qui attendent. Elle se dit qu'elle a le temps…

Les humains sont mortes… dans la destruction de leur vaisseau…

Soudain, les idées se bousculent la tête de Deskinhol… Kordasline… le secret… la destruction du vaisseau… Une anxiété confuse gagne son Esprit. Une pensée émerge…

Kordasline… et si elle était…

Deskinhol sent que sa respiration s'accélère. Soudain, une alarme retentit dans tout le vaisseau. Une alarme qui ressemble étrangement… au bruit… au bruit d'un témidal qui sonne. Deskinhol se réveille…

Elle écholoque son environnement. Les murs, la porte haute, les meubles… l'espace rassurant de son djèz-dohim. L'Esprit de Deskinhol glisse de l'anxiété vers la sérénité. Maintenant elle respire plus calmement. Kordasline est vivante. Bien sûr qu'elle est vivante. Tout ça n'était qu'un rêve. En redressant la tête, elle inspire profondément. Le vaisseau, la controverse, les auxiliaires fédérales, la dèzba interplanétaire. Un rêve étrange, inhabituel… empreint de peur, de violence, de souffrance. Un cauchemar qu'il vaut mieux vite oublier. Elle dilate ses yeux.

Une des deux sphères bleues projette en noir sur fond rouge des idéogrammes. « La planète des humains ». Le déducteur est resté allumé toute la nuit. Le témidal indique 7 témis 79 sa. Les deux sykloras vont bientôt se lever. Il est grand temps pour Deskinhol de quitter son perchoir de nuit. Elle a faim. Deux gros miélhouvits et un béra de jus de fruits feront l'affaire.

Dans une quinzaine de sa-témis, elle sera prête pour son temps d'effort communautaire. Elle volera jusqu'à l'ascendant thermique artificiel du djèz-halad. Elle s'élèvera jusqu'à la station la plus proche. Elle prendra l'un des nombreux wakines qui voleront ce matin encore vers la province du Zyanouli. Les djèz-dohims détruits par le cyclone ne vont pas se rebâtir tout seuls.

Fin


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