Conversation onirique

sylvenn

Noires Heures - Essais

Cette nuit, j'ai pleuré dans mon sommeil. Les draps n'étaient qu'humide à mon réveil, alors que pendant ce temps de l'autre côté des portes coulissantes entre mon monde et le monde, les gens conversaient, mangeaient et riaient déjà sous les coups de 14h. Cette nuit, c'était le matin ; alors forcément mon ingénierie onirique a jugé bon de me faire atterrir dans un huis clos. Une salle grise avec quelques bureaux d'une basique simplicité, un mélange entre classe de lycée et open-space. Finalement, une représentation de ces prisons du devoir où la majorité du monde occidental gaspille inconsciemment ses jours jusqu'à la mort, comme des poulets attendant l'abattoir sans vraiment l'attendre. Sagement.
Pour moi qui avait fui cette condition d'esclave dès que l'occasion s'était présentée, le sentiment de me retrouver à nouveau coincé dans ce laboratoire des « relations humaines sous contrainte » me fit l'effet d'une carte « Retournez à Belleville. Ne passez pas par la case Départ, ne touchez pas 20 000€ ». Merde. Moi qui flânais tranquillement en Paix dans la rue…
***
Autour de mon insolente nonchalance, s'affairaient quelques individus animés par une inexplicable et inextricable panique. Je connaissais chacun d'eux : des connaissances récentes, des amis proches. Apparemment le temps leur manquait et ils se noyaient dans l'urgence de réserver un vol, une traversée vers la Sibérie, le Groenland… enfin une région glacée et reculée. Réchauffement climarctique, sans doute.
Dans mon dos, mais plus proche de moi, une jeune fille était assise et fulminait de rage face à son impuissance financière. Elle désirait ardemment faire de hautes études, elle en avait les capacités, mais l'argent manquait. Je la reconnus à sa voix d'où abondait sa spontanéité, son authenticité. Jessica. Une fille que j'avais à peine côtoyée plus de 10 ans auparavant, l'amie d'une amie. Elle avait décidé de surgir maintenant dans mon inconscient, sans que je sache qui l'avait invitée ici.
***
Malgré cela elle avait un problème à résoudre, et j'avais une main à tendre. Dans un élan naïf d'empathie, je tentai de lui apporter mon réconfort ; mais à peine esquissai-je un geste vers elle qu'elle me fixa dans un brusque mouvement de recul :
« Vas-y marre toi ! C'est facile pour toi avec tout l'argent que t'as ! Tu comprends rien à la galère des gens comme moi, ça ne t'atteint même pas ! T'es là avec ton sourire, avec ta fausse bienveillance, à me prendre de haut, mais t'as quoi comme mérite, toi ? T'as toujours eu tout ce que tu voulais sans rien foutre ! » - oui, mon esprit brillant parvient à rapporter les dialogues de mes rêves avec une totale fidélité. Ta gueule.
A ces mots, maître connard ne se sent pas de joie… mon cœur ne fait qu'un tour. Je sais qu'elle a raison, mais ses propos réveillent la blessure d'injustice qui est en moi. Elle ne connaît pas mon histoire. Elle ne sait pas la solitude qui vient vous empoigner quand votre argent vous emprisonne au sommet d'une tour d'ivoire et d'or. Soudain le bourreau devient victime, et la victime devient bourreau. Je fonds en larmes.
« Regarde-toi, tu crois que le pire c'est de lutter pour survivre ? Mais moi, je dois lutter pour quoi dans la vie ? J'ai quoi pour me lever chaque matin ? Après quoi je peux courir ? RIEN ! Pendant que tu tisses des liens solidaires, des amitiés avec tous ces semblables qui galèrent comme toi, moi je fais quoi ? Qui
partage ma vie ? Qui partage mes passions, mes combats, quand je n'en ai aucun ? Personne. Il n'y a personne d'autre que la solitude pour m'accompagner dans la facilité de ce confort que tu m'envies tellement ! Ni frère ni sœur, ni ami ni âme sœur, PERSONNE ! Alors dis-moi pourquoi je vis ? »
***
Le jour transperce les murs de la salle et vient me tirer du sommeil.
L'air de la chambre est frais et il ramène doucement mon esprit à la réalité.
La lumière filtre à travers les rideaux pour devenir de paisibles rais dorés.
Je tends le bras et lance ma dernière découverte musicale sur mon téléphone.
Je laisse une pluie chaude quitter la paume de douche pour venir masser ma peau.
Je prends place dans l'un des profonds poufs du restaurant boisé d'en-face, au cœur de Bali.
Je savoure un smoothie Tout Chocolat pour accompagner mon bol de fruits, céréales et yaourt.
Je prends le temps de plonger dans mon carnet comme j'ai plongé dans ce rêve dont l'âpreté est devenue douceur.
Je regarde un instant autour de moi. Il n'y a personne ici pour partager tout cela avec moi. Mais il y a la lumière qui traverse mes rétines. Il y a l'air qui embrase mes poumons. Il y a l'eau qui s'étale dans la moindre de mes cellules. Il y a la nourriture qui se noie en moi. C'est toute la vie qui m'emplit ainsi à chaque seconde. Elle est la cause de notre existence à tous. Elle est la raison de mon existence à moi. Voilà donc pourquoi je vis.

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