Corps ruine
My Martin
Edo m'aide pour me déshabiller. Il déplie le siège de la douche, teste la chaleur de l'eau sur l'intérieur de son poignet, me lave doucement avec une grosse éponge. Je cache mon sexe minable.
Shampooing à la mangue. Moite touffeur.
Peignoir, séchoir pour les cheveux. Il plaisante, me dit les blagues que Brent lui a racontées. Elles le font rire. Puis il me pousse contre le mur, sourit, s'agenouille, ouvre mon peignoir, prend ma bite dans sa bouche. Langue curieuse, elle éveille, chauffe excite. Commissure des lèvres d'Edo, foutre gris, fils de sang. Edo me méprise.
*
Bouche collante, pâteuse. Je déglutis, ma gorge sèche couine. Je descends au WC, crache dans le lave-mains. Salive épaisse, mousse de sang en dôme. J'ai une douleur diffuse dans la mâchoire inférieure à gauche. Dents cariées, dévitalisées dans l'enfance par un dentiste-boucher. Je mâche à droite. Mes gencives saignent. Goût de métal. Je bois une gorgée d'eau, me rince la bouche. Filaments sanguinolents.
Je me délite. An fond de mon caleçon, j'étale des mouchoirs en papier. Double épaisseur, pour éviter de tacher mes vêtements. Je perds du sang, jus brunâtre. Sur le mouchoir, des fleurs de nuit délicates s'épanouissent. Cul boursouflé, variqueux. Pneu crevé à rechaper.
Machinerie opaque. Molle, viande pensante. Palpitante, odorante, glougloutante. Mes semblables informes me consternent, me terrifient. Corail, boutures des membres depuis le tronc. Je me sens végétal, animal, insecte grouillant de pattes, fractale avortée. Ver de terre, tuyau : entrée d'un côté, sortie de l'autre. Inverser : bouche/langue par le cul, déféquer par la tête, le haut du crâne.
Rendez-vous est pris au Manoir de la Prairie.
*
Tunnel d'investigation, prélèvements, analyses. Attente des résultats. L'Aragne est contre le mur dans la pièce vide. Boîte oblongue, quatre pattes grêles.
Dans mon fauteuil, je somnole. Puis l'Aragne s'anime, vient au centre de la pièce. Mon avatar se matérialise et tourne dans l'espace, des zones de mon corps se colorent en noir -en voie de nécrose- dans la mâchoire, le ventre, le cerveau. Des indices, pour le coût de l'intervention et la durée. Les remplacements sont faisables, le devis est élevé. Voir les promotions. Payable d'avance. J'accepte.
Les options me sont présentées -origine, qualité des implants-, je valide, notamment pour les parties cervicales. Je me déshabille, plie mes vêtements sur une chaise. Edo sort. La table monte du sol, le scialytique descend du plafond. L'Aragne bondit sur la table, m'enjambe, m'injecte un produit dans l'épaule, d'une griffe de sa patte. Sur l'autre patte avant, se déploie un éventail de scalpels brillants.
Elle incise, inventorie mon corps, classe les organes. Un tuyau aspire les liquides, les matières. Bruits de succion. Puis le crâne. Ma vision se dissocie, je vois à plat comme une sole. Colle, cellules souches. L'activité de ma conscience se matérialise sur un écran, mes pensées, mes rêveries. Une musique se module en fonction de la pénétration du scalpel.
Par un objectif sur son dos, l'Aragne projette sur le plafond des images de mer,
vagues scélérates,
dauphins en escorte d'un voilier,
orques en chasse. Elles repoussent les phoques vers les rochers,
des raies mantas volent dans l'eau. Elles montent des abysses, décrivent des loopings dans la boule scintillante d'un banc de sardines. Fous, pétrels, torpilles fusantes
Fini. Un nuage dissout les traces, les matières, nettoie l'Aragne hérissée d'excroissances tranchantes. Les meubles ruissellent, s'escamotent dans le sol. « Au revoir, Monsieur. » L'Aragne se replie, se range contre le mur, s'immobilise.
Chimie dans le nez, dans la bouche. Je me rhabille. Mon corps colle. Les portes se déverrouillent. Je rejoins Edo dans la salle d'attente. Il se lève, sidéré. Je lui ressemble, en rajeuni, embelli. Corps en liane, cheveux courts -roux-, houppe. Edo ne tarit pas d'éloges. Je me redresse, incrédule, éprouve mon corps neuf, tâte les muscles de mes bras, de mes cuisses. Des haubans.
Le Jet nous ramène à la maison. Brent me félicite mais reste concentré sur le pilotage.
*
Edo me suit dans la chambre.
-"Tu me montres ?"
Je quitte mes vêtements. Il quitte ses vêtements. Il me serre contre lui, morsures dans le cou. Son corps, statue chaude. Je me plante en lui. Jouir à mourir. Source, fontaine, geyser. Recommencer. Hydre bicéphale. Sommeil tourbillon.
*
La maison, mon antre. Vaste parc face à la mer. Bosquets de mancenilliers toxiques -les arbres de la mort aux brûlantes caresses-, massifs d'oiseaux du Paradis. Falaise. Une villa restaurée, à laquelle j'ai adjoint des annexes au fil du temps. Terrain en pente, les constructions sont semi-enterrées, toits végétalisés. Façade intégralement vitrée, œil glauque de Cyclope. L'ensemble se fond dans la nature, les arbres, les plantes.
Les formes rondes apaisent, la blancheur immaculée, les banquettes maçonnées, les rangements invisibles, l'absence de meubles. Rien ne rompt la méditation. Un télescope pour suivre les passages à l'horizon. La piscine -sources chaudes- est souterraine, le tunnel de lave communique avec la mer. Voluptueuse dans la lumière bleue.
Lieu de rendez-vous pour les jeunes de la presqu'île. Ils accèdent librement à la piscine par les ascenseurs depuis le parc. Un buffet est à leur disposition -poissons, fruits.
Se baigner en mer est dangereux, en raison des courants et des rochers coupants.
La salle de contrôle, j'ai le seul accès.
Surveillance
du domaine, partout des micros, des caméras. Mes oreilles, mes yeux.
de la holding. Les logiciels analysent les comptes, corrélés avec la base des évènements. Elle formule des préconisations.
*
La nuit, Brent et la fille, sur l'écran de contrôle. Ils se retrouvent à la piscine. Ils mettent fort la musique et dansent nus, enlacés. Elle s'appelle Sea. Une sirène avec des jambes. Ils nagent côte à côte, avec les mêmes mouvements.
Il lui embrasse les seins, vite, le gauche, le droit, le gauche, le droit. Elle rit, frissonne. Puis elle lui tourne le dos, s'appuie contre le mur, tend son cul. Il écarte ses fesses, la prend à souples coups de reins. Elle ouvre la bouche. Leurs corps emperlés d'eau brillent dans la lumière des projecteurs.
Un saladier tombe de la table du buffet, se brise en éclats. Les oranges roulent sur le sol puis flottent dans la piscine. Un courant d'air les aligne.
*
Je mange trop, bois trop, baise trop, suis trop. Pensées incongrues, venues de nulle part. Une fissure s'ouvre dans mon visage. Les immondes suintements reviennent et souillent les draps. Traits hésitants, géographie du malaise.
*
Visite aléatoire du vérificateur. Il audite la maison. Conformité des installations, niveau des ondes. Il s'immobilise dans la chambre, son appareil bipe. Il se dirige vers le mur, face au lit, décolle une minuscule pastille. Micro-caméra espion.
Puis ma salle de contrôle. Micro-caméra espion. Parasite informatique, enregistrement des codes et mots de passe.
Je comprends.
-"Laissez-moi."
Je m'enferme dans la salle de contrôle.
Écrans, visualisation.
Tableau de bord de la holding. Les titres ont été vendus en Bourse. Les comptes sont débiteurs à bloc. Les lignes de crédit sont utilisées au maximum. Plusieurs virements importants ont été émis vers des comptes tiers sur des places offshore.
Montagne de dettes, rembourser sera impossible. Je n'ai pas peur. Seuls les pauvres remboursent leurs dettes. Ne jamais mettre tous ses œufs dans le même panier.
Le Jet est en vol, Brent aux commandes. Sea, sur le siège copilote. Edo en cabine, pieds sur la tablette devant lui. Le Jet est loin, dans l'espace aérien international, au-dessus de la mer.
Alcool, musique à fond. Edo se trémousse, affalé. Brent marque le rythme par des haussements d'épaules. Il se retourne, rayonnant, tend ses lèvres à Sea.
Ils boivent, rient, chantent.
Soupir. J'actionne le dispositif de dernier recours. Flash. Le Jet explose en vol. L'image disparaît.
Edo, je t'ai aimé. Si aimer a un sens.
Chapeau, lunettes de soleil, masque sanitaire. Faux papiers. Je quitte la villa par le souterrain.
*
Merci
· Il y a plus de 3 ans ·minuitxv