Côté Jardin

fairyclo

Défi Jetez l'Encre n°36 + thème : Le 334 de la rue Thomas Disch est un petit immeuble résidentiel dans lequel cohabitent plusieurs voisins. Racontez l'un de ces habitants de l'immeuble.

   Errol se tenait face à la fenêtre de sa chambre, les mains dans le dos. Malgré les fissures et la crasse qui recouvraient les carreaux, il distinguait sans mal le jardin en contre bas qu'il connaissait dans les moindres détails. Tous les jours depuis son arrivée au 334 Thomas Disch, Errol se tenait là, droit comme un « i », contemplant dans l'ombre la beauté parfaite de ce jardin à l'anglaise où les fleurs ne fanaient jamais. Pas question de chrysanthèmes de ce côté ci de l'immeuble. Au contraire, le pommier, la fontaine et même le petit chemin pavé respiraient la vie. Chemin qui menait jusqu'à une porte qui ne ressemblait en rien à celle qu'il avait empruntée en arrivant et que Matilda avait poussée à sa place. Elle était blanche, finement sculptée dans une matière qu'il n'avait jamais vu auparavant. De temps en temps elle se mettait à briller, pendant un court instant, au passage d'une âme vers l'éternel. Ce jardin était l'Espoir ; un espoir qu'on apprenait vite à oublier quand on vivait au 334 et qui faisait grassement rire cette satanée Janis dès qu'on lui posait une question sur le sujet.

« J'en voulais pas de c'te jardin moi ! C'est l'Autre qui a insisté. Si ça t'nait qu'à moi, vlà longtemps que j'aurais mis des planches sur vos fenêtres !» disait-elle.

Inutile de se demander vers qui son cœur balançait à celle-là. Il n'y avait qu'à regarder le décor et le soin apporté à l'entretien des lieux pour se faire une idée. Il faut dire, tout le monde ne passait pas par le 334 Thomas Disch. Seulement une petite catégorie de personnes dont Errol peinait encore à dresser le portrait exact. Après tout, il n'était pas psy, seulement un médecin de la campagne américaine qui s'intéressait d'avantage à la mécanique du corps qu'à celle du cœur. Et se voir côtoyer des fumeurs de crêpes bretonnes, des suicidaires au cœur brisé et des tueuses mélomanes, le tout arrosé au whisky, était passablement déroutant. Heureusement, il y avait Christie.

Errol en était encore à compter les poissons rouges dans la fontaine quand cette dernière fit irruption dans sa chambre. Il n'eut pas besoin de se retourner pour la reconnaître. Son parfum avait immédiatement chassé l'odeur constante de renfermé et un mince sourire étira ses lèvres. Pourtant son silence persistant l'inquiéta. Elle, qui bavassait toujours pour un oui ou pour un non, comblant habilement les longues journées monotones d'Errol, s'était brusquement trouvée muette.

Le médecin finit par se détourner de son précieux jardin pour faire face à la jeune femme. Le dos collé à la porte de la chambre, le souffle court, elle tenait serrée contre son cœur, une clé à l'ancienne dont l'anneau formait un trèfle tarabiscoté. Une clé blanche et lumineuse. La clé.

Les yeux d'Errol s'écarquillèrent et ses lèvres formèrent un O muet. Il eut un léger vertige et dut prendre appui sur le mur pour ne pas tomber.

« Dis-moi que tu l'as aussi ! » supplia Christie d'une petite voix craintive.

Errol se contenta de secouer la tête, incapable de cacher sa tristesse.

« Mais c'est pas possible ! Hurla-t-elle subitement. Il doit y avoir une erreur ! On est arrivé là ensemble, tu DOIS venir avec moi, c'est obligé ! »

Christie, flic de carrière, était de celles qui exécraient viscéralement l'injustice. Elle était cartésienne, tout comme lui et c'était ce qu'il appréciait chez elle. Mais elle avait aussi ce tempérament survolté qui lui avait déjà valu plusieurs blâmes. Errol fondit aussitôt sur elle, plaquant sa main sur ses lèvres, les oreilles aux aguets. Les guitares s'étaient tues, on entendait plus que le sifflement des courants d'air dans les couloirs. Quelques secondes plus tard, le parquet au dessus de leurs têtes se mit à grincer sous les pas du type au manteau de velours, faisant s'effriter le plâtre du plafond de la chambre du médecin. On n'aimait pas voir s'agiter le Passeur du Diable.

La peur se lisait dans les yeux des deux occupants et ils sursautèrent quand ils virent surgir Janis, qui plutôt que d'emprunter la porte – comme tout le monde, avait tout simplement traversé le mur de la chambre, les mains enfoncées dans la graisse de ses hanches. Son haleine fétide avait remplacé le parfum de Christie sans aucune subtilité, provocant un haut le cœur à Errol. Nullement contrariée par cet accueil, la logeuse afficha bien au contraire, un air véritablement blasé.

« Un problème ? » Demanda t-elle de sa voix traînante et nasillarde.

Errol s'apprêtait à étouffer le feu mais c'était sans compter sur l'impulsivité de Christie, qui portée par la force de la clé qu'elle serrait dans son poing, se posta devant Errol, le menton haut et l'air revêche.

« Pourquoi Errol n'a-t-il pas eu de clé ? Depuis tout ce temps, vous n'avez jamais eu de problème avec lui. C'est le locataire modèle, jamais de retard dans le loyer, il s'est saigné les doigts sur les cordes de sa guitare, il vous a offert ses plus belles bouteilles, il mérite cette putain de clé ! »

Janis renifla avec dédain et coinça un long fume-cigarette noir entre ses lèvres. Elle était la copie parfaite de Madame Médusa, en plus vieille.

« Qu'est-ce que j'en sais moi ! L'a déjà de la chance d'avoir la vue sur le jardin le doc, voudrait pas que j'lui brosse ses godasses en plus ! Z'aurez qu'à demander à l'Autre quand vous l'verrez. Moi, on m'demande de loger en attendant, alors je loge ! D'ailleurs que j'ai du monde en bas, et m'faut votre chambre alors Oust la justicière ! J'espère que vous avez laissé un peu d'gnaule pour ma vieille carcasse, faudrait pas que je rouille ! »

Sur ces mots, Janis disparut en empruntant une fois de plus la voie des airs, laissant une traînée de fumée dans son sillage qui s'écrasa mollement sur le mur.

Christie se tourna vers Errol, affichant un air triste et résigné.

« T'inquiète pas pour moi va. Après tout, c'est moi qui conduisais ce soir là, il y a une certaine logique.
- Mais tu as sauvé tellement de vies avant ça, ça ne vaut donc rien pour Lui ?
- Je t'ai tuée Christie. J'ai privé un fils de sa mère, un mari de sa femme. Mon égoïsme t'a tuée.
- Je ne regrette rien Errol. Tu le sais bien. Quand bien même j'aime mon fils plus que tout, je n'aurais jamais supporté te perdre.
- Il faut croire qu'Il pardonne d'avantage l'infidélité que l'envie. »

Des larmes silencieuses glissèrent sur les joues brunes de Christie. Elle enfouit son visage dans le creux de l'épaule de son amant pour étouffer un sanglot. Malgré ses paroles qu'il voulait rassurantes, il savait qu'il n'était pas logé à la même enseigne qu'elle. Déjà quand il l'avait vue ici, il n'avait pas compris. Sa Christie ne pouvait pas côtoyer des fumeurs de crêpes bretonnes, des suicidaires au cœur brisé, des tueuses mélomanes et des chauffards meurtriers.

Heureusement, elle avait gagné son passe-droit pour l'Eden et la grande porte blanche. Son âme lavée de ses péchés la fera briller une poignée de secondes et lui, il la regardera partir derrière sa fenêtre poussiéreuse en attendant son tour. Il lui offrit un sourire encourageant, lui promit de la rejoindre « croix de bois, croix de fer » et après une dernière étreinte, un dernier baiser, elle quitta définitivement le 334 Thomas Disch côté jardin.

Un éclair blanc plus tard, c'était le froissement du manteau de velours qui le détourna de sa fenêtre. Le plancher avait grincé pour une bonne raison finalement. Pour la première fois il voyait le visage du Passeur. Il était là pour lui. Pour l'Enfer.

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