Courir

sylvenn

Noires Heures - Essais

Raymond Devos avait déjà fait un sublime sketch sur ces gens qui courent on ne sait où, sur cette ville de fous. Et bien qu'il ait tout dit, je ne peux m'empêcher de reprendre ce thème lorsque je constate à quel point la société, partout dans le monde, est parvenue à faire de nous des sprinters invétérés. Le problème, c'est que contrairement à Usain Bolt, la distance que nous avons à parcourir reste indéterminée. On ne court pas le 200 mètres, ni le 400 mètres. Il semblerait plutôt que l'on court un marathon jusqu'à l'épuisement. Et parce que nombreux sont ceux qui ont trépassé dans leur course, quelques génies ont eu la brillante idée de ramener en occident toute la culture méditative et yogistique de l'Asie. Spoil : ça ne change rien. Simplement dans leur course à la mort, ces pauvres bougres ouvrent à présent une parenthèse de temps à autres où ils s'élancent dans la course au Bonheur.
***
La course au Bonheur. Les voilà avec leurs cours, leurs professeurs, leurs coaches, leurs applications smartphone, leur équipement du parfait petit yogi, convaincus qu'en tenant un discours prémâché sur le fait que « non, ce n'est pas une compétition » le Bonheur leur sera plus facilement accessible. Regardez-vous. Vous ne valez pas mieux que les autres. Vous courez après le Bonheur ? Mais regardez autour de vous !
Vous voyez cette homme qui se lève aux aurores chaque matin pour trimer toute la sainte journée ?
Vous voyez cette femme qui se fait vomir après chaque repas avec la ferme intention de passer en-dessous de la barre symbolique des 50 kilos ?
Vous voyez cet ado qui dilapide son argent de poche uniquement s'acheter des habits de marque ?
Vous voyez ces jeunes qui vomissent leurs tripes après une autre soirée trop arrosée ?
Après quoi courent tous ces aveugles à votre avis ? La richesse ? La gloire ? La reconnaissance ? L'amour ? L'amitié ? Bien sûr que non, ils ne font que poursuivre inconsciemment l'idée qu'ils se font du Bonheur. Comme vous. Et croyez-moi, je suis plus rapide et plus endurant que vous ; et cela ne m'a amené qu'à être encore plus perdu que vous ne l'êtes.
Parce que chacun de nous abrite en lui ce monstre silencieux qui agite devant nos yeux toute une flopée de pancartes après lesquelles il court. Ce monstre porte un nom : le Désir.
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Moi ? J'ai voulu changer le monde. J'ai voulu recréer un Univers. J'ai voulu être le plus grand pianiste de tous les temps. J'ai voulu devenir le plus grand compositeur que la Terre ait porté. J'ai voulu débusquer l'Amour le plus parfait. J'ai voulu être un sportif de niveau international. En constatant comme j'échouais à m'emparer de toutes ces pancartes, je me suis senti plus que nul. Alors, j'ai pris du même coup conscience du désert affectif qui m'entourait. Je m'y étais plongé tout seul, sans m'en rendre compte. Dès lors, il ne s'agissait plus de nullité dont
je m'accusais. Ma vie n'avait simplement plus de sens, c'était tout. Peut-être n‘en avait-elle jamais eu.
Parfois, j'ai réussi à resserrer mon étreinte sur certaines pancartes plus atteignables ; mais aussitôt que mes doigts se rétractaient, la pancarte éclatait en un nuage de fumée blanche.
Rien. Je n'ai rien. Pourtant je voulais tout. Mais je n'ai rien. Cette course est si vaine.
Oui, sans doute est-elle vaine, mais aujourd'hui que je suis exténué d'avoir trop couru, voilà que je regarde en moi. D'abord, j'y ai plongé mon regard pour tenter de comprendre pourquoi étais-je aussi faible, pourquoi je me sentais-je aussi vide. Soudain alors, je l'ai vu. Je l'avais tellement gavé durant toutes ces années que son corps boudiné et gras m'apparaissait enfin. Le Désir.
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Depuis que j'ai croisé le regard malveillant de ce monstre répugnant, mon quotidien n'est plus le même. Chaque jour je plonge ma lame au plus profond de moi, dans mes entrailles où mon bourreau a trouvé refuge. Alors je faiblis chaque jour un peu plus, mais lui chute avec moi. La seule question qui subsiste à présent que j'ai compris que le Bonheur avait toujours été en moi, pris en otage par ce monstre, c'est… lequel de nous deux s'effondrera en premier ?
J'avoue avoir bon espoir : certes ce démon est dodu, mais il a été contraint de me rendre plus endurant que quiconque pour se nourrir autant. Voyons maintenant si j'arrive à courir après autre chose que ses pancartes de poussière.

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