Cours-âge

evonlise

Alejandro entendit la porte s'ouvrir vigoureusement. Clara rentrait d'une journée commencée aux aurores ; lui, était étendu sur le canapé à regarder la TV.

Comme every fucking day.

 

Alejandro et Clara vivaient ensemble depuis maintenant quatre mois. Ils avaient partagé dans ce tout petit appartement un bout d'été et venaient d'entamer un bout d'automne, le ciel gris et le froid s'abattant sur la ville et sur leur relation.

Une relation entre les deux représentants de ces deux catégories de gens : les battants et les losers, les perdants et les vainqueurs.

 

Au début de l'été, Clara avait reçu la nouvelle comme un couperet : elle était licenciée.

Du haut de leurs quelques mois de relation, à peine plus que trois, il était tombé des nues quand elle avait suggéré d'emménager chez lui et de partager son quotidien.  

Pourquoi attendre ? On sera bien.

Alejandro avait les stigmates d'une relation passée qui avait échoué et l'avait laminé ; la perspective de voir Clara emménager le terrifiait. Mais il se trouvait qu'elle se trouvait dans une situation financière bancale et il surmonta sa crainte pour lui offrir toute la tranquillité de son gîte et celle, irréfutable, de son canapé. Clara, elle, avait toute l'illusion de celle qui n'a jamais vécu en couple ; elle y voyait là une perspective nouvelle qui la portait. Se réveiller au petit matin avec lui, cuisiner, faire les courses, ranger, sortir, se coucher...

 

Les semaines précédant sa venue avaient été pleines de fougue, et l'emménagement avait poussé son enthousiasme à son paroxysme.

Clara ouvrait les yeux tôt le matin et, pleine d'entrain, se levait d'un coup, d'un seul, et commençait par sourire, puis bavarder, énonçant foule de projets.

Alejandro essayait tant bien que mal de s'adapter. Il avait cette apathie montrée du doigt par la société, que l'on nomme communément paresse, mais qui était chez lui un acte de bravoure et un choix affirmé.

 

Le contraste avec Clara ne pouvait être qu'anxiogène : elle, si pétillante et vivante ; lui, mélancolique et résigné. Et tous de considérer que Clara était une chance d'être apparue dans sa vie à lui. Elle avait le courage de ceux qui se lèvent tôt, en abattent dans une journée, n'ont pas peur des prises de sang, ne se plaignent pas quand ils ont mal aux dents.

Le sexe faible incarnant la force. Alejandro avait peur d'elle. Et ce, depuis le début.

 

Ce soir là, il entendit donc la porte s'ouvrir. Clara avait retrouvé du travail dès la fin de l'été.

Fatiguée, elle jeta son sac sur la chaise, retira ses chaussures et ne put détendre son visage qui, à l'entrée dans l'appartement, s'était crispé.

Le trouver là, chaque soir, avachi, l'énervait.

 

Fils de diplomates, il avait baigné dans un milieu favorisé, grandissant tantôt en Russie, tantôt au Canada et passant en France tous ses étés.

A trente-trois ans, il n'avait jamais travaillé. Ni eu à travailler. Il ne s'en était jamais caché.

 

Elle, avait grandi dans une famille ordinaire dont les parents devaient se serrer la ceinture  pour lui offrir des vacances en classe de neige. Elle, avait enchaîné les petits métiers pour pouvoir financer ses études. Elle, avait bataillé à chaque moment de sa vie pour y arriver.

 

Elle, rayonnante et omnipotente :

 

-       Tu n'es pas sorti de la journée ?

-       Non, j'ai dormi

-   Tu n'aurais même pas la décence d'inventer un semblant d'activité ?

-       Je suis honnête

-       Tu es feignant !

-       Je suis cohérent

-       Cohérent avec quoi ?

-      Avec moi. Je n'ai pas envie de faire semblant de vivre alors que l'envie n'y est pas

-       Tu es désespérant

-       Tu es jolie

-       Tu ne fais rien de ta vie

-       Je lutte

-       Tu te fiches de moi !

 

Clara prit la décision qu'il fallait se séparer. Elle ne pouvait rester avec un mec pareil, incapable de se mettre en action. Les mecs, tous les mêmes : des gros cons.

Les mecs, tous les mêmes : les fils de...

 

La mère d'Alejandro était morte trois ans auparavant. Elle l'avait appelé ce soir de printemps en lui annonçant l'air de rien, l'air brave plutôt que grave, qu'on lui avait réservé la meilleure chambre, celle avec vue sur le parc, et qu'elle y resterait un temps, pour en profiter. Il savait qu'elle partait pour l'hôpital. Jamais elle n'en était revenue. L'opération avait mal tourné.

 

Depuis, il vivait avec la peur de la mort à ses trousses, et avait décidé de la laisser approcher. La mort et tout son lot d'anxiété.

Il dormait des heures et d'heures d'affilée, étouffant toute pulsion de vie, mettant en œuvre le dessein de reposer en un lieu unique et en paix : la tombe n'était pas une option, il s'agissait de frôler avec bravoure cet état de mort, depuis son canapé.

Canapé qu'il aurait préféré garder égoïstement pour lui plutôt que de le partager avec celle qui, à se montrer si forte et entreprenante, le paralysait. Il était prêt à sacrifier son bien-être pour celui de Clara, plein d'amour et de bonne volonté.

 

A eux deux, ils incarnaient le plein courage.

L'un, affrontant ses peurs ; l'autre, faisant face à l'adversité.

Clara ne vit pas en Alejandro la beauté de sa lucidité et le courage dont il faisait preuve en dépassant ces deux peurs immenses qui le terrassaient et dont elle n'avait absolument pas idée.

 

On ne connaît rien des peurs de l'autre ni de ses dépassements, on ne les considère jamais que par rapport à soi. Courageuse mais égoïste Clara.

Si le courage de Clara paraissait évident, parce que valorisé socialement, celui d'Alejandro se situait ailleurs, dans cet espace où peu de gens osent s'aventurer : le territoire où l'on connaît, reconnaît et affronte ses peurs. Alejandro : un courageux appelé loser.

 

 

« A Alejandro.

Qui a su mourir et aimer courageusement »

Juin 1980 – Septembre 2014

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