croquis et agaceries d'un gros bonhomme en bois

julien2lorme

croquis et agaceries comme son nom l'indique

 

 

Croquis et agaceries d'un gros bonhomme en bois

 

 

une fable en trois mouvements de julien delorme

(inspirée de l'œuvre d'Erik Satie)

 

 


Tyrolienne

Les draps sont froids. Les couvertures également. A bien y réfléchir, tout est froid, gelé même, les murs, les sols, les draps, les vêtements, les mains de Castor, tout. Le cul posé sur le bord du lit, il regardait le vide, il regardait le monde, qui, de l'autre côté de la fenêtre, se déroulait joyeusement. Castor sourit. Castor se lève. Il est l'heure. Dans la pièce tout entière résonne le smells like teen spirit de Nirvana, repris par Paul Anka. Castor tournait un peu en rond ce matin, refusait de se l'avouer, mais avait la tête dans le cul. Il mettait lundi avec mardi, changeait finalement de chemise, cirait la mauvaise paire de chaussures, se retrouvait en retard, prenait le temps de déguster son café noir, brûlant, tout en se disant qu'il n'avait vraiment pas ce temps-là. Une fine buée commençait à se former sur les carreaux, et Castor se dit que ce n'était vraiment pas bon signe. Mais il passa outre. C'était sa grande force, cette capacité à passer outre, même pour ce qui revêtait de l'importance. Castor avait développé une mémoire de l'instantané. Il détestait la chanson la mémoire et la mer, parce que ça ne lui correspondait pas. La mer n'était pas sa mémoire. Sa mémoire c'était une balle tirée à bout portant : un clicaboumbang, et point barre. Une balle sans conséquence. Finalement, Castor finit son café en s'asseyant de nouveau sur le bord du lit, et se dit qu'aujourd'hui il n'avait aucune envie d'aller travailler. Cela faisait quelques matins que cette idée le taraudait, mais ce matin-là, plus qu'aucun autre, il sentait quelque chose peser sur ses épaules, quelque chose d'autres que les mille cent pompes qu'il s'était enfilé depuis deux jours, pour épaissir ses épaules. Castor faisait des pompes tous les matins, mais avait des pics d'activité, de ces périodes, où il les avalait comme certains avalent des kilomètres, ou d'autres des éclairs au chocolat. C'était le cas de ces derniers jours. Il avait été pris d'une frénésie de pompes, utilisant ses périodes de repos à en admirer les effets devant une glace, en déroulant Nevermind en boucle. Nevermind lui correspondait parfaitement. C'était sa mémoire - coup de feu. Mais ce matin, il s'agissait d'autre chose. Il s'agissait de cette chose qui grandissait en lui, et sur lui, depuis quelques temps déjà donc, il s'agissait de lassitude. Castor, dans un mouvement cinématographique recherché, laissa échapper son mug de café (depuis qu'il regardait les séries télévisées américaines, il ne jurait plus que par ces mugs) qui, inévitablement, chut sur le parquet et se brisa en quelques morceaux. Castor fut pris d'une soudaine envie, compulsive, de compter les morceaux. Mais résista. Enfin, il se leva et continua à se déshabiller et se rhabiller, tout en laissant traîner négligemment ses yeux du côté de la fausse porcelaine brisée pour discrètement compter le nombre d'éclats. Arrivé à bon compte, il refusait de se dire le total, comme si celui-ci eut été la preuve de sa folie. Il préférait ruminer encore et encore ce sentiment de lassitude qui l'étreignait. Une lassitude vis-à-vis de son travail, évidemment, et de ce que ce dit travail accouchait : une vie. Car la vie de Castor était toute entière tournée autour de son travail. C'était une idée de son père. Des années durant, ce père n'avait eu de cesse de répéter à son fils à quel point le travail était important. Et Castor l'avait cru. Aujourd'hui son père était malade, hospitalisé, il perdait la mémoire. Putain de mémoire ! Cela amusait son fils, que, finalement, ils se retrouvent tous les deux, autour d'une mémoire – coup de feu. Non, en réalité, ça ne l'amusait pas du tout. Castor n'avait jamais connu sa mère, et son père l'avait oubliée depuis longtemps déjà. Ce qui avait ôté à Castor tout espoir de retrouver sa trace. Un jour ou l'autre. Et finalement, cela avait glissé, comme le reste.

— Peu importe (Nevermind comme disent les anglais).

Castor avait donc grandi avec son père, sous son aile. Les seuls souvenirs qu'il lui restait réellement de cette enfance, étaient ces moments où, tous les deux, ils marchaient dans les rues, le bras de son père passé autour de l'épaule du p'tit gars, le serrant contre lui à la moindre menace extérieure. Maintenant, c'était comme si Castor gardait continuellement ce bras-là autour de ses épaules. Il avait gardé ça de son père. Castor se dit qu'il irait voir son père aujourd'hui. Castor décida, sans trop savoir pourquoi, sans trop savoir quelles en seraient les conséquences, qu'il n'irait pas travailler aujourd'hui. C'était décidé. Castor était conducteur de trains. Il travaillait pour une grande compagnie nationale. Il était difficile d'y décrocher un boulot, mais Castor avait été pistonné par un oncle, qui occupait un poste important dans cette entreprise et qui l'avait parrainé. Il avait passé quelques entretiens, où on lui avait surtout demandé de ne pas faire d'écart. Ce qu'il avait fait. Son oncle était ravi. C'était bien le principal. Il s'était rué à l'hôpital pour faire part de la – bonne nouvelle – à son père, dont le regard était resté arrimé à l'horizon. Il s'était donc lancé dans cette aventure : conducteur de trains, il bossait indifféremment de nuit ou de jour, selon ce que l'on attendait de lui. Il suivait la règle à la lettre : pas d'écart. Castor se permettait une seule entorse au code de conduite : il était strictement interdit d'écouter, sous quelque forme que ce soit, de la musique. Après quelques jours passés à se tourner les pousses en attendant que la locomotive ne conduise tout son monde à bon port, il avait décidé d'enfreindre la dite loi. Il se parait donc, à chaque fois qu'il devait entrer dans le cockpit ferroviaire qui lui servait de bureau, de son baladeur cassettes, sur lequel il faisait tourner les classiques de son univers musical. Castor faisait confiance aux classiques, et s'il limitait ainsi son champ d'investigation et de découverte musicales, cela ne le chagrinait pas trop. Il leur faisait confiance et ne voyait pas trop pourquoi il irait voir ailleurs. Même un mauvais classique vaudrait toujours mieux qu'un bon disque qui n'est pas un classique. Evidemment cette théorie posait question : comment un disque devenait-il un classique ? Castor laissait cela à d'autres. Il avait bien son idée, mais la gardait pour lui. Donc, il écoutait de la musique, sa musique, rythmée par le roulis de la rame sur les rails, par les hurlements du vent qui s'engouffre dans les wagons, entre les wagons, sous les wagons. Et Castor se laissait aspirer par le paysage. Toujours le même. Les mêmes graffitis sur les mêmes murs, dans lesquels sont creusées les mêmes fenêtres, couvertes par les mêmes stores ou rideaux. Le train qui ralentit au même endroit, l'aiguillage réglé comme du papier à musique, une gare de départ, une gare d'arrivée, des gares étapes. Voilà ce qui, aujourd'hui, pesait de tout son poids sur les épaules de Castor. Ce que lui criait la petite voix qui depuis l'aube lui signifiait de faire le travail buissonnier. Aujourd'hui il ne serait pas conducteur de train. Aujourd'hui il serait Castor. Cela lui fit drôle de se dire qu'il serait Castor. Il réalisa que ce qui le surprenait était de s'appeler Castor. Evidemment il ne s'appelait pas vraiment Castor, enfin, il s'en était persuadé. Castor ne pouvait être son prénom. Mais aussi loin qu'il se souvenait, il s'était toujours appelé ainsi. Il avait essuyé les moqueries de ses camarades de classe, qui étaient devenus des copains de collège, des potes de lycée, des amis de la vie. Et puis il les avait tous perdus, finalement. Cela le surprenait que l'on change l'appellation de ces gens, à mesure que l'état de la relation évolue. D'abord un camarade, puis un copain, puis un pote, puis un ami, puis quoi ? Puis rien, puisque l'on crève seul. Castor en était convaincu. On change de statut social, on change de nom. Mais Castor était Castor. Il réalisait à présent qu'il n'avait jamais réellement Castor, avant aujourd'hui du moins. Aujourd'hui, il serait Castor. Il serait Castor tout seul. Il les avait donc perdus ces amis, il ne se rappelait pas les circonstances exactes, mais se souvenait malgré tout que cela avait plus ou moins coïncidé avec ses premiers jours de travail. Le boulot avait tué ses amis, ceux qui avaient été ses camarades de classe. Cela le torturait, mais pas très longtemps. Il s'était accommodé à cette vie solitaire, à cette vie tout seul. Cette vie, elle était bien réglée. Il se levait, se trompait de repas, se trompait de tenue, se trompait de clefs, de porte d'immeuble, se trompait de chemin, se trompait de gare, se trompait de train, et finalement tout rentrait dans l'ordre. Comment ? En oubliant : la mémoire – coup de feu. Finalement, le mauvais train, une fois la mémoire écrasée, devenait le bon train. Et les jours se faisaient suite les uns aux autres de la sorte, et personne ne se plaignait, personne n'était venu réprimander Castor. Et lui vivait aussi joyeusement qu'il lui était possible de vivre cette vie-là. Son métier lui laissait tout le loisir de se tromper, et de se livrer à ses deux occupations préférées : l'achat et l'écoute de classiques, et la promenade. Il passait donc un temps à acheter, puis à classer, à ranger, à déclasser, à écouter, à emporter dans ses trains. Le dernier en date à avoir trouvé grâce à ses yeux était une version vintage du Ziggy Stardust de Bowie. L'enregistrement n'était pas très bon, mais il y avait une douceur nouvelle et originale sur les cordes, et plus spécialement sur Moonage Daydream. Il connaissait cet opus par cœur, et pourtant, lorsqu'il était rentré cher lui, et qu'il s'était allongé sur son lit, il avait été dépucelé, transporté vers de l'inconnu et du nouveau. En revanche la partie vocale ne laissait place à aucun doute possible : du grand Bowie, égal à lui-même. La qualité de l'enregistrement n'altérait en rien le timbre. Devant la tasse brisée, à ses pieds, Castor méditait. Il se demandait de quelle manière il pourrait meubler sa journée. Il se dit qu'il pourrait l'occuper à acheter des meubles, cela le fit sourire, et finalement, il opta pour prendre quelques minutes de plus de réflexion. Nevermind touchait à sa fin, Castor concentra alors toute son attention sur le prochain disque à écouter. En réalité, il n'hésita pas longtemps. Car, sans prévenir, le souvenir de sa rencontre avec Kurt Cobain lui revint comme une flèche, une brûlure qui lui fit autant de mal que de bien, qui le soulagea, le vida de toute angoisse, et lui fit ressentir la pire des douleurs, un manque insupportable, il se tourna en position fœtale sur le lit, ses jambes repliées contre sa poitrine, ses bras enroulés sur ses genoux, il se serrait très fort, se tordant de douleur. Ces crises se produisaient régulièrement, lorsqu'il se trouvait chez lui, cela importait peu. Mais plusieurs fois, cela lui était arrivé alors qu'il menait un train sur les rails du monde, et plusieurs fois, il avait frôlé le drame. Il souffrait et commençait à gémir de douleur, lorsque la voix de Kurt Cobain, mêlée à sa propre voix, emplit son corps tout entier. Il avait rencontré le chanteur de Nirvana quelques années auparavant, quelques heures avant sa mort, au détour d'une rue, Castor l'avait aussitôt reconnu, et l'avait abordé. Kurt Cobain avait été très gentil, ils avaient parlé puis s'étaient posés dans un pub. Kurt Cobain avait pris un coca light et Castor une pinte de Triple Karmeliet. Castor avait eu de la chance de tomber dans un pub qui en serve, cette bière était une rareté, qui plus est à la pression. En réalité, Castor n'avait pas eu tant de chance que cela, il connaissait ce bar, savait qu'il servait de la Triple Karmeliet en pression, mais, et ne savait pas pourquoi, avait fait mine de ne pas le connaître, et d'y mettre le pied pour la première fois. A bien y réfléchir, il voulait sans doute préserver la magie de la rencontre, le côté mystique, et imprévisible. Aller dans un endroit balisé aurait gâché cela. Donc Castor n'avait rien dit. Cela le tarabustait quelques secondes (sa rencontre avec Kurt Cobain reposait d'ores et déjà sur un mensonge, qu'il qualifiait aussitôt de diplomatique), puis jetait tout cela aux oubliettes. Castor le regardait siroter son coca light, un sourire béa collé aux lèvres. Castor ne savait pas par où commencer, et finalement, Kurt Cobain lui-même lui ôta une épine du pied. Aussitôt il se représenta la scène : lui, pieds nus, et Kurt Cobain, à genoux devant lui, une pince à épiler à la main, tentant de lui ôter une épine du pied. Cela le fit sourire, Kurt Cobain le remarqua, et lança la conversation.

— C'est amusant, vous n'avez pas l'air intimidé.

— Non, je ne le suis pas. Je suis juste heureux.

Castor tremblait de tout son être. Something in the way résonnait en lui et l'emplissait totalement.

— La plupart des gens le sont lorsqu'ils rencontrent quelqu'un, disons, un personnage public.

— Je le suis. Terriblement. En fait.

— Vous aimez Nirvana.

— Oui.

— Qu'est-ce que vous faites dans la vie ?

— J'écoute de la musique.

— C'est votre métier ?

— Presque.

— Presque ?

— Je ne suis pas payé pour ça.

— C'est embêtant.

— Oui, ça l'est.

Comme dans toute situation impliquant un stress élevé, Castor sentait sa carcasse de bois le démanger. Et comme toujours dans ce cas-là, il avait l'impression que le bois craquait, qu'il le trahissait, qu'il hurlait son étouffement sous l'épiderme de camouflage. Ben évidemment, ce sentiment là ajoutait encore un peu plus de tension et de panique. Pourtant, le bois dormait depuis bien longtemps déjà. Et sans faire de bruit, s'éteignait petit à petit. Car Castor était fait de bois. Il ne savait pas trop à quoi cela était du, si d'autres étaient dans ce cas-là, il n'osait pas trop en parler. Très vite ses parents l'ont enduit d'une couche d'épiderme pour lui donner cette apparence humaine, qui trompait tout le monde. En un sens, ce n'était pas si étonnant que ça. Il était humain. Un humain de bois. Le plus difficile pour Castor aura finalement été de déterminer lorsqu'il bandait et lorsqu'il était au repos. En effet, il lui était difficile de faire la différence. Mais ce fut plus aisé que prévu. Il faisait face à Kurt Cobain, ne bandait pas, paniquait littéralement et officiellement à présent, avait vidé sa bière, et hésitait à se livrer, à parler de sa charpente à ce dieu vivant, assis devant lui, ses mèches décolorées et raidies par la souffrance, son regard perdu, égaré dans un monde comparable à celui dans lequel se perdait Castor, tous les matins, lorsqu'il s'asseyait sur le bord du lit, et qu'il écoutait un classique, avant de partir au turbin. Il le regardait à présent, sans gêne, sans retenue, et se voyait en lui, ils se ressemblaient, ce personnage de foire punk, et lui le gros bonhomme en bois devenu homme anonyme. Parce qu'évidemment, Castor avait été gros. Au prix d'un régime draconien, et long de plusieurs années, il avait fait fondre les couches supérieures de bois qui le constituaient. Et, en un éclair, aussi puissant qu'imprévisible, il comprit, il comprit pourquoi il s'appelait Castor. Il avait rongé le bois, il l'avait rongé de tout son être, pour pouvoir se dissimuler sous l'épiderme offert par ses parents, pour pouvoir échapper à son destin de bête de foire, de phénomène de cirque. Il était devenu Castor, sans le savoir. Et, face à Kurt Cobain, il le comprenait, et il savait dorénavant, que, quoiqu'il arrive, il lui dirait tout, il lui raconterait tout.

— Je suis un bonhomme de bois.

— Un bonhomme de bois ? Sous votre peau ?

— Oui, elle n'est là que pour cacher ma vraie nature.

— Mais, et vos parents ?

— Je ne sais pas. Je n'ai pas connu ma mère, et mon père ne se souvient de rien. Mais tutoyez moi je vous en prie.

— Et, tu es en bois, de naissance ?

— Oui. J'étais un bébé en bois.

— Et, pardon pour ma question, mais c'est du bois, je veux dire, de valeur ?

Il ne perdait pas le nord le Kurt Cobain. Si ça se trouvait, il voulait me découper et me revendre. Et puis tant pis. Quitte à mourir, si je dois être braconné par Kurt Cobain, ça me va.

— C'est de l'ébène.

— Eh ben!

— Oui.

— Ta peau est très bien faite. C'est une belle enveloppe.

— Merci.

— Et à l'intérieur, c'est comment ?

— Comme chez vous. Comme chez n'importe qui.

— Tu peux ressentir les choses, comme nous ?

— Oui.

— Et tu as froid ? Chaud ? Tu peux te brûler ?

— Oui. Ma peau est reliée à mon système nerveux, à travers le bois.

— C'est incroyable.

— C'est comme une boite.

— Comme une boite. Une boite qui aurait un cœur comme mécanisme.

Castor se sentait nu face à lui. Mais, tel Adam avant de croquer à ce foutu fruit offert par cette foutue Eve, il n'avait aucune gêne, réellement.

— Et tu écoutes de la musique.

— Les classiques, oui.

— Une boite à musique.

— A classiques.

— Tu ressens l'ivresse ?

— Oui. Hier par exemple, j'étais bourré. Je titubais en rentrant chez moi, je heurtais les lampadaires, les grosses bennes à ordure, les voitures.

— Ça doit être drôle.

— Non, pas tellement.

— Et tu te drogues ?

— Non.

— Les aiguilles ne se plantent pas ?

— Si, mais je n'en ai pas l'idée.

— Et personne ne remarque rien, je veux dire pour le bois?

— Non, personne.

— Tu es comme les autres.

— Comme les autres.

— Et vous aimez être comme les autres ?

Castor ne savait pas.

— Je ne sais pas. J'aime ne pas être différent, mais j'aimerais ne pas être comme les autres je crois.

— C'est difficile.

— Oui, ça l'est.

Cela lui faisait penser à la chanson de Led Zeppelin, what is and what should never be. Il était anonyme. Il n'aurait jamais du l'être. Il ne devrait jamais ne pas être anonyme. C'était ainsi. Kurt Cobain acquiesçait. Quelque chose chez lui dérangeait Castor. Ce dernier l'avait toujours imaginé plus agité, du moins intérieurement, plus révolté, plus contestataire. Une idée reçue bien sûr, mais ce sont souvent les meilleures.

— Et dis moi, quand tu dis que tu écoutes les classiques, nos albums en font partie ?

— Seul Nevermind en fait partie. Le reste n'est pas à la hauteur.

— Ah.

— Mais tu les as écoutés ? Je veux dire les autres albums ?

— Oui.

— Donc tu écoutes des albums qui ne sont pas des classiques.

— Non.

— Alors tous nos albums sont des classiques.

— Non.

— Mais alors ?

— Ahhhh, tu m'énerves. J'écoute les classiques. Je suis un bonhomme de bois qui écoute les classiques. Tu n'as rien d'autre à savoir.

— Rien d'autre ?

— Non. Enfin si, je suis déjà venu dans ce bar. Plusieurs fois, et je savais qu'ils servaient de la Triple Karmeliet, et je pensais que tu en prendrais une, et au lieu de ça tu as pris un coca light.

— Tu es fâché ?

Et là, alors que cela ne lui était plus arrivé depuis des lustres, Castor ressentit de nouveau l'étrange sensation, qui le dominait un peu plus chaque seconde que dieu faisait : l'envie de meurtre. Pulsionnelle. Irrémédiable. Que diable avait-il besoin de lui poser cette question : es-tu fâché ? Evidemment il l'était. Qui ne l'aurait pas été. Castor sentait tout cela bouillir en lui, la mayonnaise montait, montait encore et encore.

— Sortons.

— D'accord, comme tu veux.

Ils payèrent chacun leur consommation, la triple Karmeliet tournait montait elle aussi légèrement, à la tête de Castor. Lorsqu'il traversa le pub, il avait l'impression de marcher dans un ralenti de cinéma, le décor défilant de chaque côté, l'action se figeait, il se voyait sortir le pistolet qu'il gardait jusqu'alors tout le temps sur lui. Ce pistolet avait une histoire. Il était le seul souvenir identifié de son père, qui le lui avait donné quelques mois auparavant. L'arme avait appartenu à son père donc, mais avant cela, à un homme, un capitaine de la marine, que Castor avait identifié comme étant son aïeul. En effet, l'histoire disait que ce capitaine était en bois brut. Il n'en avait pas fallu plus à Castor. Il avait décidé de garder le revolver sur lui, tant en gage de sécurité, qu'en témoignage de respect envers son histoire, son patrimoine, son héritage. Car ce n'était ni plus ni moins que ça. Donc, Castor sortait du pub, sentait les regards des quelques clients se river sur lui, percer à jour le secret du gros bonhomme en bois, et le pousser vers la sortie. Kurt Cobain lui emboitait le pas. Ils se vautrèrent à l'air libre, dans la cacophonie urbaine. Castor ne se retournait pas. Il comptait les voitures, en espérant ne pas s'endormir. Arrivé à trente-trois, il le tuerait. Il souhaitait malgré tout, que la trente-troisième ne soit pas une poubelle. Kurt Cobain se tenait toujours légèrement en retrait de lui. Castor tournait à tous les carrefours, jusqu'à ce qu'il se retrouve dans une petite ruelle. Il levait la tête et ses yeux accrochés à la pancarte en indiquant le nom, il souriait : rue du Calvaire. On y était. Il avançait encore de quelques pas. Puis se retournait. Kurt Cobain lui faisait face à présent. Castor sortit l'arme et la pointa sur lui. Il tira une première fois et le corps blond vola en éclat, comme le mug, le matin même. Il s'approcha du corps étendu. Kurt Cobain ouvrit les yeux, et lui fit signe de s'approcher.

— Bonhomme en bois, hein ?

— Oui.

— Je vais t'écrire une chanson mec. Une belle chanson. Tu veux ?

— D'accord.

— Elle s'appellera heart shaped box, tu verras, ce sera une belle chanson.

Castor se releva, un peu étonné, le regarda s'éteindre et s'enfuit avant qu'il ne le fasse tout à fait. Le pistolet fumait encore lorsqu'il pénétra chez lui. Il s'assit sur le bord du lit, et s'enfouit la tête dans dazed and confused de Led Zeppelin version live. Et il hurla, encore et encore.

— Un classique, ducon, un putain de classique ! Tu comprends ?

Kurt Cobain ne comprendrait sans doute pas. Pas plus que l'officier chargé de son arrestation qui frappa à sa porte quelques heures plus tard.     


Danse maigre

Quelques heures ! En réalité quelques longues minutes, puisque dazed and confused tournait encore, et que Castor s'assura qu'il n'avait pas enclenché l'option repeat. Lorsqu'il entendit le « police » sortir d'une bouche qui crachait une voix rauque et puissante, il sut de suite quoi faire : fuir. Il ouvrit la fenêtre et enjamba le mur, se retrouva sur le petit balcon, il passa de l'autre côté de la balustrade et entreprit de se glisser jusqu'au balcon de l'étage inférieur. Il y parvint, et renouvela le geste jusqu'à se retrouver au balcon du premier duquel il sauta, pour se retrouver nez à nez avec cinq agents en uniforme.

— Je suis en bois.

— Et alors ? Vous êtes en état d'arrestation.

— Je vais jouer au bowling avec vous.

Il se rua sur eux, et ils le neutralisèrent sans peine. Ils l'attachèrent, lui lurent des droits auxquels il ne saisissait pas grand-chose, et le firent s'asseoir à l'arrière d'une voiture de fonction, menotté. La voiture démarra. Personne n'assista à la scène. Anonyme. What is and what should be. Un des agents mâchouillait du chewing gum, ça l'énervait au plus haut point, mais il ne pouvait trop rien dire. Arrivé dans un bâtiment d'Etat, on l'emmena dans une cellule, on lui fit porter une tunique toute blanche, qui lui allait comme un gant, il s'assit au bord de la banquette qui faisait office de lit, et il se joua le stairway to heaven dans sa tête. C'était bon, comme une drogue. Comme une douce substance qui se déverse tout en vous, qui vous fait flotter, qui vous unit à l'univers, à l'air, qui semble vous envelopper tout à coup, de sa brume nostalgique. Led Zep en intraveineuse. Ils pouvaient bien l'enfermer toute la vie, il ne demandait rien d'autre que ça. Il s'allongea et refit le monde dans sa petite tête dure, il sentit les larmes lui monter aux yeux, les refoula, et fixa son regard sur les fissures au plafond. Il s'endormit ainsi, plongé dans les bras d'un Morphée assassin, pâle copie d'un Caïn de pacotille. Il se réveilla, assis sur une chaise rembourrée, devant un majestueux bureau de bois, de l'autre côté duquel se trouvait un juge. Un juge en bois brut se dit Castor en pensant à Brassens. Le juge était enfoncé dans un large fauteuil d'imperator. Le reste du bureau était à son image, grand, fastueux, majestueux, orné de maquettes de bateaux anciens, de diplômes en tout genre, du portrait d'une femme très belle, d'un yuka qui semblait vouloir envahir l'espace tout entier. Le juge le regardait. Castor sortait de son coma. Et des questions en rafale lui tombèrent dessus, il avait l'impression d'être un poulet ou un cochon, bouche béante, que l'on mitraillait de grains de maïs, tombant directement dans le fond de son bide. Castor n'était pas bien. On le criblait de questions, de doutes, de mises en perspectives, de suppositions, d'hypothèses, et pire encore : d'accusations. Castor ne parvenait pas à justifier son geste, le juge apparemment abreuvé de clichés culturels le comparait à l'étranger de Camus, au Raskolnikov de Dostoïevski. Mais il n'était que ce bonhomme en bois, autrefois gros, à présent normal. Le juge finissait par l'insulter devant son mutisme et son incompréhension latente, et le virait de son bureau de juge. Castor se retrouvait dans sa cellule, entre trois murs blancs, bizarrerie d'une époque moderne, la pièce était édifiée en triangle. Castor imaginait le pire. Il se voyait déjà plonger au plus profond du dernier cercle de la caïnie. Il se voyait le bouc-émissaire de tout un monde, il se voyait de nouveau gros, de nouveau en bois, de nous incapable de rien ressentir. Castor pleurait. Il se foutait des larmes qui coulaient le long de ses joues postiches. Elles pouvaient bien couler, et se faire la malle aussi loin qu'elles le voulaient, elles resteraient à lui. Il les retiendrait en captivité. Le procès eut lieu rapidement, et alors que Castor s'était préparé à entendre résonner les mots peine capitale, ou prison à perpétuité, le juge le condamna à une peine saugrenue : conduire des trains. Castor restait bouche bée, un peu gauche, ne sachant trop ni que dire ni que faire, il sautillait d'un pied sur l'autre, le croque-mort qui lui servait d'avocat crut bon de l'étreindre fortement, Castor priant qu'une écharde se plante en lui et le transforme en arbre. Cela ne se produisit évidemment pas, l'avocat s'éloigna, fier de ce succès, laissa Castor au beau milieu du tribunal. Le juge s'approcha de lui, et posa une main paternelle sur l'épaule de Castor.

— Alors fils, content ?

— Oui.

— Je dois te mettre en garde cependant.

— A propos de quoi ?

— La peine que nous t'avons infligée est légère, mais conducteur de train n'est pas un métier de tout repos, et souvent, les conducteurs de train pètent les plombs. Or, aucun écart ne te sera autorisé. C'est compris ?

— Oui.

— Oui qui ?

— Oui, monsieur le juge.

Castor était rentré chez lui. Son oncle l'attendait. Dieu seul sait comment il avait appris la nouvelle, toujours est-il qu'il savait, et qu'il avait d'ores et déjà préparé un plan d'action. La peine de Castor le condamnait à conduire des trains de marchandises, son oncle était intervenu et avait intercédé en sa faveur : Castor conduirait des trains de voyageurs. Pour cela, il lui fallait passer par le processus de recrutement habituel. Mais son oncle se portait garant de lui, l'affaire était entendue. Castor se retrouvait donc à conduire des trains de voyageurs, responsable de la vie de centaines, de milliers de personnes, pour avoir tué l'une d'entre elles, et pas des moindres : Kurt Cobain. Kurt Cobain justement, Castor était tombé sur un article, quelques mois après leur rencontre, parlant d'une chanson, heart shaped box, inspiré, selon les propres mots de Kurt Cobain, d'un bonhomme en bois devenu homme. Castor ne comprenait pas, et à la lecture de l'article, fut pris de vertiges. Il s'effondra dans la locomotive, et laissa le train se porter lui-même vers l'horizon blafard du matin. Castor se demandait bien comment Kurt Cobain avait pu écrire cette chanson, alors même qu'il l'avait laissé à l'article de la mort. Et l'idée disparue, comme toutes les autres, dans les méandres de la mémoire coup de feu de Castor. Et, les jours se succédant les uns aux autres, la vie amena Castor à cette matinée où, gorgé de lassitude, il décida de faire le travail buissonnier. Il se retrouvait donc, le nez dehors, pris dans le froid intense de ce début d'hiver, sous un ciel dégagé et bleu, la porte de l'immeuble se refermant lourdement derrière lui, et la ville, devant lui, pâle et en ébullition, presque convulsive. Castor se dirigeait vers l'hôpital, en chemin, il pensait à Léa, l'aide soignante qui s'occupait le plus souvent de son père. Elle était belle et douce. Elle prenait le temps de parler à son père. Elle lui racontait ce qui se passait dans le monde, des histoires, ce qu'elle voyait, ce qu'elle ressentait. C'était à la fois étrange et apaisant de la regarder faire, de l'admirer dans son travail. Parfois, Castor lui trouvait un côté mystique. A chaque fois qu'il la voyait, peu de mots étaient échangés. Il la regardait, et c'était à peu près tout. Elle continuait à danser, au beau milieu de ce monde qui ne cessait de trembler, elle le faisait trembler bien plus encore. Un jour, alors que tout ce qu'elle pouvait dire au père de Castor glissait littéralement sur lui, sans ne jamais laisser aucune empreinte, elle lui murmura qu'elle avait un faible pour Castor. Et ces mots-là, son père les avait retenus. Il avait répété les paroles de Léa à son fils, qui avait aussitôt rougi, et s'était emmêlé les pinceaux, avant, finalement, que sa main, de son propre chef, ne prenne celle de Léa. Ils avaient alors marché des heures durant, leurs deux mains créant cette jolie histoire qui allait durer quelques mois. Et, comme elles s'étaient trouvées, elles se quittèrent un jour, sans que ni l'un ni l'autre ne sache trop pourquoi. Et Léa était redevenue cette douce et jolie fille qui prenait soin de son père, lui racontait tant et tant de choses, et que Castor admirait, encore et encore. Lorsqu'il arriva à l'hôpital, Castor trouva Léa, assise à côté de son père. Il regretta que Vermeer ne soit plus de ce monde. Cela aurait fait un joli tableau. Léa leva la tête et sembla heureuse de voir Castor. Ils se serrèrent l'un contre l'autre, leurs mains s'effleurèrent et Léa laissa Castor avec son père. Castor s'assit à sa place, tout contre son père, et regarda l'horizon avec lui. Castor avait apporté une petite flasque de Macallan. Evidemment, il était formellement interdit à son père de boire de l'alcool, mais Castor s'en foutait. Chaque fois qu'il venait le voir, ils partageaient une flasque. C'était comme ça. Il glissait dans la platine cd, un disque de Nina Simone, et tous les deux, ils partaient à la recherche d'on ne savait quoi, mais ils partaient, et c'était bien le principal. Jusqu'à ce que Léa ne revienne, baisse lentement le volume sonore, range la flasque dans la poche de Castor, et l'entraîne vers la sortie. Elle lui laissait le temps d'embrasser son père, qui avait déjà oublié que son fils était venu le voir. Mais Castor partait un peu plus heureux, ou un peu moins malheureux du moins. Léa et lui restaient quelques minutes devant l'hôpital, ils parlaient un peu, parfois pas du tout, leurs mains reprenaient un jeu devenu courant, et les laissaient finalement se quitter. Castor s'éloignait, et Léa le regardait partir, le regard plein de tendresse, d'amour peut-être, qui pourrait le dire ? Castor quittait l'hôpital et décidait de continuer à marcher, il ne savait vers où, sans doute vers nulle part, il ne savait combien de temps. Il passait devant de jolies façades, s'arrêtaient parfois, sortait la clef des postes qu'un ancien ami lui avait donné un jour, et entrait dans les cours intérieures, parfois pittoresques, le plus souvent simplement sans intérêt, mais d'autres fois, il tombait sur une cour différente, avec un certain charme, avec une identité propre, avec une atmosphère particulière qui lui donnait envie d'y rester quelques temps encore. Mais il oubliait ce sentiment d'aise, et repartait. La journée prit fin, Castor rentrait chez lui, et trouvait une convocation chez son supérieur pour le lendemain matin. Castor sentait le vent tourner. Il se retrouvait dans le bureau de son supérieur, le même en miniature que celui du juge. Son supérieur ne manqua pas de lui reprocher son attitude, lui passa même au téléphone le juge qui l'avait condamné, qui lui rappela la règle : au moindre écart, la peine serait alourdie. Il lui communiqua donc la nouvelle sentence, à l'autre bout du fil.

— Dorénavant, et la sentence prend effet immédiatement, vous serez pousseur de cochons sur les quais.

Castor avait entendu parler de ce métier, et en avait même vu à l'œuvre de ces pousseurs de cochons. En réalité, il y avait eu un très long débat né de l'expérience quotidienne d'un élu. Chaque matin, et chaque soir, celui-ci assistait apeuré au pathétique spectacle de femmes et d'hommes se livrant à une guerre de tranchées afin d'entrer dans les rames à quai. Chaque jour, des bousculades, des empoignades, des ruades, des engueulades, chaque jour des insultes volaient, parfois même des coups, chaque jour des milliers de cochons se fourvoyaient en oubliant simplement, qu'un autre train entrerait en gare, quelques minutes plus tard. L'élu, un jour, en eut assez, et décida, puisque ces hommes et ces femmes avaient décidé de se comporter comme des cochons, de soumettre un projet de loi, qui fit grand bruit : embauché des pousseurs de cochons, armés de pics ou de fourches et qui entasseraient les gens dans les rames à quai. Bien sûr, ce projet de loi ne fut pas voté sans débat, et empoignades verbales, certaines rappelant vaguement celles que la dite loi était supposée régler. Mais, finalement, l'élu eut gain de cause, et les pousseurs de cochons (c'était là leur titre officiel), apparurent sur les quais du pays. Et tout le monde s'en était accommodé. Et voilà que Castor allait se retrouver le matin même, lui aussi, pousseur de cochons. C'était évidemment une rétrogradation, un métier bien plus pénible que conducteur de trains, et la retraite y était plus tardive aussi. D'ailleurs, les pousseurs de cochons étaient pour la plupart d'entre eux des repris de justice, des marginaux, quelques déviants : des rebuts.

— Inutile de vous préciser qu'au moindre nouvel écart, la sanction sera pire encore, et ainsi de suite.

En sortant du bureau de son supérieur, Castor se vit remettre son équipement : une lampe torche, une fourche, une matraque, un sifflet, une petite radio avec écouteur, et une combinaison rembourrée de protection ainsi que des chaussures de chantier. Devant la glace, il se dit qu'il avait fière allure, mais aussitôt, son nouveau chef le rappela à l'ordre et l'invita à ne pas traîner. Au boulot. Castor errait sur le quai auquel on l'avait affecté, les voyageurs ne lui portant pas attention, il faisait partie du décor. Un train entrait en gare, Castor entendit la voix résonner dans son oreillette.

— N° 10315, il est pour vous.

Castor était le n° 10315. Cela voulait dire que le train entrait sur son quai, et qu'il allait entrer en action. Son rôle était de repérer les wagons où il y avait risque d'engorgement, et de faire le nécessaire pour que tout le monde rentre. Pour que les cochons soient correctement entassés. Quelques temps passèrent, et Castor n'y avait pas pris particulièrement goût. Les journées passaient relativement vite néanmoins, et il avait développé, non seulement un certain talent pour ce métier, qui lui valait d'ailleurs les félicitations et la sympathie de toute sa hiérarchie, mais aussi un certain sadisme accompagné d'une distance qui en faisait un redoutable pousseur de cochons. D'ailleurs, sans avoir de relations ne seraient-ce que verbales avec d'autres pousseurs de cochons, il pouvait néanmoins ressentir le respect grandissant qu'il leur inspirait. Donc la vie se déroulait paisiblement, entre deux coups de sifflet, deux coups de fourche, ou de matraque, l'autorité dont jouissait Castor n'était pas pour lui déplaire, même s'il se sentait morveux de devenir un petit chef. Et, un jour, un jour d'hiver où chacun crachait de jolis nuages de fumée à chaque expiration, et alors qu'il était affecté au quai n°1, preuve de sa valeur et de la confiance que la direction lui témoignait, il la vit descendre les escaliers menant au quai, à son quai. Une jolie fille, petite, fragile, emmitouflée dans un long manteau noir, le col relevé, les longues mèches brunes serrées contre sa nuque par une écharpe noire, le petit clac clac des talons de ses bottes sur les marches, l'écharpe qui dissimulait son cou et son menton, mais laissait apparaître sa fine bouche entrouverte, son petit nez retroussé, et ses yeux bleus, à peine ouverts, les joues rougies par le froid, Castor ne la quittait plus des yeux, il la kidnappait. Il fut pris d'un demi remord au souvenir de Léa, puis le remord s'échappa et tout rentra dans l'ordre. Elle arrivait sur le quai, elle allait y poser les pieds, marcher, l'arpenter de long en large. Castor sentait le bois craquer, geindre. Il se cramponnait à sa fourche, cherchant quelque part la contenance qui ferait qu'elle le remarquerait. Elle s'arrêta sur le quai, du bon côté (le quai n°1 comportait deux voies, A et B, et un autre pousseur de cochons, que Castor méprisait, s'occupait de la voie B). Mais la jolie fille attendait le train qui allait entrer voie A. Castor était prêt. Le train arrivait. Il se tenait à quelques pas de la jolie fille, qui venait de souffler dans ses petites mains. Elle avait les ongles un peu longs, ce que Castor trouva très joli. Le train s'arrêta et les portes des wagons s'ouvrirent, comme toujours les cochons se ruèrent dans l'arène, la jolie fille restant en retrait. Elle laissa filer le train, jetant quelques coups d'œil à Castor. Elle prendrait le suivant.

— Il y aura beaucoup plus de places dans le suivant, mademoiselle.

— Oui. Les gens sont fous de se bousculer comme ça. Enfin, pardon, je ne devrais pas vous dire ça.

Elle sourit timidement, comme pour s'excuser de ses propos, comme pour s'excuser au nom de ces gens aussi, comme pour s'excuser de tout. Castor imaginait qu'elle portait les péchés de tous. Elle était le purgatoire du monde. Elle devait être une sainte.

— Oh, ne vous en faites pas. Vous avez raison, ils sont fous.

— Votre métier vous plait ?

— Je ne sais pas. Il y a des avantages. Et c'est le métier que l'on m'a donné.

— Sinon, vous feriez quoi ?

— J'écouterais des classiques.

— Pourquoi vous a-t-on mis là ?

— Parce que j'ai tué un homme.

— Je comprends. Il l'avait mérité ?

— Non. En fait, je ne sais pas, je ne me suis jamais posé la question, mais je suppose que non.

— Vous le connaissiez ?

— C'était Kurt Cobain.

— Ah oui ?

— Oui.

Elle le regardait dans les yeux. Peu de gens savaient regarder dans les yeux. Castor appréciait cela, jusqu'au moment où il se dit qu'elle finirait par voir qu'il était en bois. Alors il se détourna. Il alla plus loin sur le quai. Le train suivant arrivait. Il bourra trois wagons avant que les portes ne se referment. La jolie fille le regardait à travers la vitre qui se couvrait peu à peu de buée. Il la regardait lui aussi, il la voyait s'éloigner, partir très loin. Il regrettait d'avoir tué Kurt Cobain. Sans cela, il aurait pu conduire ce train et l'emmener où il le désirait. Au lieu de cela, il demeurait sur le quai. Heureusement, Castor avait trouvé le moyen de remplacer les messages de la petite radio par de la musique. Aussi, la journée passa-t-elle au rythme de Never Mind the Bollocks des Sex Pistols. Il continua à entasser les cochons, se défoula sur deux types qui montraient les crocs un peu trop à son goût, rentra chez lui, alla au cinéma voir King Kong qui était diffusé au cours d'une séance spéciale au Studio Galande. Il se régala. Castor trouvait que le film n'avait pas vieilli pour un sous, que tout était vrai, que ce King Kong là – celui de 1933 – était une vision lucide et géniale de la société contemporaine. Alors il rentra, exténué et se coucha. Le lendemain matin, alors que JJ Cale jouait son Troubadour dans le casque, Castor priait pour que la jolie fille apparaisse de nouveau, qu'elle transforme le mirage d'hier en une habitude, en un doux quotidien. Il enfourchait un costard-cravate lorsqu'il la vit, du coin de l'œil, arriver en haut de l'escalier. Alors, il s'arrêta net, le costard-cravate entra dans la rame, les portes se fermèrent sur la fourche qui resta coincée, le train démarra et emporta la fourche, Castor s'envola et retomba lourdement, parvenant in extremis à retenir la fourche et à l'arracher du train fou. La jolie fille descendait les escaliers, pile à l'heure, et souriait de toutes ses dents en direction de Castor. Elle s'approchait de lui. Castor se relevait péniblement, le bois hurlant à la mort. Il lui sourit en retour, un sourire jaune.

— Vous ne vous êtes pas fait mal ?

— Euh, non, non, ça va, merci.

— C'était amusant.

— Oui ?

— Oui, enfin pardon. C'est toujours amusant quelqu'un qui tombe, non ?

Castor la regardait. Regardait sa bouche former les mots, ses cheveux s'emmêler dans l'écharpe, ses mains se serrer très fort pour lutter contre le froid et former ses petits poings fermés au fond des poches du manteau.

— Pourquoi êtes vous parti hier ?

— C'est vous qui êtes partie.

— Avant que le train n'arrive, je veux dire.

— Ah. Je ne sais pas.

Le train arrivait. Cette fois elle allait monter dedans et s'enfuir de nouveau. Castor entendit la voix digitale couvrir JJ Cale, mais le train était quasiment vide, et Castor n'eut rien à faire. Le train quitta le quai, et elle était toujours là, à danser d'un pied sur l'autre. Castor la regarda. Elle dû comprendre son étonnement.

— Je vais dans l'autre sens ce matin.

— Dans l'autre sens ?

Dans l'autre sens ! Déjà il voyait l'autre pousseur de cochons, un type de taille moyenne, au sourire colgate, à l'allure de jeune taureau ambitieux, s'approcher. Elle était restée sur le quai, et Castor la sentait pourtant s'éloigner. L'autre pousseur s'appelait Wotan. Et il était là, près d'elle. Il lui parlait. Castor sentait le bois craquer en lui.

— Le train sera bientôt là, mademoiselle.

— Oui, merci. Je sais.

— Je m'en occupe Wotan, t'inquiète pas.

— Je ne m'inquiète pas, mais c'est ma voie.

Le train arrivait, quasiment vide, les portes s'ouvrirent, la jolie fille monta dedans, adressa un petit salut de la main à Castor, qui le lui rendit. Le train partit, l'emmenant au loin. Il la vit tourner furtivement la tête et aperçut un éclair au coin de son œil. Castor pensa alors à Ferré chantant le poème de Verlaine, je vous vois encor, et les quelques vers qu'il se remémorait éclipsèrent les bougonnements insistants de Wotan.

Soyez pardonnée ! Et c'est pour cela

Que je garde, hélas ! Avec quelque

Orgueil,

En mon souvenir, qui vous cajola,

L'éclair de côté que coulait votre œil. 

— C'est ma voie Castor. Ma voie.

Castor s'éloigna à son tour, ruminant le quotidien en devenir, ces rencontres matinales, sa petite voix qui ne cesserait plus désormais de résonner en lui, de le bercer. Il se terra tout au bout du quai, et regarda au loin, toute la journée durant, comme s'il s'agissait là du bout du monde, comme s'il y avait quelque chose de rassurant à voir le bout de ce quai, le bout de ce monde. Et comme s'il y avait, inévitablement, au bout du monde, une jolie fille, qui elle aussi rirait en le voyant tomber, qui elle aussi lui sourirait lorsque les portes se refermeraient. Et Castor ne pensa plus qu'à elle. Toute la journée durant, et toutes les journées que dieu avaient bien voulu faire depuis. Jusqu'au jour où il entendit de nouveau ces mots sortir de la bouche de Wotan :

— C'est ma voie, bordel. Ma voie.                        

 

 


España

Castor avait vu que la voie B accueillait un train déjà bondé, et qu'il y avait encore beaucoup de gens sur le quai. Alors il avait pris sur lui de donner un coup de main à Wotan. Grand mal lui en avait pris. Wotan lui avait craché sa phrase préférée, et avait commencé à le défier de sa fourche. La jolie fille arrivait à ce moment là, et Castor ne savait plus quoi faire. Il se tourna vers la voie A et tenta d'oublier l'histoire qui disparut aussi vite de sa carte mémoire, et déjà il se réfugiait dans les cheveux doux de la jolie fille.

— Bonjour Castor.

— Bonjour.

— Ah oui, c'est vrai, je ne t'ai pas dit mon nom.

Elle rit.

— Je m'appelle Léa.

Castor ne réagit pas à l'évocation de ce prénom. Cela faisait bien longtemps qu'il avait écrasé le souvenir de la jeune aide soignante, qui lui tenait la main il y avait quelques mois à peine.

— Bonjour Léa. C'est un joli prénom.

— Tu aimes bien ?

— Oui.

— Vrai ?

— Vrai.

Le train arrivait.

— Tu vas dans ce sens-là aujourd'hui ?

— Oui.

Castor souriait. Il était heureux. Il avait même oublié d'écouter un classique aujourd'hui. Cela se produisait régulièrement depuis qu'il avait rencontré Léa. Cela l'avait inquiété au début, mais comme tout, l'inquiétude passait. Les portes s'ouvraient et Léa allait entrer sans problème dans le dernier wagon. Castor aperçut alors le bout de la fourche de Wotan se ruer vers elle, pour la pousser, tel le premier cochon venu. Castor réagit dans l'instant et abattit sa propre fourche sur le trident ennemi. Léa sursauta et laissa échapper un cri, Castor sentit le bois se fendre, et la colère monter, bien plus encore que contre Kurt Cobain, il sentait qu'il allait tuer Wotan. Alors que celui-ci, surpris par la réaction de Castor, reprenait lentement ses esprits, Castor lui porta un coup avec le manche de la fourche, qui atteignit la tempe de Wotan, qui s'écroula, et Castor le roua de coups, devant les yeux béats des voyageurs matinaux, et les yeux mouillés de Léa. Castor avait fait abstraction de tout ça, il percevait à peine la voix digitale lui hurler de cesser immédiatement, et le menacer de licenciement, Castor tuait Wotan. Il lâcha la fourche, Wotan ne bougeait plus, des filets de sang coulaient le long de ses yeux, de ses cheveux, de sa nuque, de son torse éventré, Castor se figea et tourna la tête vers Léa, dont les larmes coulaient au ralenti le long des joues rougies par le froid. Castor comprenait qu'il lui fallait fuir, et pour de bon cette fois. Il se revoyait, en bout de quai, en bout de monde, imaginer fuir tout seul, et cela n'avait rien de gai, rien de bon. Il empoigna le bras de Léa qui ne résista pas. Il se mit à courir, l'entrainant dans sa course folle. Après quelques mètres, il s'arrêta, la regarda dans les yeux.

— Je suis un bonhomme de bois Léa. Je dois fuir. Je n'ai plus d'autre choix. Je ne peux pas rester ici. Je veux que tu viennes avec moi. Veux-tu venir avec moi ?

Evidemment, elle ne répondait pas, elle restait là, à le regarder puis à regarder le vide, à ouvrir la bouche puis à la fermer, elle ne disait rien. Et Castor décidait de partir. Il n'avait pas le choix. Il se lançait au loin, et déjà il entendait le clac clac se faisant plus insistant, plus fort, plus pressant, le clac clac des talons de bottes de Léa sur le sol gelé. Sans se retourner, Castor sentait Léa courir tout près de lui. Et tandis qu'ils couraient, Castor se tournait vers elle.

— Où va-t-on ?

— Je ne sais pas. Tu n'as pas d'idée ?

— Non.

Le décor défilait en accéléré autour d'eux, Castor trouvait qu'on aurait dit un film de studio.

— Tu ne dois pas m'en vouloir Léa, je dois partir, c'est une re-récidive, ils ne me rateront pas cette fois-ci.

— Je comprends Castor. Je cours avec toi, je comprends.

— Tu peux rester toi, si tu le veux.

— Je n'aime pas ces quais-là de toute façon.

— Il faut que je dise au revoir à mon père.

Ils arrivaient à l'hôpital, et Castor, en entrant dans la chambre, vit son père allongé au lit, endormi, se laissant paisiblement éteindre à la voix de Nina Simone. Castor sortit la flasque de Macallan et la glissa dans la main de son père qu'il referma dessus.

— Je pars papa. Très loin. Et pour de bon tu sais. J'ai fait des conneries. Tu m'avais dit un jour que l'on payait tous le prix de ses conneries. Et bien voilà, je le paie aujourd'hui.

Castor souriait.

— Mais, figure toi que je suis payé en retour, et plutôt grassement, je te le dis.

Il fit signe à Léa de s'approcher, qui timidement avança. Il la prit par la main.

— Papa, je te présente Léa. Le prix de mes péchés. Mon purgatoire. Nous partons.

— On ne sait pas encore où, mais je pars avec Castor, monsieur.

— On ne sait pas où.

— On m'a parlé de L'Espagne.

— L'Espagne ?

— Oui, l'Espagne. Il y a des classiques en Espagne, ne t'inquiète pas.

Castor rit. Il serra fort son père dans ses bras. Puis le laissa entre les volutes de Strange Fruit. Il le regarda une dernière fois, et emporta Léa. De l'autre côté du monde. Du côté du monde où les pousseurs de cochons se contentent de pousser les cochons, du côté du monde où un bonhomme en bois n'est pas un meurtrier.

— Je suis un meurtrier Léa.

Castor s'était arrêté à quelques mètres de l'hôpital.

— Il faut partir Castor.

— Il faut que je te montre quelque chose d'abord.

Castor ouvrit sa chemise, à l'endroit où les cœurs battent, il arracha un lambeau de peau artificielle. Léa porta ses mains à la bouche, et étouffa un léger cri. Castor prit sa main et la posa sur le bois. Elle frémit.

— Je suis en bois Léa. Je suis du bois. Je suis comme un arbre.

— Il faut partir.

Léa prit sa main et l'emporta à son tour. Le décor se déroulait très vite encore, et ils arrivèrent au bout du quai, un peu plus loin, il y avait l'Espagne.

— Alors, l'Espagne ?

— L'Espagne, oui.

Castor regardait Léa, ses petits yeux mutins, et serra sa main très fort dans la sienne. Et lorsqu'ils se jetèrent dans le vide, Castor avait oublié qu'il était en bois, avait oublié qu'il était meurtrier. Ils étaient arrivés en Espagne, s'étaient installés dans un village, Estella, de l'autre côté du monde. Castor écoutait des classiques, et Léa s'occupait d'une vieille dame qui ne se souvenait pas de sa vie. Parfois Castor allait la voir travailler, s'asseyait et l'admirait, des heures durant. D'autre fois, Castor demeurait éveillé tard, regardant le soleil se coucher, et se lever, voir la lune se prélasser au soleil. Puis parfois, il se laissait ronger par le soleil, puis se changeait en oiseau de nuit, et parfois, alors qu'avec Léa, ils se regardaient et qu'ils chantaient tous les deux à tue-tête, the water is wide, il se disait qu'il aimerait se rouler dans la nuit avec elle, s'emmitoufler en elle avec Léa, et lui faire l'amour, faire l'amour à la nuit, et mettre au monde avec elle, le jour. Mais l'idée glissait le long de son corps ciré. Et parfois même il racontait l'histoire de la chanson de Kurt Cobain à Léa.

— Il l'a appelée Heart shaped box pour moi. Il s'est inspiré de mon histoire. Bon, ce n'est pas encore un classique, mais quand même.

Alors Léa le regardait pleine de compassion, pleine d'amour aussi peut-être. Et Castor se disait que pour un gros bonhomme en bois, il ne s'en était pas trop mal sorti. Et Castor s'endormait en serrant très fort Léa. Et la nuit s'endormait avec eux.  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

©julien delorme – décembre 2005

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