Cycles
Sylvain Prévost
“Chaque voyage est le rêve d'une nouvelle naissance” Jean Royer
Un homme
Paris, un soir d’hiver 2012
Un homme sort de son lieu de travail. Lentement, il remonte la rue de la Chaussée d’Antun en évitant le flot des passants éternellement pressés. Il est 19H00. La nuit est tombée depuis longtemps et une pluie glaciale s’abat sur les façades majestueuses des immeubles haussmanniens. L’homme a l’impression qu’il pleut sans discontinuer depuis des mois. Dans les grands magasins, les touristes émerveillés s’agglutinent. Nous sommes en période de soldes mais quelle différence puisque Paris est une fourmilière géante toute l’année. Sur son petit bout de trottoir, gêné par les gens et la pluie, l’homme fait attention à ne pas se faire happer par les voitures. Il sait que du point de vue de l’automobiliste parisien, il est indésirable. De toute façon, il se sent lui-même indésirable. Sa journée de travail a été pénible : levé 7H direction Rungis pour faire le tour des invendus de la veille puis installation de son petit stand de fruits et légumes, comme chaque jour de la semaine. S’écoulent 9 heures au cours desquelles l’homme reste debout à sourire aux inconnus qui passent sans le voir avant de s'évanouir dans la station de métro Opéra. Épuisé, il s’estime pourtant heureux de travailler puisque tout le monde s’accorde à le dire : c’est la crise.
Dans le métro, des visages fermés. Les gens se précipitent vers les portiques, se bousculent sans se regarder. Les murs suintent, les poubelles dégueulent de journaux que l’homme est incapable de lire. Des sourires photoshopés s’affichent en grand format dans les panneaux publicitaires. La rame approche, réveillant une odeur de crasse et de savon. Comme à son habitude, l’homme s’est mis sur le côté pour laisser descendre les voyageurs. Les gens le regardent d’un air suspicieux. Comme personne ne suit son exemple, il est le dernier à monter dans la rame et se retrouve sans place assise. Le métro s’engouffre dans le tunnel de la ligne 12 en laissant s’échapper une interminable plainte métallique. Face à l’homme, une multitude de manteaux noirs et d’écharpes grises s’entremêlent. Des mains appuient frénétiquement sur des téléphones portables. Un SDF vomit pour la centième fois de la journée son discours en face d’une sexagénaire péroxydée qui se cramponne à son sac Louis Vuitton. Lui se cramponne à la maigre recette du jour qu’il doit impérativement remettre à l’inconnu à la mine patibulaire. Devant lui, des touristes canadiens étudient le plan de la capitale en arborant un franc sourire. Lui aussi souriait lorsqu’il est arrivé en France. Plongé dans ses pensées, l’homme n’a pas vu les contrôleurs de la RATP monter dans la rame.
20H, l’homme sort de la station Cour Saint Émilion. Dehors, la température est négative. Un mélange de pluie et de neige a rendu le sol boueux. Une femme élégante s’arrête à un kiosque à journaux. La femme se retourne vers l’homme et timidement lui sourit mais il ne la remarque pas. Ce soir, il a envie de voir la nature, c’est la raison pour laquelle il se dirige vers le Jardin de Bercy. C’est un lieu qu’il affectionne depuis qu’il est à Paris car on y trouve des bassins avec des roseaux et des poissons. Il y a même des vignes. En arrivant devant la grille, l’homme réalise que le parc est fermé depuis 17H45. Las, il s'assied sur un banc détrempé par la neige et ôte son pendentif fait de cordes tressées et d’écailles de tortue. Émerveillé, il constate que les écailles scintillent de mille couleurs à la lueur du réverbère. Fermant les yeux, il sert très fort son pendentif et se remémore le visage d’ébène de sa mère.
Soli
Éthiopie - Vallée de l’Omo, un soir d’automne 1982
Comme souvent depuis quelques mois, c’est soir de fête au sein de la tribu Nyangatom. Les femmes donnent le tempo en tapant des mains et les hommes dansent sous les étoiles. Tous prient pour la survie du bétail, au son des poèmes ancestraux qui s’envolent dans la vallée de l’Omo. Soli danse aussi. Ses seins nus se balancent au rythme du djembé. Avec sa coiffure d’argile, son visage est noir comme l’ébène. Dans ses yeux s’écoule la rivière Omo avec ses reflets acajous. Biniam, son mari, contemple l’immensité du ciel étoilé. Il n’y a aucun nuage à l’horizon dans cette région de la Corne de l’Afrique où il ne pleut jamais. Les Nyangatom croient en l’avenir : depuis que les guerriers ont volé les fusils des soldats décimés par la guerre civile au Soudan, le bétail est protégé des tribus ennemies. Biniam montre aux enfants les scarifications qui zèbrent son torse. Elles sont la preuve qu’il a tué de nombreux guerriers. Soli est fière de son mari. Elle sait que la survie de son peuple est précaire car à tout instant les Dassanech peuvent attaquer et piller son village. Demain, elle partira en quête d’une seconde épouse pour Biniam car le travail des femmes est très pénible et l’aide de cette autre femme sera précieuse pour les tâches quotidiennes du foyer. Remplie d’espoir, Soli arbore son plus beau sourire et danse de plus belle au rythme des chants mélodieux. Autour d’elle s’entremêlent, offrandes, plumes d’autruche, bracelets en queue de vaches, longs colliers colorés et calebasses remplies de graines de sorgho.
10 heures. Soli confectionne un pendentif avec des cordes tressées et des écailles de tortue. C’est une matière très rare. Elle l’offrira à Abdu, son fils aîné. Maintenant, elle doit partir chercher de l’eau pendant que son mari protège le cheptel, composé essentiellement de zébus. Elle doit chaque jour parcourir 3 kilomètres dans la savane pour gagner les rives du fleuve en portant sa précieuse jarre. Sur le chemin, elle discute avec ses amies Selam et Betty. Elle leur parle de l’enfant qu’elle porte, son troisième, et de la nécessité de trouver une autre épouse pour son mari. Comme chaque lundi, Soli s’arrêtera au village de Dooze où vivent les Karas, une tribu alliée. C’est là-bas qu’elle espère trouver une autre épouse pour Biniam, peut être une potière ou une tisserande. Dans la vallée de l’Omo, la chaleur est implacable et les quelques arbres qui osent s’aventurer dans la savane semblent ployer sous le soleil en fusion. Alors que point le village de Dooze à l’horizon, l’écho déchirant d’un coup de fusil retentit soudain dans la vallée, suivi par le fracas des jarres qui se brisent sur le sol. Affolées, les trois silhouettes d’ébène s’élancent alors dans l’immensité des herbes jaunies de la savane. Les dents serrées et la rage au ventre, Soli sait qu’elle rentrera sans eau.
17 heures. Sous les doigts agiles de Soli, le lait gicle dans le tchotcho, ce petit récipient fait d’osier tressé et imprégné de cire d’abeille. Biniam entaille profondément le cou du zébu avec la pointe d’une flèche pour en récolter le sang. Le lait et le sang remplaceront l’eau perdue dans la savane. Malgré la punition que lui a infligé son mari, Soli est rassurée car sa tribu peut compter sur le bétail pour se nourrir. Maintenant, elle doit accompagner Abdu à l’école du dispensaire mis en place par des médecins français depuis la guerre du Soudan. Soli ne voit pas l’intérêt pour son fils d’apprendre le français et les mathématiques. Elle préfère lui apprendre les techniques agricoles qui se transmettent depuis plusieurs générations et qui sont plus utiles pour la vie de la tribu. Au dispensaire, le professeur bénévole s’adresse en français au jeune Abdu et lui demande : “Abdu, où voudrais-tu être plus tard ?”. Les yeux pétillants, le jeune Nyangatom lui répond : “A Paris”.
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Tous droits réservés Sylvain Prévost mars 2013