Dague

My Martin

Les Seigneurs de la Nuit

Laure prend soin de remonter son masque, fait des achats rapides près du vieux pont, -des légumes, des fruits. Ni poisson, ni viande, rien de ce qui provient de l'exploitation animale, car Laure est instantanément connectée à tous les êtres souffrants- puis elle rentre chez elle. Elle suit les calli silencieuses dont les murs renvoient les paroles comme s'ils voulaient révéler les secrets, franchit les ponts bossus qui enjambent les canaux aux eaux sombres.

Les passants se hâtent, midi approche.

Vieil hôtel particulier. Elle monte le large escalier aux rampes chantournées sans faire de bruit, sur la pointe des pieds. Surtout sur le palier du premier étage, celui de la vieille femme avec la taie sur l'œil. D'ailleurs, il lui semble bien que la porte de son appartement se soit entrebâillée imperceptiblement, lorsqu'elle montait les marches. Un espion par bâtiment.

Laure a toujours cette sensation déplaisante, être épié. Elle referme la porte de son appartement, avec un soupir de soulagement et tourne le verrou. Elle dépose les courses dans la cuisine, vide son cabas, range les aliments, puis s'installe au salon.

Au mur, un dessin représente L'Ascension des Bienheureux : les anges portent les justes vers le Royaume ; un tunnel cylindrique, foré dans le ciel de la nuit. Un ange accueille les élus à l'autre extrémité, vers le bonheur, lumière éblouissante.

Laure étudie son emploi du temps. Des habitués. Elle a refusé plusieurs inconnus. Elle reçoit des menaces de mort, la ville bruit de malveillance, de dénonciation, elle n'y attache pas d'importance.

Elle se déplace, personne ne sait où elle loge, personne ne vient chez elle, son antre, son refuge.

Elle brûle son emploi du temps et disperse les cendres.




Minuit, son cœur bat. Elle prend un bain, se lave avec soin, sourit, se détend sous la caresse de l'eau chaude. Avant un rendez-vous, l'attente, le meilleur moment.

Laure passe la main sur son corps rasé, éprouve la douceur de sa peau, se rase de nouveau jusqu'au sang. Le hâle est parfait, fruit de longues heures, nue allongée sur l'altane.

Difficile choix du parfum -cette nuit, bergamote, rose et musc. Laure rince plusieurs fois sa chevelure blond-roux avec une décoction pour en accentuer la blondeur, se peigne, enserre son chignon dans un filet emperlé.

Armoire. Elle hésite, choisit sa tenue : nudité sous tunique de soie, gants, masque avec bec, tricorne liseré blanc, piqué d'une plume d'aigrette.

Dague retenue sur la cuisse par une bande de cuir. La poche de sa tunique n'a pas de fond, laure fait plusieurs tests de rapidité, plonger la main dans la poche, avoir la dague en main. Encore, plus vite. Dague traîtresse pour la main gauche, la main faible.

Il est temps, Laure tapote les fesses -patinées, à force de porter bonheur- du bronze qui représente David. Nu, botté, coiffé d'un chapeau orné de laurier. 

David a tué le géant Goliath d'une pierre de sa fronde. Il l'a décapité. Énorme tête sanglante. Les plumes du casque de Goliath s'appuient contre la jambière de David.


Laure se met en chemin.




Des groupes se croisent, s'évitent, se cherchent. Des cris, des rires, des appels. Odeurs équivoques, parfums lourds. Eau fétide, déchets, urine. Des nappes d'obscurité, des lueurs fugitives jouent sur les murs, en provenance des canots aux rideaux tirés.

Les sens de Laure sont exacerbés, elle aime cette ambiance glauque, qui tout à la fois l'excite et la révulse. Sexe et crainte. Elle est chasseresse et proie. Qui chasse ? Tous masqués, qui est qui ?

Une ombre aux larges épaules saisit Laure par le bras, la pousse contre le mur, chuchote des mots interrogatifs, un prix. Laure serre sa dague, se dégage et s'éloigne.

Le palais est proche, il n'est pas minuit. Laure s'appuie dans une encoignure de porte. Obscurité. Le palais est dans son champ de vision. La lumière ne filtre pas aux fenêtres.

Le palais porterait malheur à ses occupants (faillites, suicides, meurtres).

La calle est moins fréquentée. Un rat court le long d'un mur.

Tout près, deux silhouettes sont mêlées. Laure voit les jambes blanches écartées de la fille, soulevée par l'homme, dont les chausses tombent en plis sur les chaussures. Elle a retroussé sa robe sous les épaules. Les jambes de l'homme, courtes et velues, comme des piliers. Ahanements. La fille encourage l'homme qui donne des coups de reins puis libéré, vidé, pousse un soupir.

Un moment planté, il ne bouge pas. Puis il s'arrache, se réajuste. La fille tend la main. Il l'abat d'un uppercut au menton, elle s'affale à ses pieds. Il fouille ses poches, prend l'argent et s'en va.

Longtemps après, la fille revient à elle, s'assied, se courbe, s'essuie avec un chiffon sale. Elle part dans la nuit. Sa bouche saigne.




Les douze coups de minuit au clocher de l'église. Laure se hâte, contourne le palais, porte de service. Sacha, l'impassible eunuque de Julien, l'attend. Escalier étroit, elle frappe trois coups espacés à la porte.

Julien est là. Il la couvre de baisers, la porte en riant sur le lit à baldaquin, Sacha ferme les rideaux. Julien disparaît sous la tunique dont les plis s'écartent en éventail.

Laure se laisse aller, emportée par le plaisir qui l'inonde, diffuse sa chaleur, ses images. Julien est jeune -délié, épaules larges, hanches étroites-, sa fougue, son inventivité, se déploient en nuances infinies. Puis il s'apaise, s'allonge sur le dos. Laure prend l'initiative, son corps se cambre, le sexe, corne de chair dans son ventre.

Les heures s'écoulent comme des secondes.




Julien dort près d'elle. Laure caresse légèrement son dos, ses cuisses, de la nuque au creux des genoux. Les fesses fermes, le duvet blond, le grain de beauté en haut de la cuisse, dans le pli. Laure sent la sueur sur son index, la goûte.

Julien se réveille, lui sourit. Il se lève. Une distance insensible s'est installée entre eux.

Il va avec Sacha dans la pénombre, à l'extrémité de la chambre, devant le miroir. L'eunuque le lave et l'aide à s'habiller.

Soucieux, il explique que les rivalités sont exacerbées entre les riches familles de l'oligarchie. Pour le contrôle de la traite des esclaves des Balkans, entre l'Orient et l'Afrique.

Il enlève la chevalière à son doigt, qui porte le blason de la famille et la tend à Laure. Si elle est menacée, la bague la protégera.

Laure embrasse sa main. Julien lui dit au revoir sans se retourner. Elle ne voit pas son visage.

Sacha la raccompagne et verrouille la porte derrière elle.

Laure jette la bague dans le canal.




Dimanche matin comme d'habitude, Laure se rend de bonne heure à la cathédrale, pour être sûre d'avoir une place.

Laure reste longtemps ainsi comme en suspens, perdue dans ses pensées qui s'espacent, s'apaisent. Elle ne pense plus à rien. Les allées et venues des fidèles, les gestes de dévotion, les piliers, les voûtes qui se ramifient comme des plantes, le silence que troublent les murmures. L'or brille. Encens.

Elle patiente un moment, assise au dernier rang et bientôt, alors que les cloches sonnent à toute volée, un groupe arrive qui entoure Julien. Sacha n'est pas présent.

Le groupe s'engage dans l'allée centrale, des ecclésiastiques s'avancent pour l'accueillir. Le groupe marque un arrêt à hauteur de Laure, Julien tourne la tête vers elle. Une silhouette frêle, pressée, une femme âgée, se faufile. Personne ne lui prête attention. Soudain elle se redresse, brandit une dague qu'elle plante profondément dans le dos de Julien, sous l'omoplate. Julien crie, écarte les bras et s'effondre. Laure se lève d'un bond, se précipite vers le groupe qui entoure Julien gisant.


Julien, livide, les yeux fixes. Laure ressemble à la meurtrière, qui s'est fondue dans l'assistance. Elle se ressaisit, s'écarte vivement du groupe et s'enfuit hors de la cathédrale.




La nuit, vacarme dans l'escalier. La porte de l'appartement est défoncée. Les gardes font irruption, guidés par la vieille femme à la taie sur l'œil et par Sacha, l'eunuque de Julien. Ils fouillent partout, renversent les meubles, les tiroirs, arrachent les reliures des livres, cherchent des documents, des courriers, des noms.


Laure est immédiatement traduite devant les Seigneurs de la Nuit, les nobles juges qui représentent les quartiers de la ville, chargés de veiller à l'ordre public et moral.

Hier un contact de Laure s'est confessé, il a décrit ce qu'il faisait avec Laure, comme elle le contraignait à des pratiques contre nature, passibles de condamnation à mort par l'Etat et l'Eglise.

Enquête, examen par les médecins -des seins, un sexe de petit garçon-, torture. Laure -fière et courageuse- ne parle pas, ne donne pas les noms des fils des nobles familles qui recourent à ses services.

Elle est pantelante, meurtrie, elle saigne. L'hallali est proche. Elle connaît trop de noms. Lorsque le gros gardien entre dans la cellule, elle ne tressaille pas, comme soulagée. Ils ne perdent pas de temps. Elle leur fait si peur ?


Un pas, il est sur elle. Silence. La dague s'enfonce sous son sein, en plein cœur. Le sang ne coule pas.

Laure est femme, Laure aime Julien.


*




*

Ce bref texte est librement inspiré de la vie de Ronaldino Ronchaia.


Ronaldino Ronchaia (Roncaglia près Padoue, 1326 - Venise, 28 mars 1354)


Marié dans son village puis séparé. Son épouse meurt de la peste noire en 1347.


Il se rend à Venise, à quarante kilomètres de Padoue, est enregistré au greffe sous le nom de Ronaldino. Le jour, il vend des œufs sur le marché.

La nuit, il met à profit son apparence délicate et se prostitue pendant sept ans, sous le nom de Ronaldina. Il a de nombreux clients, fils de bonne famille.

Il se prostitue pour "gagner un peu d'argent", conquérir son indépendance et ouvrir un commerce.


Mais un client se confesse, il a commis avec Ronaldina des actes contre nature, passibles de la peine de mort selon les lois de l'Église et de l'État.

En effet, les lois condamnent l'homosexualité -fort répandue- et les actes contre nature, qui peuvent provoquer la colère divine et la destruction de la cité (voir la Bible, la destruction de Sodome et Gomorrhe) : d'ailleurs, Venise a été frappé par un violent tremblement de terre le 25 janvier 1348 -pendant un moment, dans le Grand Canal, le courant s'est inversé-,

suivi par une terrible épidémie de peste noire de 1348 à 1350, qui a emporté plus d'un tiers de la population.

La peste bubonique, transmise par les puces des rats, a désorganisé la société, brisé les familles. Elle tue en trois jours. On ne porte plus secours aux malades, les cadavres pourrissent sur place, médecins et notaires sont morts ou ont fui. Les actes ne sont plus enregistrés, les successions, plus réglées, les patrimoines, plus transmis.


Ronaldina est arrêtée en septembre 1353, une longue enquête est menée. Elle est torturée -elle ne donne aucun nom- jugée et condamnée à mort.


Avant de mourir, un Seigneur de la Nuit permet qu'elle absorbe une potion, afin qu'elle perde conscience.


Le vendredi 28 mars 1354, à vingt-huit ans, cheveux coupés et habillée en homme, Ronaldina monte sur le bûcher. Elle est brûlée vive sur le quai de San Marco, entre les colonnes de San Marco et de San Todaro.




Les actes de son procès sont conservés à Venise, dans les archives du tribunal des Seigneurs de la Nuit.


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