Dans la nuit

Ana Elle (Cendrillon Des Routes)

Elle le surnommait « Daddy » et se faisait appeler « Bébé ».

Cher Tony,

 

Je voudrais tout te dire sans rien te dire, mais pour ne rien te dire, les mots manquent toujours. Alors, alors...

Je me suis dit que j'allais t'écrire. C'est un art qui se perd et tu connais mon affection bornée pour tous ces trucs rares, intenses, ou démodés.

Je ne sais pas par où commencer… c'est le bordel dans ma tête si tu savais, et une fois lancé j'ai tendance à ressasser mes difficultés d'écrivain, à trouver tout niais et à ne jamais connaitre de fin. Mais je veux que tu saches que, quoi que tu ressentes pendent les prochaines minutes en lisant cette lettre, c'est la chose la plus difficile que j'ai jamais eu à écrire de toute ma vie.

Voilà, je… je n'ai aucune foutue idée de ce qui passe entre nous et je ne sais pas te dire pourquoi tu devrais me faire confiance et m'aimer mais, ce que je peux te dire c'est que je savais qu'un jour tu me ferais du bien. Je l'ai lu dans tes yeux, la première fois que je t'ai vu ; leur expression, leur sourire… l'intuition est chose étrange et je crois que tout comme elle, il y a quelque chose de toi qui en corrobore le mystère.

Je ne sais plus vraiment quand ou comment ça a commencé. Je sais juste que ça s'est passé. La minute d'avant, j'étais tranquillement installée dans une existence de fille peu sûre d'elle-même, fréquentant un type qu'elle n'aimait pas vraiment, par dépit, pour ne pas avoir froid, parce qu'elle n'avait connu que ça, et puis celle d'après t'étais là. J'étais persuadé que toutes les cales que j'avais soigneusement installées tout au long de ma vie et tout autour de moi suffiraient et me tiendraient debout, en place, mais t'es arrivé et… ça y est… je suis complètement à la ramasse ! C'était comme si elles n'avaient jamais existé. Tu t'es présenté à moi en écrasant ta cigarette, les yeux plissés, du soleil plein la tête, et tu m'as dit de grimper et de m'accrocher. Je crois que je n'avais pas tout saisi tout de suite. Je veux dire… grimper c'est une chose, mais s'accrocher… s'accrocher… faut un foutu tempérament pour y arriver ! Ce que tu ne savais sans doute pas ce jour là, en me disant ça, c'est que j'étais de cette trempe là.

Je parle de cette femme à l'intérieur de moi, sauvage, impatiente, peu sûre d'elle mais fonceuse, cette femme qui fait des erreurs et recommence même en ayant peur, cette femme complètement disjonctée et souvent difficile à gérer, cette femme trop passionnée, mille fois brisée, et trop butée pour être capable d'avouer que malgré son indépendance, elle a besoin d'une personne qui s'occupe d'elle en permanence.

Alors oui, tu vois, j'ai des tas d'imperfections, je suis une folle furieuse qui trouve que ça craint quand elle est trop heureuse, non mais qui pense ça, sérieux ? Mais tu vois, je trouve qu'il faut mieux être mille fois brisée et ridicule, comme cette manière débile que j'ai de m'emmêler dans mes propres pieds et faire des chutes théâtrales et scandaleuses, qu'être totalement ennuyeuse !

Ce qu'il y a c'est que j'ai beau chercher, je ne peux pas t'expliquer pourquoi je tiens tant à toi. Je sais que je te l'ai déjà dit, et c'est sans doute parce que t'es un homme et un papa. Tu as cette incroyable capacité à taire ce que tu ressens, avec justesse, mais celle d'être touché et de le laisser discrètement entendre. Un peu comme un attouchement céleste, comme si tu t'ouvrais doucement à la vie et à ses restes… Taire tes sentiments, pour tout un tas de raisons qui te sont propres et t'appartiennent. Et pourtant, avoir un cœur capable de s'arracher de ta poitrine, instantanément, lorsque tu me parles d'elles. Tes filles. Un peu comme s'il était exposé, soudain et brutalement, à tous les éléments. C'est surréel ! Mais tu as aussi cette force intérieure, cette endurance à la peur, cet équilibre qui me dit que tu es le genre de personne capable de m'accompagner et me soutenir dans le pire, malgré les dégouts et les sans dessus-dessous. Et qu'ainsi tu deviens celui qui mérite mon corps, ma folie et mon cœur. Tout ça pour le meilleur.

Je suis montée dernière toi cette après midi là. J'ai serré mes cuisses et mes bras contre toi et nous avons roulé. Roulé. Je crois qu'aucun mélange de mots et de sensations ne pourront restituer ce que c'était d'être en vie à cet instant précis, contre toi ; lorsque nous traversions le pont dans la lumière bronze et larmoyante de cette fin d'après-midi.

J'ai repris ma respiration.

Et je me suis soudain rendue compte que, sans même te connaitre, je venais de t'abandonner ma confiance. Mes foutues cales et mes pansements renversés et éparpillés, comme un château de carte sur lequel tu venais de souffler. Je n'avais plus aucune envie de descendre. Je n'avais plus envie de couper le moteur. De me garer. De remettre mes pieds au sol. De mettre la béquille. C'est vrai, je déteste ce genre d'outil ! Même si c'est parfois indispensable. Je préfère que tout tienne bien droit tout de suite ! C'est mon côté furieuse, tu le sais et je sais, c'est irréaliste, mais tu me connais, je ferais tout pour que ce genre d'histoire existe.

Je ne parlais plus.

Je fermais les yeux.

Je respirais à travers les tiens. Me calant sur ton souffle.

Y'avait comme une musique qui résonnait dans ma tête… là, devant toi, quand je craquais comme une allumette. Un air de brume arqué vers les ténèbres au souffle court, mourant soudain de vague à pression chaude et froide vers l'amour. Résonnant jusque dans le moteur vibrant entre mes jambes et dans mon sexe. Perplexe. Un air à la « take me on your bike daddy, it's too hot for that ; to believe that it won't gonna be okay. Please, take me, lick me, eat me like a tiger... Lead me like a rider... rider… and just ride. » Je modifiais mon rêve, au gré de mes envies, resserrant mes cuisses plus fort, comme tu me l'a appris, portant une robe de babydoll, un look un peu rétro heavy. Une Aconit violette piquée dans la tête. Sublime et dangereuse. Ravagée, ravageuse. Collée contre toi de manière scandaleuse. Traversant ce tunnel bordé de lumière qui flamboie. Un truc à ne plus jamais me décoller de toi…

Et puis je me suis réveillée.

Lorsque sans m'y attendre un jour tu m'as posé une question. Tu t'en souviens ?

As-tu beaucoup de secrets ?

J'ai dit que je ne savais pas. Combien ? Beaucoup ? Un ? Combien de secrets matérialise, divise, et fait battre l'âme d'une femme ? Combien de secrets survivent lorsque j'existe dans tes flammes ? Alors je me suis mise à y penser… j'y pensais tous les jours et soudain ça m'est apparu.


Dans la nuit.

 --- Noël n'allait plus tarder. Le froid avait saisi le quartier. J'avais les doigts gelés. Nous descendions la grande rue à travers une foule grouillante de personnes en retard sur leurs cadeaux de fin d'année. Les illuminations brillaient et perlaient des poussières d'or. Tu me parlais et… ta bouche embrassait la mienne de son souffle. Un souffle sucré. Un gout impossible à oublier. Errant et se cristallisant tout en buée. Sur ma peau. Sur mes lèvres. Sur tout ce que je pouvais t'offrir et te donner. Je goutais, quelque part, en cachette, à tes atomes. Une vraie gourmandise de môme. Là-bas au loin, le bruit crissant du manège tournant sur son axe. Une petite musique. Une toute petite musique. Ce n'était plus la même que la première fois. La petite musique là-bas, mélangée aux cris des enfants qui rient et claquent des dents. L'odeur de barbe à papa. J'ai toujours adoré ce parfum, cette texture de sucre et cette couleur. J'ai toujours été fascinée par cette cotonnade rose qui se déchire en filaments et s'éteint instantanément. Au contact de ma langue. Infusion de mort sucrée et rose. J'ai toujours aimé son appellation quoi qu'on en dise. Peut être parce qu'au fond je dévorais mon rapport œdipien en gourmandise. D'ici, les cabanes du marché féérique semblaient petites. Derrière nous un clochard jouait un air connu, qui s'en doute me resterait jusqu'au soir, tard. Aïe. Pardon. Une femme me bouscule. Ce qui, accidentellement, me rapproche de toi. Désolée. T'es yeux sont si bleu. Mon souffle s'est accéléré. J'en suis presque égratignée. Tu me souris. Je reprends alors une distance normale. Je te laisse ton espace vitale. Je reprends une distance avec moi-même. Sur moi-même. Comme une sorte de retard. Volontaire. Attisant l'espoir et ses mystères. Un retard avec lequel je joue. Un retard que j'aime. Parce qu'inconsciemment je sais que, de ce fait, tu m'attends. Peut être même que tu es impatient. Et ça me renvoie aux hommes qui se fichaient que je sois là ou pas. Mais quand est-il de toi ?

Je me calme. Je déglutie. Je te regarde.

Nous arrivions bientôt sur la grande place. « Je vais rejoindre mes femmes ». Tes derniers mots résonnaient en moi sans modération. Je devais stopper toutes ces foutues questions ! Alors j'ai souri. Je souris toujours quand je me sens emprunte d'une émotion qui me dépasse. Sans doute pour cacher quelques brûlures. Champs obscures. J'ai souri parce que je n'avais rien d'autre à faire. Rien d'autre à dire. Rien. Pas assez pour exister.

Et comme une petite fille aux sentiments effervescents qui se noyaient en particules, j'ai fait des bulles. Je regardais ces multitudes de bulles de nous, de bulles sucrées, de bulles qui sans doute n'avaient jamais été… s'en aller.

Au revoir. A plus tard !

Toi aussi. A plus tard.

J'ai traversé la rue. Mes sentiments dans les bras. Les bulles déjà loin, là-bas. 

Je me suis retournée et j'ai vu.

Papaaaa ! Elle te sautait dans les bras, si petite, si petite. Tu l'a serrée contre toi, tu souriais, tu souriais si fort que je sentais ton expression résonner et serpenter dans le goudron. Ensuite tu as embrassé ta femme. Et le manège et le marché, et la musique, le bruit, la symphonie du clochard au bout là-bas, la barbe à papa, tout ça… tout ça s'est mélangé. Instantanément. Comme le sucre sur la langue, qui… disparait. Disparait. Est-ce que… je disparais ? Non. Si. Comment savoir ?

Les bras m'en sont tombés. Mes sentiments se sont brisés, étalés et déversés sur le trottoir. A la vue de tous. Tous ceux là, ce petit monde, bien trop occupé avec leurs cadeaux. Ne les voyant pas. Marchant dessus, dedans, à côté, dans le caniveau. J'ai dû pleurer. Je ne sais pas. J'ai encore voulu penser quelque chose mais ça avait l'air si…

Alors je n'ai pas bougé. Je suis restée là, à te contempler et je n'ai pas bougé.

Voilà.

C'était ça.

Mon secret.

C'est un beau secret. Non, c'est ta vie. Et putain, elle est sacrément belle. ---

 


Mais bon je m'égare. Je…non, la vérité c'est que je ne suis pas une bagarreuse, ça sert à rien ce n'est pas mon genre. Enfin si, mais… comment rivaliser contre elle ?

Et d'ailleurs quand ça m'arrive, je fais des blagues merdiques, je parle aigüe et trop fort, je ris sans savoir pourquoi, je souris à en avoir des crampes et je ne sais plus quoi faire de mon corps. Et tu veux savoir ce que je fais quand ça ne va pas ? Je pense à mes seins. Tu ne t'attendais pas à ça, hein ? Je sais c'est minable, mais… ils sont assez gros pour tout arrêter ! Ça ne résout rien mais je ne peux pas m'en empêcher. Alors voilà, tu vois, je crois que… définitivement je ne suis qu'une femme sentimentale, condamnée à croire en une dimension romantico-tragique de la vie. Une femme qui ne croit pas aux histoires conventionnelles et qui attend de vivre un conte grandiose et hors norme. Une femme qui veut des ailes ! Peut être que j'ai toujours porté des talons pour voir plus grand et atteindre d'autres dimensions. Une épopée qui n'arrivera jamais… Pauvre Cendrillon, si elle savait… Une femme qui est prête à conquérir un homme avec grandeur et passion mais qui trouve stupide de se battre et donner des coups bas. Une femme qui trouve que la hargne et la rivalité féminine est une bassesse d'esprit, que la guerre est nulle, et que prendre les armes pour se faire entendre est un grave manque d'élégance dans le monde d'aujourd'hui.

Alors oui, c'est vrai, comme je le dis je ne suis pas du genre à me battre contre quelqu'un, mais pour toi -

Je ne sais pas te le dire autrement. Je ne sais pas… je… je veux sentir sur ma peau tes yeux rieurs et ce feu, là, juste à l'intérieur. Je veux, je veux ton corps et ton goût. Même si je n'en ai pas le droit. Je veux qu'on rie comme des fous ! Je veux ta vie, en l'état, je veux tes enfants et je te veux toi. Et je veux ton foutu cœur. Même si je dois me battre pour l'avoir et… bordel j'aurais jamais cru m'entendre penser ça un jour mais, j'étais paumée et sans doute effrayée à l'idée de me confronter à une telle histoire. Mais là… là je décide de me battre. Ça y est. C'est maintenant.

Entendons nous bien, je ne me bats pas contre elle. Ça non, comment pourrais-je ? Elle n'a rien fait de mal et elle est sans doute sensationnelle… non je décide de me battre pour toi.

Je décide de prendre le risque que tu me claques la porte au nez, que tu ne veuilles plus me parler, que tu me prennes pour une pauvre fille névrosée qui va à contre courant, mais je décide de tout ça maintenant. Et peut être oui… Peut être… je sais, peut être que tu vas me dire que c'est trop tard, que c'est trop tôt, que le moment n'est pas le bon, que je suis trop jeune pour un vieux con, que je dois accepter la situation… mais j'aurai essayé !

J'aurai fait ce chemin.

Ce chemin interminable et irrespirable, ce foutu chemin qui me donne des crampes partout et tout le temps ; à l'estomac, les jambes, les bras et même le sang ! Ce chemin qui me donne mal aux cheveux dès que je croise tes yeux ! Ce chemin aussi long, dur et étouffant, aussi beau et imposant que de marcher des jours sous un soleil brûlant. Qui tape la tête et retranche le corps. Qui réveille l'âme et stimule l'esprit. Qui demande ce que l'on n'a pas, attrape et engloutie l'au-delà de soi. Ce repentir qui, après l'effort, nous délivre de notre chair par l'absolue beauté de la terre. Ce sentier trempé, piqué de flaque de lumière, qui m'éveille et me rend sauvage. Ce sentiment, en va et vient, qui nous apportera des orages.

Je devrais sans doute stopper toute digression. Allez droit au but sans faire de détour. Mais n'est-ce pas ça l'amour ?

Tu vas sans doute me regarder avec ce regard que je déteste, ce regard suintant de grasse compassion, ce regard qui n'a pas de nom, ce même regard qui t'habiterait devant une chatte errante… Pauvre et pathétique vie. Déferlante…Une pauvresse au miaulement brisé, à la recherche désespérée d'un « toi » où coucher… Et tu me diras sans doute de grandir et de vivre ma vie mais on s'en fout ! Je m'en fous ! Parce que c'est un de ces moments où je suis butée et où je décide de baisser ma garde. Voilà… on peut dire que je suis déterminée à entrer dans le combat. Avec comme seule et simple arme : moi.

Je sais que j'ai perdu des batailles auparavant, et j'en crève rien que d'y penser mais, tu vois j'ai appris à me relever. Même en pièces et en morceaux. J'ai appris à continuer. Garder le cœur vers le haut. Ne pas capituler.

Comment pourrais-je ?

Tu es comme le solo de Slash un jour de novembre pluvieux. Tu es ce foutu « Tête à queue ».

Alors je pose les pieds, ou j'accélère trop, je me noie là où j'ai chaud. Je parle trop fort où je me tais. Je fais du bruit dans mes silences. Figée en zone de turbulence. Je ne bouge pas et je souris… là où j'ai peur que tu m'oublies.

Quelle charmante façon de brûler. Celle de te rencontrer. Un jour quelqu'un, que nous connaissons tous les deux, m'a dit qu'il y a de quoi être retourné. Tiens ? Une belle idée ça.

 

Je t'aime.

Ella

Signaler ce texte