Dans sa tête
-elisabeth-
1
Je ne comprends pas comment j'ai pu encore en arriver là.
Dans ce train qui m'éloigne d'elle, je suis sonné comme un boxeur KO qui n'a pas su empêcher le coup fatal.
A cause de notre histoire, je retourne à ma vie de robot, de mort vivant. Je redeviens ce cliché pour bonne conduite, cet homme sage et calme, qui se tient droit, et tout ce qu'il faudra.
Je retourne dans mon tombeau.
Le trajet est très long.
Les paysages se ressemblent.
Pour tuer le temps, je me remémore les dizaines de lettres qu'on s'est échangées, elle et moi, pendant presque un an. C'est la preuve que tout ça s'est réellement passé, que je n'ai pas rêvé.
Certains passagers me fixent, puis détournent le regard.
Ils ne me connaissent qu'à travers ce qu'ils lisent dans les journaux, et ne supportent pas de se confronter à ma condition humaine, à ma souffrance.
Ils n'ont pas envie de me voir pleurer sur mon sort.
Qu'est-ce que je peux répondre ?
Ils me jugent alors qu'ils sont formatés comme des esclaves par des siècles de servitude morale. Le mariage, la fidélité, la pensée positive, l'empathie. Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu'on te fasse, quitte à se brider, à souffrir du manque.
Des chiens bien dressés.
Deux ou trois charognards ont même pris des photos, qu'ils vont surement revendre à des magazines spécialisés dans les récits de déchéance, de chute.
Malgré toute notre histoire étalée dans des tabloïds, pas un n'a compris notre histoire. Ils ne savent pas que, malgré toute ma détresse, ma souffrance, moi je revivrais cette histoire, sans hésiter une seconde, les yeux fermés.
En changeant la fin, bien sûr, pour rester plus longtemps avec elle… et ça ferait de moi un homme heureux.
Je vais placer sa mèche de cheveux dans mon oreiller, au chaud. Elle a moyennement apprécié, quand je lui ai piqué ce petit bout d'elle, mais j'ai bien fait d'insister. Je suis content de l'avoir avec moi aujourd'hui. Ça me permettra de dormir avec son parfum de femme, encore un peu.
Maintenant que c'est fini.
2
Notre histoire a démarré comme un conte de fée.
J'ai toujours reçu beaucoup de courrier de toute la France, et même de l'étranger. Des lettres d'adolescentes qui m'envoient des photos, la bouche en canard et les paupières lourdement fardées. Des missives ennuyeuses, remplies de clichés à piquer les yeux.
Je lis tout, parce que bien sûr ça flatte mon égo, et puis ça me sort de l'ennui.
Mes réponses sont exceptionnelles. Et quand je décide de prendre la plume, jamais je n'écris deux fois de suite à une même personne.
Je me lasse vite de la platitude des fans.
Et puis je suis tombé sur sa lettre.
Un petit trésor de simplicité, de sincérité, jusque dans le choix des mots.
Je suis tombé raide dingue, rien qu'avec sa première photo, son style, son sourire photovoltaïque, ses cheveux blonds.
Tous les jours, je me levais en pensant à elle, je tournais en rond, comme un lion en cage.
Avant la distribution du courrier, mon ventre pesait une tonne. Est-ce qu'elle allait faire marche arrière, tout arrêter et me renvoyer à ma solitude ? Ça me rendait cinglé, cette attente. Ca rythmait mes journées et surtout mon humeur. S'il n'y avait rien pour moi, je voyais tout rouge.
Ça m'était égal qu'elle soit mariée.
Au début, pour ne pas la brusquer, j'ai dû promettre que notre relation serait épistolaire. Elle se sentait moins coupable avec cette idée, plus en accord avec ses principes. Ça lui faisait moins peur, aussi.
J'ai juré-craché que c'était OK pour moi, on serait des correspondants, jamais des vraies personnes physiques, et sexuées.
Je n'en pensais pas un mot.
Pour moi, ça ne faisait aucun doute.
On allait finir par se retrouver un soir, devant un beau dîner, j'allais l'admirer, la courtiser, et la posséder entièrement, même avec son alliance.
Doucement, j'ai tissé une toile serrée autour d'elle, juste avec mon stylo.
En une année, c'était plié. Ses petites lettres sont passées de « Paul, je ne sais pas ce qui me prend de vous écrire » à « mon très cher confident, encore merci de ta réponse » et puis à « mon amour, je pense à toi chaque seconde, c'est fou».
Quand je l'ai senti prête, sur la pointe des pieds, j'ai parlé de rencontre.
Elle a dit oui tout de suite.
On a pris rendez-vous dans un restaurant paumé, loin de sa ville, discrétion oblige.
Je me suis senti renaître, dès que je l'ai vue. Après toutes ces années de solitude, il m'arrivait enfin une belle chose. Elle était superbe, lumineuse, parfaite.
Clairement impressionnée par moi, aussi.
Souvent, je fais cet effet aux gens.
Elle m'a vouvoyé, et pris un ton très officiel pour me dire « bonjour, Paul, vous allez bien ? ».
J'ai refusé qu'elle me serre la main, et exigé qu'elle m'embrasse.
Elle sentait la bergamote, comme chacune de ses enveloppes.
Pour faire le mec normal qui ne reçoit pas de courriers d'admiratrices, je lui ai demandé ce qui l'avait poussée à m'écrire la première fois, elle m'a répondu en rougissant:
« Je ne sais pas. J'ai lu ton livre. Il m'a touchée. Et puis… j'ai l'impression d'être dans un remake de la belle et la bête, sans vouloir te blesser ! »
Ça ne m'a pas vexé du tout.
C'est vrai qu'elle était belle.
Ses mains étaient longues et fines, avec des petites veines bleues en transparence, son vernis bien rouge, ses cheveux clairs, comme j'aime.
« Tu me fais peur à me regarder comme ça !! » m'a-t-elle dit en riant, après quelques verres de vin. Mais elle était ravie de se sentir désirée par moi.
Au moment du dessert, je lui ai dit qu'il n'était pas question que je la laisse repartir.
Elle a gloussé, flattée, et m'a offert un cadeau.
Les clés du studio d'un ami pour finir la soirée, rien que tous les deux. Ses mains tremblaient un peu.
Elle avait bien changé ma petite princesse.
J'y étais presque.
3
Quand on s'est retrouvés seuls, elle était tendue.
C'est vrai que c'était un peu glauque, cette pièce humide, et vieillotte.
Je l'ai encore laissée parler, histoire de se relaxer, et aussi pour le plaisir de voir bouger ses lèvres, et sa main passer nerveusement dans ses cheveux blonds.
Quand j'en ai eu marre de l'écouter, j'ai ramené la conversation vers un sujet plus concret, en lui parlant de sa dernière lettre ou elle évoquait son désir pour moi. Un peu brusquement je le reconnais.
Elle ne m'a pas résisté longtemps.
Je l'ai serrée tendrement contre moi, et elle s'est abandonnée dans un baiser fougueux.
C'était magique.
On est monté sur un grand huit.
Des instants un peu plats, des creux, des silences, et des moments très hauts, intenses, adrénaline, des cris.
Sans trop m'avancer, je peux affirmer qu'à cet instant, on a communié, ensemble.
Et puis, j'ai tout gâché.
Alors que je voulais vivre un moment vraiment parfait avec elle, et le faire durer le plus longtemps possible, je me suis emballé. Il ne faut pas trop attendre quand on aime quelqu'un, sinon on perd toute notion de dosage, de mesure.
J'ai payé les conséquences de mon empressement tout de suite.
En un claquement de doigt, c'était fini. Elle m'a laissé tout seul, au beau milieu de mon nouveau bonheur, de notre histoire, me laissant misérable comme un chien battu.
J'ai tout fait pour la retenir encore un peu, je l'ai suppliée, mais rien n'y a fait. Elle m'a filé entre les doigts, avec des grands yeux décidés.
Je l'ai tout de même déposée près de chez elle, par respect.
On dit qu'on apprend de ses expériences.
J'espère que c'est vrai, parce que je ne veux plus perdre de temps. Et je n'ai pas envie de renoncer à tenir une fille dans mes bras, à sécher ses larmes salées, la bercer, après l'amour.
Il y a cette femme en face de moi, qui m'observe. Son corps bouge légèrement en accord avec les bercements doucereux du train.
Elle a de beaux cheveux clairs comme j'aime, et porte du vernis rouge sang. Peut-être un peu vieille pour moi, mais séduisante et sportive. Un beau challenge.
A travers mes larmes, je parviens à lui faire un petit sourire. Elle détourne rapidement les yeux, prise en flagrant délit. Ses lèvres semblent m'appeler. Est-il possible que je l'attire ?
Je la fixe jusqu'à ce qu'elle craque, et me regarde à nouveau.
Est-ce une question d'âge, la durée ?
Peut-être que j'ai besoin d'une femme plus mature.
Il faudrait essayer, mais je ne me fais guère d'illusions.
Vieille ou pas vieille, comme toutes les autres, elle commencerait par apprécier, puis crierait de surprise, et finirait par se résigner, en marmonnant des « non je t'en supplie » et des « pourquoi » de plus en plus faibles.
C'est toujours un peu répétitif ces discours de fin de vie.
L'un des gendarmes qui m'escorte capte mon manège, et me donne un énorme coup de poing dans les côtes. Ça me coupe le souffle.
« Laisse tomber, salaud. Cette fois ci tu prends perpète. C'est fini pour toi !».
Je le laisse parler. Son pessimisme, sa colère ne m'atteignent pas.
Au fond de moi, je sais que je m'en sortirai.
Et puis, il y a déjà surement du courrier qui m'attend.