Dans un petit parc, un jouet oublié

Zoé Winter

Il se demanda si lui aussi, ça lui arriverait un jour. Peut-on devenir adulte sans avoir été enfant ?

 25/04/23

Le bruit de chaussures contre les graviers le sortit de ses pensées. Une enfant hurlait en courant vers le toboggan. Derrière elle, ses parents traînaient, une poussette les ralentissant. S'il était déjà l'heure de la sortie des écoles, le temps était passé plus vite qu'il ne s'en était rendu compte. Il leva ses yeux hagards vers le ciel trop lumineux, des nuages cotonneux évitant soigneusement le soleil. Le vent faisait à peine mouvoir les feuilles des arbres ; les fleurs offraient leur multitude de couleurs au regard. Des rires s'élevaient tout près, c'était paisible. C'était vivant.

Tellement bruyant.

Il passa sa main crasseuse dans ses cheveux et tira dessus, jusqu'à ce que la pointe de douleur le force à reprendre contact avec la réalité. Un jappement le fit sursauter. Des chiens jouaient plus loin, et l'un d'eux se rapprochait dangereusement. Il était terrifié, et comme à chaque fois qu'il était terrifié, il se pétrifia, incapable de bouger, de se protéger, de respirer.

Le chien n'était pas gros, ni menaçant, il n'aboyait pas, mais de sa bouche pendait sa langue et ses crocs étaient visibles. Des crocs qui ressemblaient un peu trop à ceux qui lui avaient laissé une cicatrice sur son bras. Il pouvait presque se voir se briser entre cette mâchoire, le bruit d'un berlingot qu'on croque, le chien qui se lèche les babines en remuant la queue. C'était une fin tentante, si simple, mais il savait que son imagination lui jouait des tours. Il savait que ce serait beaucoup plus sanglant, vraiment douloureux, et avec très peu de chance de réussite ; ce n'était pas le chien d'attaque de son père.

L'animal tournait toujours. Il n'approchait pas, mais il le fixait. Une sueur froide coula le long de son dos. Il se força à prendre une respiration tremblante. Très lentement, sans quitter le chien de son champ de vision, il baissa les yeux. Il y avait une feuille griffonnée et un stylo posés sur ses cuisses ; rien d'utile. Il fit glisser sa main dans la poche de son pantalon en surveillant que l'animal ne le voit pas ; elle contenait un chocolat un peu fondu par la chaleur. Il le sortit, avalant difficilement sa salive. C'était un poison pour eux, pas vrai ? Il allait tomber raide mort en l'ingurgitant, et lui serait libéré de ses griffes. Il le prit entre ses deux doigts et attira l'attention du chien dessus. Il voulait le lui lancer au loin, mais l'animal avança vers lui, il se sentit défaillir et le chocolat tomba juste devant le banc. Le chien ne s'y intéressa pas, préférant lui renifler les pieds. Ça allait faire mal. Ça allait faire mal. Ça allait faire mal et il ne pouvait rien faire, juste attendre. Attendre qu'il se lasse de le mordre, attendre qu'il se lasse de frapper, attendre.

Lorsqu'il recommença à respirer, le chien avait disparu. De loin, comme s'il était sous l'eau, il entendait les enfants jouer, les parents discuter, les voitures s'arrêter au feu, la vie continuer. Il était transi de froid. Il se laissa glisser de son siège pour se mettre debout, mais ses jambes ne le supportèrent pas et il se retrouva sur les graviers. Le morceau de chocolat était toujours là, un peu plus fondu qu'auparavant. Il le ramassa machinalement, en même temps que sa feuille et le stylo, et se releva à l'aide du banc. Il se sentait trop léger, et des lumières blanches le forçaient à plisser les yeux. Il ne savait pas où aller ; il ne connaissait pas ce parc, et comment il était arrivé ici demeurait un mystère. C'était flou, il se souvenait qu'il avait couru. Lui qui ne savait qu'attendre que l'orage passe, qui ne connaissait que la soumission, avait pris la fuite. Son instinct de survie devait être plus important qu'il ne l'aurait voulu. Ça l'aurait fait rire, mais il se sentait malade, il avait mal au ventre, peut-être que ses vertiges étaient dus à la faim.

Il avança d'une quinzaine de pas, jusqu'à atteindre un coin d'herbe et d'arbres. Il y avait un groupe d'adolescents au pied de l'un d'eux. Une fille en jupe jouait de la guitare, deux garçons l'écoutaient en fumant, un quatrième faisait les percussions et le dernier chantait doucement, presque dans un murmure. Il les regarda un instant, mais il sentait son estomac se nouer. « La faim, se répéta-t-il, c'est à cause de la faim. » Il s'éloigna encore et s'effondra sur des racines plus loin. Le dos supporté par l'écorce d'un arbre, il défit l'aluminium qui entourait la sucrerie. Il la lécha timidement une fois, puis la porta à sa bouche. C'était pâteux, il ne savait pas s'il aimait ou non, alors il se dépêcha d'avaler. Il n'aurait pas dû. Il eut un haut le cœur et dut se pencher pour tout recracher. Le sucre collait à sa langue, c'était insupportable, il en avait les larmes aux yeux. Lorsqu'il s'en rendit compte, il se sentit stupide. Il regarda le mélange de salive et de chocolat fondu sur les brins d'herbe avec amertume. Il avait toujours eu un problème avec la nourriture, mais à ce point là ? Il était comme un chien qui venait de s'empoisonner avec une sucrerie. Ses doigts s'enfoncèrent dans la terre. Ça ne changeait pas grand-chose pour lui, il ne se sentait de toute façon pas humain. Lorsqu'il regardait autour de lui, il voyait bien qu'il n'avait pas sa place ici. C'était un pays en paix, où tous les enfants allaient au parc jouer et à l'école pour apprendre. Même lui, il y avait eu droit. Il avait pu se rendre compte de quel gouffre le séparait du reste de l'humanité. Ce n'était pas tant par rapport à l'intelligence, bien qu'il soit toujours dernier au classement puisqu'il était incapable de se concentrer ; c'était une raison plus essentielle. Il était plus petit que la norme, sa croissance empêchée par la malbouffe, il était moins agile, boitant à cause de son bassin mal placé, ou déplacé à un moment dans sa vie, mais surtout, il était différent parce qu'il n'avait pas eu d'enfance. Alors que les élèves profitaient pleinement de la leur, lui ne l'avait jamais vécu, et ne la vivrait jamais. Dans un monde si beau, il était une tache noire qui aspirait toute la lumière. Pas humain, et sûrement moins qu'un animal.

Il n'avait pas de rêve, pas d'espérance, pas de désir ni d'envie, juste une étrange résignation. Il se laissait faire, laissait conduire, attendait. D'habitude, c'était sa mère qui venait le récupérer. Le chien en laisse, elle lui faisait un petit signe avec un sourire. Côte à côte, ils paraissaient si anodins et normaux, une mère et son fils, mais lui savait que le maquillage cachait les bleus, que venir le chercher était une bonne raison de s'éloigner de la maison et surtout, de lui rappeler : « Tu resteras bien avec ton père, ce soir. »

Il détestait sa mère. Il n'était qu'un outil pour elle, un bouclier, un objet qu'on lance au prédateur pour le distraire. La dernière fois qu'il l'avait vue, elle était par terre dans la cuisine et ne bougeait plus.

Un klaxon. Un tramway qui passe. Des voix trop familières. À chaque bruit, il sursautait. Il s'attendait à un coup, à entendre les mots de sa mère : « Viens, on rentre à la maison ! » comme si cet appartement froid était un endroit où l'on voulait retourner.

Oui, il était rentré seul ce soir-là, ce qui était rare. Il avait passé dix minutes devant la porte d'entrée, tournant en rond, avait posé son oreille contre la porte et avait écouté. Pas de bruit. Peut-être que ce serait un soir calme. Il avait poussé la porte. Au milieu de l'entrée, le gros chien dormait. Il s'était immobilisé, apeuré, mais comme il ne semblait pas vouloir se réveiller, il l'avait lentement contourné. Il y avait une sale odeur, qui empestait l'appartement. Dans le salon, son père était allongé sur le canapé. Dans la cuisine, sa mère était par terre. Il n'alla pas voir dans les chambres si ses frères et sœurs étaient là. Non, il recula et puis il partit. Tout simplement.

Les notes de musique s'élevaient toujours. Les adolescents étaient un peu plus bruyants, ils se chamaillaient à propos du dernier vote qui avait eu lieu, à propos de manifestations, et de leur fac. Il se demanda si lui aussi, ça lui arriverait un jour. Poursuivre ses études, trouver un travail, passer son permis de conduire, aller voter. Pouvait-on devenir adulte sans avoir été enfant ? Il baissa les yeux ; sa feuille était un peu froissée, les dessins et mots déformés. Il prit son stylo et se mit à raturer les lettres une à une, jusqu'à déchirer la feuille. Il en fit des confettis tachés d'encre.

Il savait ce qu'il s'était passé, pourquoi rien ne bougeait plus dans l'appartement froid qu'ils appelaient « maison », l'odeur du gaz ne laissait aucun doute. Il se sentait vide. Ils étaient partis. Ça devrait être un soulagement, mais ils étaient tout ce qu'il connaissait. Il ne comprenait pas pourquoi ils l'avaient abandonné. Ils les détestaient, mais il leur appartenait ; seul, il n'était rien.

 Au loin, les enfants rouspétaient puisqu'ils ne voulaient pas rentrer tout de suite à la maison, ils voulaient continuer à jouer. Lui, il ne savait pas quoi faire, sinon attendre. Attendre en laissant le rire des enfants glisser sur lui.

***

Dessin : https://www.deviantart.com/naarci/art/Don-t-cry-my-sweet-little-boy-you-re-beautiful-978216239

Signaler ce texte