D'autres vies que la mienne
Anouk Mathieu
Extrait de "D'autres vies que la mienne" (Roman)
Je m'appelle Paula Krant. Je vais avoir cinquante ans mais je n'ai pas vu la vie passer. J'observe celle des autres femmes, des amies et je ne trouve aucun point commun avec la mienne, ou alors parfois, par bribes. Quand je vois un bouquet de fleurs au centre d'une table, je me dis, oui, ça aussi je connais. Mais c'est ce genre de choses qui me rapproche des autres et m'intègre à ce monde. Je ne parle jamais de moi avec personne, je donne à voir de moi une version différente selon les circonstances. Je suis douée pour écouter, paraît-il. Je crois que je suis vraiment une personne solitaire. J'ai sans doute perdu le goût de la vérité, des autres, mais je ne sais plus exactement quand, ni si on m'y a aidée ou si j'ai dû le faire pour survivre.
J'aime les fleurs. Ça repose les yeux, ça fait quelque chose de joli et de vivant. Parfois, quand je sors de chez moi, je vois aussi quelque chose de joli et de vivant, un enfant, un moment de vie des autres, et je me dis « Paula, tu vois, c'est beau !», je ne m'oblige pas, mais je constate. Parfois, je me dis « tu étais con avec tes bouquets ». Ma famille se foutait pas mal de voir un bouquet sur la table et pourtant j'en faisais toutes les semaines. J'étais juste là. Moi, comme ça.
Parfois je pense à ma vieille mère qui a perdu la tête. Toute sa vie elle en a fait des bouquets ! Cultivé son jardin, servi la soupe à son mari et aux enfants. Un jour elle a dit basta ! Pas de manière vindicative, non, juste sans bruit et sans violence. Elle a laissé tomber. Elle a laissé la poussière s'accumuler et le ménage n'a plus jamais été fait, ni le café du matin, ni la bouffe, ni la lessive, ni même sa mise en plis qui lui prenait des heures. Sa coquetterie légendaire lui a fait défaut. Elle a juste renoncé. Autour d'elle, tout le monde s'est dit : « elle est malade, dépressive ». Je crois qu'elle en a juste eu marre et qu'elle en a perdu la mémoire, celle des petites choses. Celle qui nous fait agir sans réfléchir et pourtant nous tient debout.
Ma mémoire à moi est saturée. Comme disent les jeunes qui ont des expressions vraiment bien trouvées : « j'ai le disque dur saturé !». On ne sait pas trop comment ça fonctionne finalement la mémoire. Pourquoi on garde ce souvenir et on oublie celui-là. Pourquoi on ne se souvient pas, alors que c'est quand même bien gravé quelque part. Pourquoi la mémoire essaye de nous envoyer des souvenirs via des relais pas trop simples, comme les rêves, le mal à la tête ou même les courbatures, les cauchemars.
Je rêvasse souvent. Parfois éveillée comme tout le monde, mais la plupart du temps au petit matin. Et ça commence toujours mal ma journée avec ces rêves qui s'entremêlent et s'accrochent à la journée qui commence. Doit y avoir un paquet de nœuds dans ma mémoire et je donnerais cher pour tout oublier ou pour pouvoir vraiment faire du tri sélectif comme dans les poubelles. Faut croire que je ne suis pas tellement encombrée par les jolis souvenirs, sinon je ne penserai pas spontanément aux poubelles.
Petite fille, je devais être plus gaie. En fait non. Je n'ai pas tellement de joie en mémoire. Je n'ai pas d'histoires lues le soir par quelqu'un d'assis sur le bord de mon lit, pas de rigolade en famille pour une occasion ou une autre, pas de bienveillance pour les petites choses idiotes que font les enfants comme les cartes de la fête des mères avec des dessins nuls et cul-cul dessus. Comme dit ma sœur, quand il m'est arrivé d'évoquer avec elle notre enfance : « on n'était pas malheureux quand même, on mangeait à notre faim ! ». Sauf que ce n'est pas tout à fait vrai quand j'y repense.
Le père se servait d'abord et il fallait attendre qu'il ne se resserve pas, pour avoir notre part. Il nous disait toujours « mange du pain, ça cale l'estomac ». Souvent il restait un bout de rôti qui repartait à la cuisine, parce qu'on attendait de voir si le père se resservirait, et si ce n'était pas le cas, la mère remportait vite fait le plat à la cuisine et on n'osait plus dire qu'on en aurait bien repris. C'est comme ça que ma mère a fini par réduire les proportions parce qu'il en restait souvent et qu'elle pensait qu'il y en avait trop. Un malentendu culinaire en quelque sorte, qui nous a souvent laissé sur notre faim. Aujourd'hui, je suis capable d'avaler plus de nourriture que je n'ai faim, et je me dis c'est quand même bête d'avoir des problèmes de poids alors que je peux manger comme je veux et que ça m'aurait été plus utile quand je ne pouvais pas. Je me souviens aussi quand mes filles étaient petites et que le dimanche soir on faisait un bol de céréales avec du lait. Les fins de mois étaient parfois difficiles, purée et steak haché c'était le festin.
Autour de moi, l'enfance, ce n'était donc pas très joyeux. Mais moi, je crois que je faisais bien semblant de l'être et je me souviens aussi que j'avais de l'espoir. L'espoir que ça allait changer, que j'allais vivre comme je voulais, heureuse et tout, loin, différemment, mieux en tous cas. Parfois, je descendais en bas du jardin, où il y avait de hautes herbes et une petite source qui coulait au milieu en faisant un joli bruit d'eau. C'est à cet endroit que je réfléchissais et que je me disais que sûrement j'avais été adoptée et que mes vrais parents étaient un roi et une reine. Ça me donnait de l'espoir de n'être pas dans ma vraie famille et ça m'ouvrait des perspectives.
J'étais très bavarde. Ma mère disait souvent : « Celle- là, elle n'a pas sa langue dans sa poche ! » et il y avait quand même un peu de malice dans ses yeux, presque de la reconnaissance. Ça devait l'amuser. Alors, moi j'avais pris l'habitude de beaucoup parler juste pour voir ça dans ses yeux. Le père aussi ça semblait l'amuser. Alors, j'ai parlé doublement, j'ai inventé et raconté des histoires, trouvé des bons mots, des belles images, des choses qui me semblaient intelligentes.
Un jour, mes parents avaient invité mon oncle et ma tante à dîner. C'était l'été, on prenait le frais dehors après le repas. Ma mère a voulu que je récite « Le petit cheval blanc » que j'avais appris à l'école. Ils se sont tous mis face à moi et m'ont écoutée réciter ma poésie avec toute la conviction qui était la mienne quand je voulais faire plaisir à mes parents. A la fin de ma récitation ma mère a fait semblant de pleurer fort en mettant sa tête dans ses mains et tout le monde a éclaté de rire. Je suis restée debout devant eux, ne sachant plus où me mettre avec toute ma tristesse et celle du petit cheval blanc, tous derrière et moi devant. J'ai eu tellement honte que je suis partie bouder, et eux, ils n'en finissaient pas de se marrer. Ça ne m'a pas empêchée de continuer à faire des spectacles tous les étés sur la terrasse pour distraire la famille. On répétait des danses, des sketches, des chansons, toute la journée avec des copines ou des cousines. J'avais mon heure de gloire, j'organisais tout et tout le monde applaudissait et trouvait ça super chouette. Je voulais qu'on m'aime et qu'on me le montre, j'étais bien servie à ce moment-là.
Aujourd'hui, les parents ont perdu la tête et je n'ai qu'une trouille c'est de perdre un jour la mienne.
Il y a des petits signes, des petites envies de tout envoyer balader, des moments de panique et de trop grande mélancolie.
Je vis maintenant seule, je m'occupe du courrier des lecteurs pour un mensuel ce qui me laisse du temps pour lire et me permet de vivre correctement, tout en travaillant de chez moi. J'habite au 27 rue des Récamiers. Ici on est un peu comme dans un village, tout le monde se connaît ou presque dans le quartier. Ça fait 25 ans que j'y vis. Il m'arrive même de confier Rox et Rouky à M. Desjardins qui a sa boutique « d'antiquités » à deux pas de l'entrée de l'immeuble, quand je dois passer au supermarché faire mes courses, parce que les chiens sont interdits dans le magasin. Ces deux-là, je les ai toujours avec moi quand je sors, ça les promène et je n'arrive pas à me résoudre à les laisser seuls dans l'appartement. J'en ai pourtant pris deux pour qu'ils se tiennent compagnie. M. Desjardins les adore et comme ils lui font une fête pas possible, je suis tranquille, les chiens l'adorent aussi.
Sa boutique est un vrai capharnaüm avec de vieux tapis sur lesquels ils se couchent bien sagement en attendant que je repasse les chercher. Souvent et surtout quand il fait beau, M. Desjardins sort une petite table bistrot en fer vert amande sur le trottoir avec deux chaises un peu rouillées, et il m'offre un petit café qu'on boit au soleil. On parle de la pluie et du beau temps, il me raconte qu'il doit aller vider telle ou telle maison pour récupérer des meubles et des objets parce que le propriétaire est décédé et que sa famille ne veut rien récupérer et surtout se débarrasser de tout, très vite. C'est comme ça qu'il renouvelle son stock, quand de pauvres vieux sont morts et que même les petits enfants ne veulent plus du lustre des années 40 ou du service de table blanc à grosses fleurs roses.
Il sait que moi j'aime bien les vieilleries alors parfois il me met de côté quelques pièces pour voir si ça pourrait m'intéresser. J'aime bien la vaisselle, les petits verres à liqueur sur pied ou les soupières en faïence. Le petit guéridon qui est dans l'angle de l'entrée, je l'ai trouvé chez lui. Je l'ai javellisé de haut en bas quand je l'ai rapporté ce qui lui donne une couleur un peu cérusée du plus bel effet. Je l'ai désinfecté de la mort tellement j'avais peur d'en rapporter un peu dans mon chez moi. Raoul Desjardins n'est pas tellement plus âgé que moi, mais je ne suis jamais arrivée à l'appeler autrement que Monsieur alors que lui m'appelle Paula. On en est pas au tutoiement et je préfère cette petite distance que donne le « vous » entre nous, même si on prend le café ensemble. Un jour il m'a dit « Ca vous va bien ce sourire Paula » parce que je caressais un de mes chiens venu ce pelotonner à mes pieds et que je me baissais en lui souriant.
En levant la tête j'ai vu qu'il me regardait avec une tendresse dans les yeux qui m'a un peu gênée, alors je préfère qu'on en reste au voisinage cordial sans confidences ni autre intrusion sentimentale.
Il habite derrière sa boutique au fond d'une cour en rez-de-chaussée, je sais qu'il vit seul et qu'il a des plantes vertes devant sa porte. L'été il fait du courant d'air et c'est comme ça que j'ai pu voir un bout de son chez lui, qui a l'air aussi entassé que son petit commerce. Parfois je me demande ce qu'est sa vie entre son appartement, sa boutique et les maisons à vider. Son fourgon blanc est garé sur le trottoir en face de chez moi, je le vois le décharger le dimanche après-midi et trimballer des cartons remplis de trucs qui manquent de tomber, arrangés en pyramide instable dépassant au-dessus de sa tête. L'autre jour, on était attablés devant nos tasses de chez je ne sais quelle maison débarrassée par ses soins et ma voisine d'en face est passée devant nous en faisant clic-clac sur ses hauts talons. Une dame très sympathique que j'observe un peu en douce à travers ses voilages le soir quand la lumière est allumée chez elle. Ce n'est pas que je l'observe en fait, c'est que mon regard est attiré. Elle s'est tordu le pied à ma hauteur et a failli me tomber dessus. Faut dire qu'on prend un peu de place sur le trottoir et que les gens sont obligés de marcher sur la chaussée pour nous dépasser.
Elle a basculé pratiquement sur mes genoux en riant et son rire était tellement éclatant et spontané qu'on s'est mis aussi à rire avec M. Desjardins. Je l'ai un peu poussée vers l'avant pour qu'elle retrouve son équilibre.
- Oh ! Excusez-moi, ces chaussures me font un mal de chien et en plus j'ai vraiment l'impression qu'elles vont exactement où elles veulent !
- Non, c'est nous qui sommes un peu encombrants ! Vous ne vous êtes pas fait mal ?
- Non, non, ça va, vous avez bien raison de profiter de ce beau soleil !
J'attendais que M. Desjardins lui propose de prendre un café avec nous pour nous faire pardonner mais il n'a pas eu l'air d'en avoir envie.
- Faudra que je vienne jeter un coup d'œil dans votre boutique un de ces jours, j'adore les vieux objets ! Là je suis un peu pressée ! Bonne journée !
On l'a regardée s'éloigner sur ses talons remis dans le bon axe et moi qui suis toujours en tennis je l'ai trouvée vraiment très élégante avec ses cheveux bruns coiffés en arrière et son petit tailleur parme.
C'est vrai que les talons ça fait tout de suite Madame et avec les ongles vernis, ça fait vraiment partie de la panoplie. On a siroté notre café en la regardant s'éloigner, je me suis demandée ce que pouvait bien se dire M. Desjardins à ce moment- là, les yeux au-dessus de sa tasse et la tête en direction de la rue dans laquelle elle venait de tourner.
- Bon, je vais rentrer, merci pour le café ! J'ai sifflé les chiens qui étaient vautrés sur un des faux Kilims à l'intérieur et on s'est fait la bise d'au revoir et à bientôt. J'ai senti à ce moment-là une odeur de parfum un peu passée sur M. Desjardins, et va savoir pourquoi ça m'a pincé le cœur de le laisser.
- Attendez Paula ! J'ai quelque chose pour vous !
Je me suis retrouvée debout sur le trottoir tandis qu'il s'engouffrait dans sa boutique, en me disant que franchement j'avais assez de verres à liqueur pour inviter tout le quartier au digestif et que j'espérais qu'il ne m'en propose pas encore d'autres. Il est revenu avec un carton fermé par du gros scotch marron et me l'a posé direct dans les bras.
-C'est bientôt votre anniversaire Paula ! Ne me demandez pas comment je le sais, je le sais c'est tout ! Et faites-moi plaisir d'accepter sans tralala, depuis le temps qu'on boit des coups ensemble je peux vous faire un petit cadeau.
J'avais sûrement l'air un peu gourde, mais j'étais super contente et émue de cette attention. J'ignorais le contenu du carton, mais son geste était vraiment touchant pour un type que je croisais une ou deux fois par semaine.
-Merci ! C'est super gentil ! J'adore les surprises ! Vraiment c'est très gentil ! Je vous fais une deuxième bise !
Rox et Rouky sur mes talons je suis repartie avec mon sachet Franprix rempli de courses qui me sciait l'avant-bras et un carton assez lourd pour que je le pose contre le rebord d'une fenêtre pour me soulager du poids de temps en temps. Heureusement, je n'habitais pas loin. Ça fera pourtant bientôt deux jours que je n'arrive pas à me décider à ouvrir ce carton.
Je suis seule dans cet appartement depuis qu'il est mort il y a cinq ans, mais je préfère dire depuis qu'il est parti. Mes filles viennent me voir, quand elles sont de passage. Elles vivent toutes les deux à l'étranger. Ma famille me manque parfois, le temps où nous étions tous ensemble, eux à côté et moi autour, me manque. Je pense aux dîners, aux retours d'école, aux disputes, aux malentendus et je me dis qu'on aurait sans doute pu faire mieux. Chaque matin au réveil, je commence par regarder par la fenêtre de la cuisine la cour intérieure assez vaste de quatre immeubles, dans laquelle subsiste un grand platane entouré d'un grillage vert. J'aime son tronc solide et marqué de grandes taches plus claires, ses feuilles plates et ses petits pompons couleur caramel en automne. Mon regard se perd parfois sur ses branches étendues comme des bouquets de sève et je chéris de loin la vie qui le parcourt en profondeur malgré les aléas de son environnement. Je fredonne la chanson de Maxime Le forestier « Comme un Arbre dans la Ville ».
Je me dis qu'un arbre par pâté d'immeuble c'est bien la moindre des choses et que cela devrait être obligatoire. Pas tant pour notre respiration mais au moins pour le calme qu'ils inspirent. L'arbre m'invite parfois à la nostalgie et assise, calée devrais-je dire, j'observe son ampleur et envie sa résistance. Je sirote un thé ou un expresso en me balançant sur un vieux rocking-chair qui n'a rien à faire dans une cuisine, mais le reste de l'appartement donne sur la rue. Je peux rester là, l'esprit balayant le passé puis l'avenir d'un œil parfois clair, parfois moribond. Je peux regarder le présent aussi, les gens qui entrent ou qui sortent et la fenêtre du troisième étage sur la droite où vit Suzanne, madame hauts talons. Je pense souvent à lui, à vendre cet appartement, à partir m'installer ailleurs. Mais les filles sont tellement attachées à ce lieu où elles ont grandi. Tout le monde me l'a dit : « Paula vends-donc ! Pars d'ici ! Tes filles passent deux fois par an et le reste du temps tu es enfermée dans tes souvenirs. Tu es jeune, tu peux encore changer de vie, t'offrir ce dont tu as envie, une petite maison à la campagne ! ». J'écoute et je me tais, je dis juste : « Oui, je vais y réfléchir ». J'essaye de m'imaginer ailleurs. Je me balance, je me berce. Ceux qui nous connaissent depuis longtemps ne sont pas ceux qui nous connaissent le mieux. Ils nous ont souvent scotchés dans une sorte de définition de nous-mêmes, sans les nuances de la vie qui nous changent, nous imposent des qualités ou des défauts qu'ils n'ont pas vu évoluer et finalement nous figent dans un caractère qui ne nous appartient plus qu'en partie. Ainsi, si je ne demande aucun conseil à personne, mes amis se croient toujours obligés de m'en fournir un lot que je m'empresse de mettre dans ma poubelle personnelle.
Particulièrement Gilberte, ma copine d'enfance, qui commence toujours ces phrases par « Tois qui est … » se donnant par là l'occasion de me rappeler combien je suis ce qu'elle veut que je sois. Je n'ai besoin de rien, de personne, je suis là, je suis moi avec moi, je n'ai plus envie de m'expliquer. Je préfère les amis récents, ceux qui ne croient pas bien me connaître. Au creux de moi, il y a depuis l'enfance une souffrance que je connais bien et dont les autres n'ont pas même idée, je ne m'y suis pourtant jamais habituée.
Suzanne sort de chez elle. Je me penche un peu, comme une vieille concierge épieuse. Ses cheveux sont tirés en arrière, son allure lente et assurée, elle porte un manteau trois-quarts sombre et une écharpe blanche. Elle a toujours un gros sac à la main. Je ne sais pas ce qu'elle fait comme métier, mais il est évident qu'elle travaille, car je la vois sortir tous les matins. Le dimanche elle va courir dans un survêtement gris et à la même heure que lorsqu'elle part travailler. Sa vie a l'air réglée comme du papier musique. En tous cas ses matins commencent en même temps que les miens, sauf que moi je traîne. Je sors les chiens dans la cour ou dans la rue, salue de près mon platane, et remonte me poser sur mon rocking-chair comme un oiseau sur sa branche.
Je me décide à ouvrir mon cadeau carton.Ca sent un peu mauvais. Un mélange de moisi et de pipi de chat. Je sors des boules de papier kraft un peu jaunies et découvre non pas de la verroterie mais un paquet de lettres entourées d'un ruban rose passé, que je pose à côté de moi. Assise en tailleur dans l'entrée de mon appartement, je fouille un peu plus loin et trouve un vieux flacon vaporisateur avec une poire qui a dû être dorée et un peigne à cheveux en ivoire, ou ce que je pense être de l'ivoire. Je déplie tout le kraft, mais je ne trouve rien d'autre. Je replace tout le papier dans le carton, pose le flacon et le peigne sur le guéridon et emporte avec moi les lettres dans la cuisine.
Voilà un drôle de cadeau ! Je repense à la tête de Raoul quand il est reparti chercher mon paquet et à son sourire quand il me l'a posé dans les bras en me disant : « Joyeux anniversaire Paula ! » Ce soir, j'ai invité quelques amis autour d'un apéritif dînatoire pour enterrer mes 50 ans. Je me vois bien leur raconter la scène et j'imagine la tête de ma sœur qui me dira d'un air dégoûté : « Berck ! Ça doit être plein de microbes tout ça ! ».
Je regarde le paquet de lettres, il doit y en avoir une quinzaine. L'adresse est écrite à l'encre bleue foncée, un peu effacée, le bord des enveloppes est un peu marron. Madame Edith Laborde, BP 21, Chemin de la Forestière, 26453 Grandjean. L'odeur du pipi- moisi vient du kraft pas des lettres. Parce qu'en approchant mon nez, je ne sens rien. Tant mieux. Je ne sais pas pourquoi mais je suis rassurée. En défaisant le ruban rose, je m'aperçois qu'elles n'ont pas été ouvertes, aucune. Je n'avais rien remarqué avant, mais ces enveloppes sont toutes encore cachetées. Mince alors ! Lire du courrier qui ne m'est pas adressé me semblait déjà un peu gênant, quoique la curiosité l'ait emporté sur les scrupules, mais là, cela me paraît carrément déplacé. Tant pis, j'ai regardé les cachets de la poste, je les ai remises dans le sens chronologique et j'ai ouvert la première missive qui était en fait la dernière arrivée. 12 juin 1963, l'année de ma naissance…
Chère Edith,
Je ne comprends plus. Il y a un mois tu avais l'air tellement décidée au téléphone. Qu'est ce qui a bien pu te faire changer d'avis ? Est-ce l'arrivée de Martine qui te trouble tant ? Tu sais bien qu'elle ne croira pas un mot de tout cela et qu'il vaut donc mieux ne pas la mêler à nos affaires. Je sais que tu ne manques pas de courage non plus, alors quoi ? J'attends impatiemment que tu prennes enfin ta décision. Tu sais que je serai toujours ton amie, mais là je ne peux plus rien faire pour toi si tu ne te décides pas. Nous avons tout organisé, parlé des détails, il ne te reste qu'à agir Edith ! Je t'écris cette dernière lettre dans notre boîte postale et je ne t'écrirai plus après ta réponse que j'espère rapide.
Ta sœur qui t'embrasse de tout son cœur,
Marjorie.
J'ai posé la lettre sur le guéridon, j'ai ramassé celles qui étaient restées par terre et je les ai placées à côté. J'avais besoin d'un café. Oui, ça battait fort dans ma poitrine. Je ne sais pas si c'était la curiosité, la culpabilité, la tristesse que je trouvais dans ces lignes, la peur, ou tous ces sentiments en même temps. J'étais mal à l'aise. Je me disais que ce n'était peut-être pas une bonne idée de lire ce courrier, que ce que je lisais me mettais dans un état que je n'aimais pas et que si je n'arrivais pas à en analyser les raisons, il fallait en tous cas que j'arrête. Raoul était soit complétement dingue, soit totalement, dingue !
A y réfléchir, en fait il ignorait le contenu de ces lettres mais je ne comprenais pas pourquoi il avait pensé que ça pouvait m'intéresser et en m'en faisant cadeau en plus ! A cause de mon métier ? Je le lui demanderai ! Sans détours je lui demanderai pourquoi il avait cru que me donner des lettres serait un cadeau ! Quel con quand même ! Comme à chaque fois, la tristesse faisait place à la colère quand elle me devenait insupportable et que je ne savais quoi en faire ni comment la faire disparaître. « Quand tu as mal, tu râles ! ». C'est ce qu'il me disait avec son humour tendre. Je suis retournée à la cuisine me refaire un café, je me suis assise dans mon rocking-chair avec la tasse chaude entre les mains et j'ai pleuré en regardant par la fenêtre et en pensant à Lui. Je croyais mes larmes séchées depuis longtemps et voilà qu'elles revenaient me saisir. Un rayon de soleil traçait un trait droit sur la vitre sale. Un rayon parisien, un peu pâlichon, brouillé, économe, mais un rayon de lumière quand même. Je me suis accrochée à lui comme à une bouée pour reprendre mes esprits. Je vagabondais vers les souvenirs, tantôt hantée par ce mauvais caractère que l'on m'avait attribué dans ma famille, tantôt apaisée par le souvenir des paroles aimantes de l'homme qui avait changé ma vie et n'était plus là pour me dire combien j'étais aimable. Rox s'est approché et a posé ses pâtes avant sur mes genoux. J'ai gratté ses oreilles douces comme du velours et décidé de sortir prendre l'air. Rouky est arrivé la queue battant l'air, et le sourcil interrogateur. J'ai attrapé mon manteau, jeté un œil mauvais au guéridon et j'ai claqué la porte un peu trop fort pour avoir seulement envie de la refermer.
Evidemment, mes pas m'ont portée pas très loin, chez M. Desjardins. Les chiens se sont assis devant la porte vitrée fermée en me regardant l'air de dire « on entre pas ? ». Sur la petite ardoise suspendue à un cordon rouge il avait écrit « fermé pour cause de décès ». Bon sang ! Ça commençait à me casser les pieds toutes ces idées de mort ! J'ai pris la direction du square pour balader un peu les chiens qui n'étaient pas en laisse et marchaient dans mes pas juste un peu devant ou juste un peu derrière. Je leur faisais une confiance totale et ne les attachais jamais. Bien sûr nous ne sommes pas entrés mais restés assis sous un marronnier en bordure. J'ai sorti mon paquet de cigarettes de ma poche et me suis installée sur le banc vert pour m'en griller une au soleil, les chiens se distrayant avec les pigeons. J'ai ébroué mon esprit de toutes les bizarreries du jour et réfléchi à ce que j'allais mettre dans les verres et les assiettes de mes invités de ce soir. Je me suis quand même interrogée sur cette histoire de décès. Avait-il eu une maison à vider en urgence ou y avait-il eu un décès assez proche pour qu'il dû fermer sa boutique ?
Dimanche matin. La petite fête était sympa. J'empile les cartons du traiteur dans des sacs poubelles, je finis d'essuyer les flûtes à champagne, il est 11h et je suis encore en pyjama, attardée à traîner d'une pièce à l'autre pour fignoler le rangement. J'aime bien les anniversaires. Je trouve assez bête cette coquetterie qui suppose qu'une femme ne les fête plus à partir d'un certain âge. Mes copines ne veulent même pas en entendre parler et se font allègrement des injections de Botox pour retarder le calendrier qui s'égrène malgré tout, alors à quoi bon ? Gilberte était très en forme, elle a fait rire l'assemblée comme à son habitude, vive et disposant d'un humour qui tire à vue, mieux vaut ne pas être dans sa ligne de mire. Ma sœur s'est montrée prompte à m'aider dans toutes les tâches de la sœur de l'hôtesse, portage des verres, distribution des petits fours, et son fraisier était délicieux.
Sylvain et Patrice mes copains de toujours, sont arrivés avec des bougies parfumées pour le restant de mes jours et j'ai également de quoi lire pour de nombreux mois. Je souris en pensant à mes cadeaux. Le carton de M. Desjardins et le paquet de lettres n'ont pas été évoqués. C'est mon secret. J'y pense chaque fois que je passe dans le couloir qui dessert les toilettes et la salle de bain, jetant un œil sur le petit tas à côté du téléphone. En partant, Gilberte m'a quand même dit « tu devrais ouvrir ton courrier ! », ce à quoi j'ai répondu par un tirage de langue, souvenir de notre vieille camaraderie un peu usée par le temps mais prompte à retrouver les habitudes enfantines qui nous lient. J'étais encore en train de ranger quand on sonna à ma porte. Rox et Rouky aussi agressifs que des Pandas, poussèrent deux « Ouarf » de principe, tandis que je bougonnais intérieurement. La mèche défaite, l'œil fatigué et la présentation légèrement négligée, je me demandais qui venait un dimanche.
- Bonjour ! Excusez-moi de vous déranger, je suis votre voisine !
- Oui, je sais qui vous êtes ! Enfin je veux dire que je connais votre visage !
- Voilà, c'est idiot, je suis partie courir ce matin comme tous les dimanches, et j'avais glissé les clés de chez moi dans la poche de mon jogging. Je ne les trouve plus. J'ai dû les faire tomber soit en courant, soit en m'asseyant quelque part pour reprendre mon souffle, mais je suis bel et bien à la porte de chez moi ! Je suis vraiment désolée mais je ne connais personne dans le pâté de maisons pas même mon voisin de palier, alors je me demandais si vous vouliez bien que je passe un coup de fil pour que l'on vienne me sauver.
Elle avait un peu perdu de sa superbe, madame hauts talons ! Transpirante, le cheveu gras, le jogging douteux et l'air vraiment embêté.
-Mais bien sûr, ne restez pas à la porte entrez ! Ne regardez pas de trop près ma tenue du dimanche. Et je n'ai même pas l'excuse d'aller courir le matin !
Voilà. On a souri, comme deux copines qui avaient déjà une complicité que seules les femmes peuvent nouer à la première rencontre. Une sorte de reconnaissance, de langage commun évident, de bienveillance qui permettent à deux personnes se connaissant à peine de se retrouver assises sur un canapé avec un café et un reste de fraisier. Deux personnes qui se mettent à discuter de choses insignifiantes tout en glissant spontanément les indices les plus importants de leurs vies. Suzanne vivait seule, divorcée, était avocate, spécialisée dans les affaires familiales, pas d'enfants, originaire de Grandjean dans la Drôme. Elle lisait beaucoup, trouvais Paris maussade, les Parisiens sournois, adorait le cinéma. Visiblement elle aimait aussi les chiens mais ne pouvait pas se permettre d'en avoir un qu'elle laisserait seul toute la journée. Je lui ai proposé mon téléphone portable pour qu'elle appelle une collègue qui habitait en banlieue et avait un double de chez elle.
-Il faudrait peut -être que je fasse changer mes serrures ! Remarque rien n'indique l'adresse sur mon trousseau.
Bien sûr, on était très vite passées au tutoiement. Je lui ai proposé d'attendre que sa collègue arrive pour lui porter ses clés avec un troisième café, sachant que j'étais désolée mais nous avions épuisé mes réserves de fraisier. Elle me suivit dans la cuisine cette fois. Elle sourit en voyant mon rocking-chair trôner au milieu de la pièce.
-Tu as le sens du confort ! Ah ! Toi aussi tu as vue sur ce platane ! J'adore cet arbre, tu vas me trouver bête, mais je lui dis bonjour tous les matins !
-Ah ! Mais moi aussi ! Il m'aère l'âme !
La phrase pouvait paraître pompeuse, enfin c'est ce que je me dis après l'avoir prononcée, mais elle se contenta de me sourire en attrapant la tasse que je lui tendais. Nous sommes retournées nous asseoir au salon et finir de nous présenter avec nos livres préférés. Sa collègue frappa à la porte, brune et fine comme elle mais un peu plus jeune sans doute. Suzanne me remercia chaleureusement, promit de revenir me rendre visite parce que mon café et mon fraisier étaient du tonnerre et on se fit toutes les trois la bise à la porte de chez moi.
En passant devant le guéridon de l'entrée, je jetai machinalement un regard à mon paquet de lettres et me revint soudain dans la tête les paroles de Suzanne lors de notre coffee party improvisée. Je pris une des enveloppes et relus l'adresse du destinataire : Madame Edith Laborde, … 26453 Grandjean. J'ai foncé sur mon ordinateur pour savoir si Grandjean était bien dans la Drôme. Ca alors ! Suzanne était originaire du village d'Edith Laborde. Je lus sur internet que Grandjean était un village de 4000 habitants. Donc un endroit où tout le monde devait connaître tout le monde ou presque. Je n'en revenais pas et je m'en voulais un peu de n'avoir pas réagi plus vite. Comment n'ai-je pas fait tout de suite le rapprochement quand Suzanne m'a dit d'où elle venait ? Un reste de bulles d'hier soir sans doute…
Je décidai d'aller prendre une douche, de sortir les chiens, ce que je fis mais dans un ordre différent car Rox et Rouky commençaient à s'impatienter. Hop ! Allez mes chouchous on descend tout de suite ! Le dimanche à Paris c'est ville morte. Je croisais une ou deux poussettes se rendant au square avec papa et maman et un vent à décorner les bœufs. J'ai un peu traîné devant la vitrine du vendeur de livres d'occasions, acheté une baguette et regagné ma rue avec les chiens qui s'étaient couchés tard comme moi et ne désiraient rien d'autre que se lover sur le canapé, vu le peu d'entrain qu'ils mettaient à se balader. Nous sommes rentrés, eux directement au salon et moi je me suis assise à nouveau à côté du guéridon. Deuxième lettre, même adresse.
Le 5 avril 1963
Chère Edith,
Comme j'étais contente de vous voir ! André a l'air charmant. Enfin, j'ai pu faire sa connaissance. Il le fallait, tu sais ! C'est un homme élégant et très distingué. Il a l'air fou de toi. Je sais que ce n'est pas facile pour toi, mais tu dois avoir confiance, ta vie vaut le coup !
Je t'embrasse ma chérie
Marjorie