De Borges aux plagiats postmodernes.
gilles-failleur
De Borges aux plagiats postmodernes.
Le contenu de cet article ne portera pas seulement sur le complexe du plagiaire- faussaire, qui trahit son propos, en faisant sien celui d’un autre, qui perd donc son intégrité morale, se perd dans l’autre, peut même être persécuté, obsédé par cet autre auquel il doit la cohérence d’un propos qui ne lui appartient pas. Il sera ici aussi question d’évaluer l’évolution du plagiat contemporain dans le contexte postmoderne. Enfin le plagiat sera abordé comme sujet romanesque, je pense pour cela faire un détour par une fiction bien connue de Jorge Luis Borges, extraite du recueil Fictions.
On sait que, dans le récit intitulé Pierre Ménard, auteur du Quichotte, le narrateur nous présente un personnage, le sus- dit Pierre Ménard, poète symboliste nîmois du XIXe siècle, dont l'ambition n'est autre que d'écrire le Quichotte. Non pas une parodie, ni une continuation, mais le Quichotte lui-même, à la lettre. Il mènera à bien son entreprise pour quelques chapitres de l'ouvrage, qui seront commentés par le narrateur comme si son auteur était bien un poète français de la fin du XIXème siècle et non le prosateur espagnol.
On tire généralement de ce récit l'enseignement que tout ensemble d'énoncés (ici le roman de Cervantès) s'il se trouve placé dans autre contexte discursif, change entièrement de sens ; ceci permet aussi de penser la question de la réécriture, des rapports de l'ancien et du nouveau.
En ce qui me concerne je pense plutôt exploiter la propension de Borges à inventer à partir de la reproduction littéraire et de son altération pour faire œuvre par une sorte de détournement des formes et des codes littéraires qui lui permettent de donner du sens à son labyrinthe, car pour lui, la bibliothèque d’Alexandrie reste celle dont le centre est partout et nulle part, ce qui entre nous est une prévision du réseau Internet. La question ici abordée n’est pas de savoir si Borges invente une énième version du plagiaire, mais plus particulièrement si toute réécriture débouche sur un plagiat et si l’époque contemporaine, à savoir la Postmodernité et ses innovations technologiques ne seraient pas propices à une amplification du phénomène ?
Entrons dans ce labyrinthe borgésien. La nouvelle Pierre Ménard, auteur du Quichotte, débute par la phrase suivante : « L’œuvre visible qu’a laissée ce romancier peut-être facilement et brièvement passée en revue[1]». En fait il n’en est rien pour ce qui est du visible, car ce qui passe pour une notice bibliographique sur l’œuvre présumée de Pierre Ménard, se transforme en fait en mystification savante adoptant la forme d’une telle notice.
Ainsi, Borges introduit subrepticement l’idée que l’œuvre essentielle est : « l’œuvre souterraine, interminablement héroïque, la sans pareille. Egalement hélas […] l’inachevée. Cette œuvre, peut-être la plus significative de notre temps, se compose des chapitres IX et XXXVIII de la première partie du Quichotte et d’un fragment du chapitre XXII. Je sais qu’une telle affirmation a tout l’air d’une absurdité ; justifier cette « absurdité » est le but principal de cette note ».
Borges ajoute que Ménard ne voulait pas composer un autre Quichotte, ce qui eut été facile, mais Le Quichotte. Il s’empresse d’ajouter qu’il ne demeure aucun brouillon qui témoigne de ce travail de plusieurs années. Ici, Borges pose l’enjeu véritable, car il insiste sur le fait que Ménard : « N’envisagea jamais une transcription mécanique de l’original ; il ne se proposait pas de le copier [2]».
En outre, Borges prend soin de préciser les ouvrages et références auxquelles lui-même se réfère, tel celui de Novalis, fragment philosophique numéroté 2005 dans l’édition de Dresde, pour ce qu’il définit être le concept de « Totale identification avec un auteur déterminé »[1]. Cet ouvrage existe t-il vraiment ? Nul ne le sait mais l’auteur a existé et le concept est là, seul cela compte. Pour l’attester et s’en distinguer, Borges cite une correspondance reçue de Bayonne, le 30 décembre 1934, entre lui et Ménard dans laquelle celui-ci déclare : « Mon dessein est purement stupéfiant. Le terme final d’une démonstration théologique ou métaphysique […] n’est pas moins antérieur et commun que mon roman divulgué. La seule différence est que les philosophes publient dans des volumes agréables les étapes intermédiaires de leur travail et que, moi, j’ai décidé de les perdre[3]. » Cette pseudo correspondance a le mérite d’ancrer la vraisemblance d’une œuvre que l’auteur s’efforce de détruire au fur et à mesure qu’elle se constitue.
Borges ajoute des précisions sur cette distance avec l’identification totale en mentionnant des éléments de méthode utilisés par Ménard pour être Miguel de Cervantès : « Bien connaître l’espagnol, retrouver la foi catholique, guerroyer contre les Maures ou contre le Turc, oublier l’histoire de l’Europe entre 1602 et 1918 […] Etre Cervantès et arriver au Quichotte, lui sembla moins ardu donc moins intéressant que continuer à être Pierre Ménard et arriver au Quichotte à travers les expériences de Pierre Ménard […] Mon entreprise n’est pas essentiellement difficile, il me suffisait d’être immortel pour la mener jusqu’au bout. »
Borges fait mine d’être lui-même dupe quand il dit s’imaginer souvent lire le Quichotte comme ayant été entièrement conçu par Ménard. Il cite par ailleurs cette correspondance (avec Ménard) pour expliquer le choix du Quichotte par Ménard : « Le Quichotte m’intéresse profondément, mais il ne me semble pas inévitable. […] Le Quichotte est un livre contingent, il n’est pas nécessaire. Je peux préméditer sa composition, je peux l’écrire, sans tomber dans une tautologie ». Au-delà de ses souvenirs de lecture initiale de l’œuvre de Cervantès, Ménard dégage selon Borges cette image de livre non écrit pour insister sur la difficulté pour lui inégalable par Cervantès écrivant le Quichotte à la diable, au XVIIe siècle. Quoi de plus difficile en effet, proclame Ménard que d’écrire le Quichotte au XXe siècle ?.
Borges en profite pour asséner le fait, qu’à son avis, le Quichotte de Ménard est plus subtil que celui de Cervantès, car exempt d’Espagnolades, de Gitaneries et d’Autos da fe, produisant un sentiment nouveau du roman historique sans couleur locale[4]. Alors, les Quichottes de Cervantès et de Ménard seraient verbalement identiques, mais le second est infiniment plus riche, plus ambigu diront les détracteurs, mais pour Borges, l’ambiguïté est une richesse[2]. Pour le démontrer, Borges cite deux phrases strictement identiques extraites des deux Quichottes dans lesquelles l’interprétation diverge fondamentalement selon lui pour des raisons contextuelles relevant de deux époques distinctes.
Pour finir, Borges suggère qu’il est légitime de voir dans le Quichotte « final », celui de Cervantès, une sorte de palimpseste dans lequel doivent transparaître les traces de l’écriture « préalable » de Ménard qui lui écrit que : « Penser, analyser, inventer ne sont pas des actes anormaux, ils constituent la respiration normale de l’intelligence. […] Tout homme doit être capable de toutes les idées et je suppose qu’il le sera dans le futur. » Borges dévoile l’intention qui est au cœur de la nouvelle : « Ménard a enrichi l’art figé de la lecture par une technique nouvelle : la technique de l’anachronisme délibéré et des attributions erronées. Cette dernière nous invite à parcourir l’Odyssée comme si elle était postérieure à l’Enéide […] Elle peuple d’aventures les livres les plus paisibles.[5] »
Nous sommes là au cœur du monde labyrinthique de Borges, avec pour effet de retourner complètement la source réelle, elle-même fiction, pour en faire une copie du vrai- faux Quichotte, celui de Ménard, plus vrai et plus subtil. Ici dans la fiction propre à Borges, le plagiat est dépassé au profit d’une technique de détournement aux applications infinies génératrice d’aventures. Nous sommes donc aux antipodes de la perception commune du plagiaire qui cherche à masquer ses sources tout en trahissant son parler vrai, pour échapper à la condamnation pour vol intellectuel.
Pour y revenir, je ferai référence au numéro de la revue Critique[6] consacré en 2002, au plagiat et aux plagiaires. Philippe Roger et Antoine Compagnon y font le point avec d’autres sur ce sujet dans différents domaines comme la littérature, la peinture, la musique, le cinéma, les marques, Internet et le clonage. Dans notre contexte postmoderne, le plagiat règne en maître, amplifié par des procédés techniques comme le Couper-coller et le Sampling. Hélène Maurel-Indart relève le fait que ce phénomène très répandu donne lieu à un nombre croissant de procès publics[7].
Selon Philippe Roger et Antoine Compagnon, le plagiat était moins présent il y a trente ans en France, car il n’était pas perçu autant comme une contrefaçon condamnable. Le plagiat relevait du non-dit et n’était pas dissociable de l’imitation qui régnait au cœur de la rhétorique scolaire. La sélection des élites était assurée par des concours de virtuosité et non par le contrôle de la véracité du discours et de ses sources. Les deux critiques rappellent l’étymologie latine du mot qui était relative au droit romain, le définissant comme vol d’esclave ou d’enfant ; le sens moral n’apparaissait que tardivement.
Les temps numériques contemporains ont profondément changé la donne. Les procès en plagiat littéraire abondent dans les colonnes des médias. Dès son avènement, la culture numérique semblait être assimilable à une pratique généralisée du Couper- coller générant un état de non- droit, de liberté illicite, gratuite et publique, que l’on peut qualifier de Copier- voler[8].
Après l’éclatement de la bulle Internet et les retombées de la panique généralisée qu’elle a provoquée, il y a eu un retour à l’ordre évident avec la mobilisation des auteurs pour la revendication de redevances numériques pour mettre fin au « Cyber- pillage » et restaurer la propriété intellectuelle des œuvres. Dès lors, les affaires de plagiat qui étaient jadis enterrées ou évacuées par un code d’honneur, sont désormais portées devant les tribunaux.
Le problème y est depuis abordé sous l’angle du droit plus que sous celui de l’indignation morale. Les jugements rendus rendent compte de la difficulté de définir le délit dont les contours demeurent flous sauf dans les cas flagrants. Hélène Maurel-Indart parle de l’année 2001 comme d’un grand cru, après avoir repéré une moyenne de treize affaires avérées par an depuis les années 1990[9].
Un livre d’Adrien Le Bihan vient de paraître[10] en 2008, dans lequel il apparaît que Nicolas Sarkozy pourrait ainsi être attaqué pour plagiat. Sa biographie de Georges Mandel[11] semble devoir beaucoup à un autre biographe du même homme politique, Bertrand Favreau qui écrivit une thèse en 1968 à la faculté de droit de Bordeaux, sous le titre : Un clémenciste en Gironde. Auparavant, en 2005, un autre brûlot avait été édité sur le même soupçon de plagiat[12].
Dans sa biographie, Nicolas Sarkozy cite accessoirement Bertrand Favreau mais en ce qui concerne ses sources privilégiées, cite en premier Georges Wormser, ancien chef de cabinet de Mandel, Paul Coblenz et Francisque Varenne, qui publièrent entre 1946 et 1967 des essais sur Mandel. Par contre, il ne cite pas John M. Sherwood, auteur d’une thèse soutenue à l’université de Standford en 1970. Pour autant les emprunts effectués au livre de Bertrand Favreau par Sarkozy semblent flagrants. Le Bihan en relève un certain nombre jusqu’à la page 142, parmi lesquels certains sont des paraphrases évidentes, par exemple comparons : « Le château de Chazeron est de construction composite. Le corps de logis est moyenâgeux. Deux ailes y ont été ajoutées au WXIIe siècle »[13] et « La bâtisse était de construction composite. Le corps de logis datait du Moyen Âge. Deux ailes avaient été rajoutées au fil des siècles.[14] » Ceci se passe de commentaires et pourrait être répété à de nombreuses reprises en comparant les deux livres.
Pour finir, ajoutons que Maître Favreau, qui tint un rôle majeur dans le procès intenté contre Maurice Papon à Bordeaux, s’est abstenu de porter lui-même l’affaire en justice. Nicolas Sarkozy a fait de même pour l’instant, en ce qui concerne Adrien Le Bihan, Karl Laske et Laurent Valdiguié.
Certaines accusations de plagiat portées à l’encontre d’auteurs reconnus furent ainsi rejetées de par le flou des ressemblances dénoncées, c’est ainsi le cas du procès intenté dans les années 1980, à l’encontre de Régine Déforges pour La bicyclette bleue par les héritiers ayant- droits de Margaret Mitchell auteur d’Autant en emporte le vent. La complexité du problème de la preuve de plagiat réside sans doute dans le fait de savoir si la contrefaçon est avérée par les seules ressemblances, qui peuvent avoir plusieurs natures, entre connotations laudatives (citation, référence, clause de style, hommage ou révérence de filiation) et négatives (pastiche, parodie, emprunt caractérisé) ? Laurent Dumoulin cite à cet effet le cas exemplaire de Christine Angot qui reprend une quinzaine d’occurrences de phrases d’Hervé Guibert pour saluer l’ami- auteur mort du sida. Phrases extraites de A l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie pub lié en 1991 et reprises par Christine Angot dans Inceste, 1999[15].
A la limite, le plagiat pourrait devenir, comme le suggère Sophie Rabau : « Un phénomène invisible qui ne passe pas par des ressemblances observables, mais par une communauté d’âme qu’un tiers ne pourra guère vérifier.[16] ».
Enfin, à l’heure d’Internet, la notion d’auteur proclamée caduque après 1968 par la philosophie critique a beaucoup évolué dan le contexte de la Toile. Ainsi, Jean-Louis Weissberg déclare : « Couper- coller n’est pas plagier ! »[17] car selon lui, le créateur d’un « cybertexte », c’est-à-dire d’un roman publié sur Internet, reste un auteur, mais sa création circulant ainsi sur Internet s’expose à des lectures et des utilisations qui ne sont pas passives mais interactives. Dans ce cas, il n’y a plus lieu de parler d’auteur individualisable mais de collectivité auteur, sans qu’à aucun moment, le délit de plagiat puisse être décelé ni de procès instruit.
Par contre, il en va tout autrement quand des moteurs de recherche engrangent indûment des œuvres numérisées sans le consentement des auteurs ou des ayant droits qui peuvent alors faire valoir le délit à juste titre, bien que les droits d’auteur ne soient pas encore garantis sur Internet par une convention internationale faisant autorité et entraînant des poursuites pénales à l’encontre de ces organismes.
Sur d’autres plans, dans d’autres domaines, il y a lieu de noter d’autres évolutions remarquables quand à ce qui relève du plagiat. Ainsi, dans l’art contemporain, le plagiat n’est pas étranger à certains aspects de la Postmodernité. Jean Baudrillard a entrevu avant beaucoup de monde, la révision déchirante que subissaient alors le principe de réalité et le principe de connaissance. Pour lui, l’objet se dérobe dans tous les domaines et n’apparaît plus que sous forme de traces éphémères sur les écrans de la virtualisation.
Alors, le « Réel » et le « Fictif » au lieu de s’exclure s’ils sont contradictoires, de se compléter, de se vérifier mutuellement, bref de s’échanger selon les règles de la différence et du différentiel, finissent l’un et l’autre par devenir « paradoxaux ». Tout alors est frappé par une sorte de « Principe d’incertitude », en proie à un « Processus catastrophique » de dérèglement de toutes les règles : la vérité, le travail, l’information, le langage, la mémoire, l’autre, l’œuvre d’art, la représentation, l’évènement, se transforment en autant de simulacres, de couches factices de sens[18].
Bon nombre d’œuvres postmodernes, comme les peintures de Sherry Levine recopiant Kandinsky, mais aussi bien des sculptures, des installations et des photomontages des années 1980- 1990, peuvent à juste titre entrer dans la catégorie des simulacres, en tant que recyclages, produits hybrides mélangeant les emprunts, le pastiche, le citationnisme, dans un brouillage délibéré des sources. Alors, toutes ces productions postmodernes relèveraient à plus d’un titre du plagiat. Cette dérive est bien sûr observable en architecture dès les années 1970, aux USA, au Japon et en Europe, le recyclage et le « citationnisme » sont à l’œuvre par exemple chez Ricardo Bofill, dans ces villes nouvelles qu’il conçoit et construit autour de Paris, comme à Marne-la-Vallée où les HLM singent Versailles.
Philippe Dagen et Rainer Rochlitz prennent en compte l’évolution du statut juridique de l’œuvre d’art contemporain échappant aux catégories traditionnelles, comme la performance et l’installation, pour reposer le problème du plagiat dans l’art contemporain[19].
Dans le domaine musical, Peter Szendy réactualise un texte méconnu de Théodor Adorno sur « La musique volée » dans lequel est analysée la concordance de l’apparition de la figure du compositeur au XIXe siècle avec le développement du capitalisme et l’émergence du thème de la musique volée[20]. Le téléchargement massif de musiques et de films par des millions de jeunes et moins jeunes sur Itunes et autres sites amplifie ce phénomène jusqu’à le rendre universel, entraînant la panique des industries culturelles, musicale et cinématographique, impuissantes à le juguler. Enfin, les nombreux logiciels de MAO (Musique Assistée par Ordinateur), permettent par leurs menus et leurs infinies combinatoires de jouer des techniques de Sampling (recopiage) et de Remix (réassemblage) pour transformer tous types de musiques, déplaçant infinitésimalement les sons, les notes et les accords pour se les ré attribuer indûment. Ici encore, nous serions devant des productions qui relèveraient du plagiat.
Je voudrai enfin aborder comment le plagiat devient lui aussi le sujet de certaines fictions contemporaines, manifestant par là- même la marque, le symptôme d’un phénomène culturel, social et historique, celui de la Postmodernité.
Pascal Bruckner aborde dans un roman, le calvaire psychologique du plagiaire. Benjamin Tholon arrive un jour aux urgences de l’Hôpital de l’Hôtel Dieu, hanté par le fantôme étouffant de l’auteur qu’il a plagié. Hélène tente d’exorciser ce fantôme et de rendre confiance à Benjamin en l’emmenant en voyage en Suisse. Au cours de ce voyage, le couple est retenu prisonnier et devient l’objet d’un marchandage sordide : Benjamin doit livrer Hélène à un pervers pour pouvoir inhaler la jeunesse et la beauté de la jeune femme[21].
Henri Troyat a aussi fait de ce malaise envahissant le plagiaire, le sujet d’un roman connu. Jacques Sorbier s’est laissé convaincre par sa maîtresse de publier sous son nom, le roman de son défunt mari. Malgré le succès retentissant de ce roman, le plagiaire se sent envahi par la présence du plagié, jusqu’à la perte et de son identité et de sa raison. Fable très morale, donc[22].
Stephen King ajoute la folie extrême à ce syndrome du plagiaire. Morton Rainey, auteur à succès, se retrouve un jour accusé par un inconnu d’être un plagiaire. Sous l’effet d’une telle accusation, il devient fou, hanté par la peur d’avoir déjà succombé à cette tentation du plagiat. Dramatiquement, s’introduit le doute que cet accusateur est le produit de l’imagination de son esprit malade, suscité par la culpabilité du plagiat de cet étudiant qu’il a jadis copié pour obtenir son premier succès[23].
Jean-Paul réinvente le cycle diabolique du plagiaire découvrant en fin de compte que l’auteur qu’il plagie était lui-même plagiaire. Dans cette fiction, Fibel est l’auteur d’un abécédaire dont le narrateur décide d’écrire la biographie. Quand il découvre un jour sur des papiers servant d’emballage, les morceaux d’une biographie déjà rédigée, il n’hésite pas à recoller ces morceaux et à les publier sous son propre nom. Il apprend ainsi que son maître, l’auteur original était lui-même un plagiaire[24].
Jean-Marie Poupart revisite le polar dans lequel le véritable mobile d’un meurtre semble être le plagiat. Thomas Charbonneau est un écrivain renommé dont le dernier roman a été plagié par son directeur hiérarchique, Mr Mauger. Par hasard, il descend un soir au parking après avoir récupéré son fusil de chasse réparé par son armurier. Il arrive au moment où l’ex- femme de Mauger vient d’assassiner son mari dans sa voiture au parking. Comment empêchera-t-on la police de penser que le plagié n’est pas le vrai coupable ?[25]
Enfin, Jean-Bernard Pouy et Marc Villard vont se réunir pour retrouver le labyrinthe de Borges, par la réécriture à quatre mains d’une douzaine de nouvelles qu’ils s échangent, à travers un double regard sur une situation donnée. Ils superposent ainsi les points de vue doubles faisant fi de leur subjectivité et de celle des protagonistes. Chez Pouy et Villard, il y a le besoin évident de s’approprier le texte de l’autre tout en s’amusant, alors que chez Jorge Luis Borges, Pierre Ménard s’identifiait tout en se distanciant à Cervantès, pour réécrire le Quichotte, aboutissant à un chef d’œuvre, celui de Cervantès, qui, en réalité était celui de Ménard. Dans ce recueil de nouvelles, pourtant de temps en temps, l’un s’identifie à l’autre, Pouy devient Juillard et réciproquement. Les thèmes des nouvelles tournent autour du noir et de la tragédie. Les personnages burlesques et violents restent très humains et doués de raison[26].
Ainsi, plus qu’un problème de réécriture usurpée, se généralisant à l’ère du numérique et de la Postmodernité, le plagiat reste d’abord un thème fécond pour de nombreuses fictions et romans : « Le thème du plagiat offre de multiples ressources à l’imagination de l’écrivain : de la ruse innocente au scandale, de l’énigme au règlement de compte, du canular à la crise d’identité, le thème du double volé comporte un bon nombre des ingrédients chers aux romanciers. […] Plus qu’un motif littéraire, le plagiat est une opportunité idéale pour le romancier d’exprimer ses angoisses, ses hantises et ses hontes de façon détournée[27].
[1] Borges Jorge Luis : Fictions, éd. Gallimard, collection Folio, Paris, 1983, p. 65.
[2] Borges Jorge Luis, id ibidem, p.69.
[3] Borges Jorge Luis, id ibidem, p. 70.
[4] Borges Jorge Luis, id ibidem, p. 73.
[5] Borges Jorge Luis, id ibidem, p. 76.
[6] Roger Philippe & Compagnon Antoine : Copier, voler :les plagiaires, préface de Critique n° 663-664, Paris, 2002, p.7.
[7] Maurel-Indart Hélène : Du plagiat, PUF, Paris, 1999, p. 37.
[8] Weill : La revue de presse, Le Monde, jeudi 24 octobre 2002.
[9] Maurel-Indart Hélène, Le plagiat en 2001, analyse d’un grand cru, Critique n° 663-664 p. 24.
[10] Le Bihan Adrien : La fourberie de Clisthène, éd. Cherche-bruit, Espelette, 2008.
[11] Sarkozy Nicolas : Georges Mandel, le moine de la politique, éd. Grasset et Fasquelle, Paris, 1994.
[12] Laske Karl & Valdiguié Laurent : Nicolas Sarkozy ou le festin de Brutus, collectif Victor Noir, éd. Denoël, Paris, 2005.
[13] Favreau Bertrand : Un clémenciste en Gironde, thèse d’Histoire contemporaine, Université de Bordeaux III, 1968.
[14] Sarkozy Nicolas : Georges Mandel, le moine de la politique, éd. Grasset et Fasquelle, Paris, 1994.
[15] Dumoulin Laurent : Angot salue Guibert, in Critique n° 663-664, p. 28.
[16] Rabau Sophie : Le mouchoir de Scarlett, entre ressemblance et reconnaissance, Critique n° 663-664, p. 18.
[17] Weissberg Jean-Louis : Couper-coller n’est pas plagier, Critique n° 663-664, p. 32.
[18] Baudrillard Jean : Simulacres et simulation, éd. GALILEE, Paris 1981.
[19] Rochlitz Rainer : Scripts, brevets et contrats, œuvres contemporaines et institution muséale, Critique n°663-664, p.52.
[20] Szendy Peter : Notre époque de plagiats, Critique n°663-664, p. 44.
[21] Bruckner Pascal : Les voleurs de beauté, éd. Grasset, Paris, 1997.
[22] Troyat, Henri : Le Mort saisit le vif, éd. Plon, Paris, 1942.
[23] King Stephen : Vue imprenable sur jardin secret, éd. Minuit 2, collection J’ai lu, Paris, 1993.
[24] Paul Jean : La vie de Fibel, éd. Union Générale, Paris, 1967.
[25] Poupart Jean-Marie : Bon à tirer, éd. Boréal, Paris, 1993.
[26] Pouy Jean-Bernard & Marc Villard : Tohu-bohu, éd. Rivages/noir, Paris, 2007.
[27] Maurel-Indart Hélène : Du plagiat, Op.cit, p.99.