De Cet Amour-là

antoine19

DE CET AMOUR-LA

Chapitre 1

Le Bruit

Selma avait vu son visage surgir de la multitude, un visage d'homme comme une réplique de quelque chose qu'elle portait enfoui en elle et qu'elle avait reconnu. Mais cela ne s’était imposé que lentement, cela avait mûri avant d'éclater. De ce fait, du fait du temps que cela avait pris, elle s'était trouvée incapable de dire elle l'avait vu apparaître dans sa limpidité solaire.

Les derniers jours avaient été un torrent. L'inauguration de la plate-forme, la réception à l'agence, l'ambassade, la soirée interminable, l'aéroport de Stavanger, le transit à Londres, et puis Paris, la navette, le métro, les rues populeuses, toutes ces vagues de visages, toutes ces foules convergeaient en elle et se mêlaient sans qu'il soit possible de trier. Elle se coucha après avoir pris une douche rapide et s'en remit au sommeil. Pour la première fois depuis des semaines, des mois, elle avait quelques jours devant elle, quelques jours à Paris sans contraintes.

Selma se berçait du silence retrouvé, de sa profondeur poudreuse, et de sa solitude reconquise. Elle n'aurait pas pu dire combien de nuits la séparaient de la précédente qu'elle avait passée dans ce lit, son lit, dans son appartement de la rue Mazarine. Un torrent, de bruits, de visages, de décisions, de contraintes, un torrent, c'était de cela qu'elle s'était échappée. Elle avait trois jours devant elle, trois jours.

Selma éprouvait du bout de ses pieds le coton un peu rêche de la couette et le contact très léger du drap sous lequel elle sentait les losanges très marqués des coutures du matelas. Elle sentit un frisson la parcourir le long des jambes, elle n'avait pas froid, pas exactement. Elle songeait, elle songeait à la dernière fois que son corps avait été caressé, caressé vraiment. Pas de façon mécanique et codifiée avec en point de mire la pendule et l'angoisse légère du réveil très tôt le lendemain, pas de façon maladroite et appliquée par des mains légèrement tremblantes. Elle songeait à la dernière fois où elle avait ressenti cette force si profonde s'éveiller en elle dans un effleurement de tout un corps, un corps d'homme. Elle se souvenait aussi de l'odeur, cette odeur de sous-bois et de feu. Elle pouvait y penser avec tendresse maintenant, deux années étaient passées, et elle l'avait choisi, elle avait quitté Kinshasa dans le matin blanc, Werner avait détourné les yeux il regardait déjà vers les terres australes, elle montait l'échelle frêle de l'avion, la porte en claquant avait posé son couvercle sur ces années, sans regret.

Selma songeait au contact d'un corps, pas à Werner, cet aspect-là étaie sans zones d'ombre. Elle se recroquevilla en serrant ses mains entre ses cuisses, elle ressentit une douce chaleur l'envahir. Elle vit le visage qui sortait de la multitude, enfin débarrassé du bruit. L'image se construisait par fragments, il fallait laisser venir. Elle se laissa porter dans un demi-sommeil, dans l'odeur des draps propres mais légèrement renfermés. Elle avait eu du mal à ouvrir des fenêtres pour aérer en rentrant. Le bois avait dû jouer un peu. Elle n'était pas repassée par Paris depuis l'automne, mars avait été pluvieux selon toute probabilité, les pots sur la terrasse étaient encore plein d’une eau trouble et les plantes qui n'avaient pas crevé avaient un feuillage jauni, des hortensias ramenés de Belle-Île un été. L'été des grandes marées, comme elle l'appelait pour elle, l'été qui lui avait permis de sauter le pas. Elle se revoyait avec Sarah comme dans leur enfance, elle n'avait que deux ans d'écart et l'âge adulte avait gommé toute différence d'âge. Elles étaient toutes deux au début d'un chemin, elles faisaient durer le temps dans les grandes marées. Sur les plages luisantes d'humidité, les grèves libérées et offertes, l'océan était parti si loin qu'on pouvait presque se demander s'il reviendrait un jour, ou s'il avait lui aussi décidé de changer d'horizon. Elles avaient arpenté des après-midi durant les routes et les sentes de l’île, comme pour en cerner enfin tous les recoins et partir tranquilles.

Selma s'était retrouvée dans le train avec son plan d'hortensias, les racines protégées dans du papier d'aluminium. Le dimanche matin, elle l'avait planté dans un pot qui avait contenu une azalée dont il ne restait que quelques branches sèches. Le lundi, elle embarquait à Charles-de-Gaulle en direction de Kinshasa pour la première fois. Elle se souvenait bien de ce qu'elle avait et trouvé en arrivant là-bas, la chaleur, le ciel plombé et bas, les tracasseries administratives, le découragement, et puis l'attente dans une salle sans fenêtre et la voiture sinistre, très soviétique dans sa silhouette, qui l’avait menée sur une route cabossée jusqu'à l'ambassade.

Elle était dans cette phase du sommeil encore inquiète où l'on a parfois l'impression de sursauter et de tomber en arrière. Elle venait de revoir ce visage solaire, il se détachait sur un fond trouble plein de lumières fanées et d'ombres pourpres, elle aurait voulu savoir son prénom, au moins son prénom. Les lumières fanées, comme celles d'un pub ou d'une taverne, comme celles de la boutique ‘EAT’ où elle avait pris un sandwich à Londres, à l’aéroport d’Heathrow, dans le Terminal 3, celui des vols extra-européens, un sandwich sophistiqué comme seuls les Anglais savent les faire.

Selma n'aurait pas parié, mais cette lumière fade s'associait à ce lieu, sans qu'elles soient en mesure de l'expliquer. Elle revoyait l'enseigne en grosses lettres, et les étagères couvertes des produits tendances, soupes de légumes bio, granités, yaourts couverts d'amandes pilées sur lit de confiture issue du commerce équitable, pain aux graines et à l’épeautre, barres céréalières maisons au toffee, la liste des produits était presque infinie. Elle revoyait aussi les Indiens assis en tailleur qui jouait aux cartes, d'autres allongés sur les banquettes pieds nus, d'autres encore veillant jalousement sur d’étonnants instruments de musique, cithares et percussions inconnues, elle s'était dit qu'il devait s'agir d'un orchestre en tournée. Il n'y avait que des hommes, à l'élégance raffinée, des chemises sombres pleines de reflets et de fils d'or, des redingotes à col Mao cintrées, des pantalons tantôt amples, tantôt ajustés qui faisaient des silhouettes de théâtre d'ombres. Elle les avait observés avec passion, ils portaient avec eux leur monde, rien ne semblait leur peser, ni le temps, ni le bruit ambiant, ni le manque de place sur les banquettes en arc-de-cercle, ils avaient plus de six heures d'attente, l'avion pour Dehli était retardé. Et puis le panneau lumineux avait affiché son vol, BA 8486 Paris, Gate 21, elle avait attrapé son sac à dos et elle avait foncé en suivant le fléchage. A ce moment précis, elle avait ressenti une angoisse légère lui serrer un peu la gorge, presque rien, une gêne au moment de déglutir, l'impression d'avoir peut-être pris froid, et c'était dans ces considérations, l'œil rivé sur les flèches jaunes et les inscriptions en noir qu'elle avait vu déferler sur un escalier roulant une coulée humaine à la surface de laquelle ce visage d'homme glissait dans son irradiante beauté. Le flot avait ensuite pivoté pour s'engouffrer devant elle sur un tapis roulant, tout avait été très vite. Leurs yeux s'étaient croisés.

Selma le ressentait comme une évidence, c'était ce qui avait dû frapper sa mémoire, il y avait eu une réciprocité immédiate, un accord. Elle avait été emplie d'une certitude, aussi ridicule que cela puisse sembler si elle l'avait formulé ou raconté à quiconque, mais cela n'en était pas moins là. Comme ce rêve qu'elle avait fait, adolescente, et qui l’avait tant marquée qu'elle avait cherché à le retranscrire dans le journal qu'elle tenait à l’époque. Dans son rêve elle n'avait fait que prendre par la main un garçon de sa classe au regard doux, mais qu'elle n'avait pourtant pas particulièrement remarqué, et, toujours dans son rêve, ils s'étaient mutuellement considérés longuement du regard et ce regard contenait tout, il contenait le monde, l'avenir, la sérénité. Le rêve s'achevait dans une sensation d'infinie tendresse et de paix. Au réveil elle avait ressenti la déception et le manque, elle avait consigné par écrit ce songe pour au moins tenter de garder vivante cette émotion de tout son être. Le plus drôle était que le garçon en question était assez insignifiant dans le monde réel, il avait un visage régulier comme celui des adolescents des toiles du Caravage, mais jamais ils n'avaient vraiment parlé, et elle n'avait rien voulu provoquer. Elle ressentait presque un peu de honte ou de gêne à le croiser, comme s'il avait pu la percer à jour.

Selma s'étonnait de la proximité qu'elle avait encore avec cette impression de plénitude et de simplicité qui avait accompagné cette période. La fin du lycée, l’été interminable qui avait suivi, les séparations aussi d'avec ceux qui l’avaient accompagnée pendant plusieurs années. Elle passait de longues après-midi dans les allées du Luxembourg à observer, à se perdre, ensuite elle partirait pour l’université canadienne où elle avait été reçue, relations diplomatiques et sciences politiques, elle allait enfin voir le monde. Elle avait revu le garçon une dernière fois dans une fête, et puis l'ambiance, la fatigue, l'alcool aidant, elle avait voulu lui dire cette plénitude du rêve. Mais les choses avaient tourné différemment, il avait posé une main sur son épaule et l'autre sur ses seins, et leurs bouches s'étaient effleurées, à peine, et la conversation n'avait pas été au-delà. Le sommeil les avait attrapés, leurs jambes emmêlées dans un canapé raide. Le petit matin avait été silencieux, ils n'avaient su que dire, ils s'étaient promis de s'écrire, et puis.

Selma se releva, elle avait soif, on ne boit jamais assez pendant ces voyages, on passe plus de temps à attendre en s'en plaignant qu'à profiter de ces moments pour réfléchir. Elle se sentait vide, comme si elle était tombée de l'avion en vol, comme si elle avait été arrachée à sa chambre norvégienne pour être parachutée au-dessus de son lit parisien. Le séjour à Stavanger avait été court, mais fructueux. Sörberg avait été satisfait, elle avait accompagné les Lettons à la conférence, ils avaient été bien reçus, le groupe était reparti emballé, le contrat était signé. Cependant elle n'avait presque rien gardé de cette semaine, elle agissait comme un robot, elle le sentait, Sörberg était d'ailleurs resté un moment figé en la voyant arriver. Ils s'étaient déjà rencontrés plusieurs fois, mais elle n'avait pas semblé le reconnaître d'abord, elle s'était montrée distante, protocolaire. Ensuite, l'atmosphère s'était un peu détendue. Elle était trop sollicitée, elle savait, et surtout, il n'y avait rien d'autre, rien.

Elle avait entendu cela résonner en elle, au moment du décollage, elle n'avait pas ressenti cette appréhension habituelle. Stavanger vibrait sous les roues de l'avion et elle ne ressentait pas une once d'inquiétude, cela n'avait pas d'importance, elle pouvait disparaître.

Il n'y avait rien en elle, rien, rien à regretter ou à perdre.

Selma sentit les larmes lui piquer les yeux. Elle s'assit sur le lit en scrutant le ciel au travers des stores. Elle avait longtemps repoussé l'évidence, tout le monde le lui avait dit, déjà, depuis longtemps. Elle revoyait le visage de sa grand-mère, sa peau tellement douce et tellement fripée comme une vieille pomme, et ces mots si tendres et si justes qu'elle avait eus. Tu cherches au bout du monde ce qu'il te faudra trouver en dedans. Et la vieille dame s'était assoupie dans le soleil tiède de l'après-midi, au loin la campagne s'étendait en carrés verts et jaunes, c'était l'été. 

Après quatre années à Toronto elle s'était retrouvé à parcourir l'Afrique à partir de son point d'attache à Kinshasa pendant plus de trois années, à la recherche d'un compromis pour libérer ces pays des corruptions autour des marchés des matières premières, en vain. Ensuite il y avait eu les pays baltes et la Scandinavie, presque deux ans et demi, dans les compromissions autour des énergies, pétrole, gaz, pétrole, gaz, une pente aride à gravir qui terrasse les idéaux et les illusions, la nouvelle donne n'était pas près de s'imposer, éco-responsabilité et équité avaient encore à patienter.

Selma en était là, de retour à Paris, pour la première fois en huit mois, lundi ce serait Riga, à la rencontre de nouveaux investisseurs et peut-être Varsovie avant un retour à Oslo, et puis de nouveau Moscou, Riga, Stavanger, jamais plus d'une semaine dans chaque lieu, rien à faire de précis en dehors du travail, pas d'intimité si ce n'était celle, confinée, des chambres d'hôtel ou des appartements meublés. Elle sentit les larmes couler sur ses joues. Rien, il n'y avait rien. Le soleil se levait, déjà le ciel devenait blanc. Elle avait dû dormir au milieu de tout ce fouillis de pensées et de réminiscences, le sommeil n'avait rien réparé. Elle se retourna dans son lit, à la recherche d'un peu de chaleur et se pelotonna encore quelques heures.

Les sons de la ville qui s'activait finirent par la tirer de sa torpeur, la lumière grise nimbait l’appartement. Elle se souvint que c'était vendredi, à Paris, au mois de juin.

Selma sentit de nouveau les larmes lui monter aux yeux, elle se reconnaissait dans ce regard désolé, et cela lui était presque insupportable. Autour d'elle son appartement était immobile, des plantes mortes ou mourantes, de la poussière, des meubles aux lignes épurées et sans âme, une odeur de moisi et de fait, un air trop rare. Elle sauta de son lit, il fallait qu'elle sorte. Elle chancela un moment, comme en équilibre au-dessus du vide, elle se demandait encore pourquoi elle avait voulu passer par Paris avant Riga.

Elle était seule, les bruits étaient lointains, comme si elle avait été sur un sommet et que du fond de la vallée montaient les raclements des cailloux dans le lit du torrent.

Chapitre 2

La Chute

Selma prit l'escalier vivement d'abord en s'agrippant à la rampe comme par jeu, arrivée presque en bas elle ralentit le pas. Elle avait descendu les six étages dans un souffle, sans y penser, dans la lumière salie, filtrée par les fenêtres coupées en losange aux carreaux jaunes et verts. Elle hâta de nouveau le pas dans le tunnel d'ombre du hall et exerça une vive poussée sur la porte pour la faire céder. Elle leva bien haut le pied pour enjamber le seuil. Le soleil encore pâle l’accueillit dans la rue, elle regarda à gauche puis à droite et constata qu'elle n'avait pas de projet, c'était un vendredi de juin à Paris. Elle pensa à son amie Sonia, il faudrait qu'elle l’appelle, elle le faisait toujours quand elle passait par Paris.

Selma avait faim, cela au moins c'était du tangible. Elle se laissa glisser vers le Pont-Neuf pour regarder l’eau filer sous ses piliers de pierre blonde, puis elle retourna vers la rue de Buci à la recherche d'un bar où boire un thé et grignoter quelques viennoiseries. Elle ressentait une lourdeur bien connue sous ses yeux, elle avait le dos noué, les reins un peu douloureux, le manque de soleil se faisait ressentir, d'autant plus qu'elle n'avait rien de particulier à faire pour s’oublier. S'oublier, c'était le mot, cela correspondait à une stratégie, inconsciente sans doute, mais efficace, s'oublier, se dissoudre dans le mouvement, les voyages, les négociations. De là où elle était assise en terrasse, au Bar du Marché, elle avait une vue sur la rue de Seine. Elle se prit à observer le flot des touristes, distraitement d'abord, puis de façon plus attentive. Il y avait aussi les parisiens, certains oisifs, d'autres affairés. Tous ces gens se photographiaient, trituraient, pianotaient sur leur Smartphone, ils s'arrêtaient d'un coup en pleine rue et oubliaient tout pour consulter fiévreusement un message. Les touristes posaient les uns pour les autres en faisant des grimaces ou en se serrant les uns contre les autres dans des poses plus convenues.

Selma paya sa consommation et se mit à marcher sans y penser, entraînée par le mouvement général. Le soleil commençait à diffuser sa douce chaleur, le ciel était d'un bleu clair à peine voilé. Après quelques minutes, la tête lui tourna, elle n'étaient pas habitués à cela mais sentit la nécessité de s’arrêter. Elle avait l’impression que sa gorge la gênait, elle défit un peu son écharpe de soie légère pour reprendre son souffle et s'assit au hasard sur une des chaises de rotin disposées devant une brasserie, Le Conti, au carrefour de la rue de l’ancienne Comédie. Elle s'était laissé tomber plutôt lourdement sur la chaise, si bien que son dossier vint buter assez vivement contre la vitrine. Elle n'y prit pas vraiment garde, elle remit sa chaise en place et tourna son visage vers le ciel. Elle voyait les balcons fleuris de géraniums et d'impatiences, les fenêtres majestueuses des immeubles parisiens en pierre élégante, la course des oiseaux dans le ciel délavé.

Selma ne réagit pas tout de suite, cependant il y avait quelque chose, un bruit qui la fit se retourner. Au-delà du reflet, dans la salle sombre de la brasserie, se trouvait un homme assis, juste de l'autre côté de la vitre. Il articulait quelque chose à son intention. Selma plissa les yeux pour percer le reflet, c'était un homme jeune, aux cheveux souples d’un blond foncé mais lumineux. Cet homme lui parlait à travers la vitre, mais elle n'entendait rien d'autre que la rumeur de la rue il aurait été bien en peine de lire sur ses lèvres, malheureusement. La situation était insolite, l'inconnu continuait de lui parler à travers la vitrine, et lui montrait quelque chose de l'index. Elle détourna un moment les yeux de l'intérieur pour regarder la rue, mais ne dit rien de particulier. Elle haussa les épaules, un peu lasse. De nouveau elle perçut un martèlement, l'homme tambourinait à la vitre de son index plié. Il approcha son visage auprès de la vitre en lui faisant signe de venir à l'intérieur. Il faisait également un geste en direction du sol, mais elle ne saisissait pas son sens. Elle se trouva stupide mais franchit le seuil, d'un bond, en poussant la porte à double battant de la brasserie, et fouilla l'ombre relative du lieu à la recherche de l'inconnu. Elle eut vite fait de le repérer et s'avança assez vivement dans sa direction. L'homme n'avait pas bougé de là où il se trouvait, il ne fit pas même un geste pour se lever, mais son visage rayonnait littéralement en voyant Selma s'approcher. Sans savoir pourquoi elle s'assit face à lui. Il la regardait en silence, un large sourire aux lèvres. Elle ne se laissa pas désarçonner, elle devait se laisser porter, c'était son credo du jour.

-Vous disiez ? Je ne vous ai pas entendu.

-Vous êtes perdue aussi ? Il avait une voix légèrement cassée, et un accent un peu intrigant, peut-être italien ou grec, quelque chose de chantant, mais aussi un peu rude dans les intonations.

-Perdue ? Non… Je suis seulement… J'avais besoin de m'asseoir…

-Ah, je vois !

-Vous voyez ?

-Comme moi, n'est-ce pas… Vous avez du mal ? Il fit un geste en direction de son pied droit qui dégagea de sous la table. Il portait un bandage à la cheville, une sorte d'atèle en tissu rigide bleu marine. Selma remarqua une béquille posée en équilibre contre la banquette derrière l’homme.

-Oh, vous vous êtes blessé ?

-Oui, on peut dire cela, en quelque sorte… Je suis blessé. Une chute, vous voyez ?

-Ah, vous êtes tombé ?

-Je ne sais pas dire vraiment, une malchance… Oui, c'est ça… Maladroite ?

-Une maladresse ? Vous… ?

-J'ai mis le pied sur un… Comment dire… Il montra le foulard au cou de Selma.

-Une écharpe ?

-Oui, dans un escalier mécanique, vous voyez, en descendant, et… Voilà, une chute.

-Pas de chance, remarqua Selma.

-Mais, je ne pense pas, l'essentiel, comment vous vous appelez… C'est cela le plus important, non ?

Selma émit un rire franc, cet homme n'était pas que maladroit dans ses gestes.

-Je m'appelle Selma, et vous ?

-Vlad, je viens de Split, Vlad Galdović, vous savez, la Croatie, oui ?

-Oui, bien sûr, je n'y suis jamais allé, mais j'ai beaucoup…

-Un pays très beau, très magique pour moi, même si cela a été très brutal avant, très abîmé… La guerre, la discorde, c'est une chose très dure…

-Je l'imagine bien… J'ai connu cela, différemment bien sûr, pas dans mon pays, pas comme vous, c'est vrai, mais j'ai vu des pays défigurés, brisés, en Afrique… Vous connaissez le Congo ?

-Pas encore, je n'ai pas beaucoup voyagé en dehors de l'Europe pour l'instant, un peu en Asie.

Selma tourna son visage vers la salle, le garçon s'activait derrière le comptoir son prêter spécialement attention à eux. Vlad avait une tasse de café vide devant lui. Il fit un geste.

-Vous voulez boire, oui ?

-Pourquoi pas ? Un café, et vous ?

-La même chose, je n'en ai bu qu'un seul, alors je peux encore, n'est-ce pas ?

Il fit un signe au garçon qui prit leur commande et s'esquiva avec une mine d'ennui absent.

-Vous êtes perdue, j'avais cru… ?

-Non, non, pas exactement, en fait…

-Ah, vous êtes un peu, alors… Moi, complètement… J'ai voulu voir une église, mais je n'ai pas su… Il a fallu trop marcher, alors, j'ai fait une pause…

-Moi aussi, je faisais une pause, seulement une pause… Je ne suis pas dans un endroit inconnu, je ne suis pas perdue de cette façon-là, c'est autre chose… Je suis sorti sans savoir…

-Sans savoir que vous alliez me rencontrer ! Vlad partit d'un rire chaleureux, Selma rit aussi sans savoir pourquoi. Elle suivait les contours de son visage, un visage fin aux traits doux mais affirmés, ses cheveux ondulés, ses yeux d'un gris un peu trouble, sa bouche sensuelle, ourlée, son teint frais au hâle léger, tout cela créait une harmonie charmante. Selma ne trouvait pas de mots justes, pas beau, pas seulement beau, songea-t-elle, charmant. Ce qui dans son idée était tout à fait supérieur à la perfection plastique de par sa capacité de ravissement, comment lutter pour résister contre le charme. Fallait-il d'ailleurs résister, un jour comme celui-là où son projet n'était que de se laisser porter ? Elle attendait. Elle écoutait. Elle avançait dans le sens du courant.

-Vous pouvez marcher un peu, demanda-t-elle après un temps.

-Oui bien sûr, sauf si vous voulez me pousser dans les escaliers électriques, non ? Il rit encore. Le garçon apporta les cafés. Selma resta un temps sans rien dire, elle observait les mouvements de la rue, de plus en plus fournis et foisonnants.

-C'est quoi cette église ?

-Comment ?

-L'église que vous vouliez voir, vous avez dit… Quand vous vous êtes perdu… C'est loin ?

-Je ne sais pas, il rit. C'est bien le problème. J'ai mal regardé sur le plan, je pense, c'est stupide… J’ai erré… On dit cela ? Oui ?

-Parfaitement. Errer. C'est un joli mot, je trouve.

-Saint-Séverin, vous connaissez je pense… ?

-Oui, enfin, je vois très bien où elle se trouve… C'est tout près d'ici…

-Vraiment ?

-Oui, à cinq minutes… Selma se ravisa en pensant au pied de Vlad. Peut-être dix minutes… Vous avez une entorse ou bien… ?

-Oui, entorse ils ont dit, ou torse, non ?

-Entorse, on dit cela…

-Non parce que je pensais au pilier, dans Saint-Séverin, vous savez ?

-Non, je ne… Je ne sais pas…

-Mais vous connaissez l'église, certainement.

-Je… Non je ne crois pas y être entrée. Jamais.

-Oh, c’est très dommage. C'est le gothique flamboyant, vous voyez, il y a une sorte de curiosité, une chose un peu rare, ou étrange peut-être on peut dire cela. C'est un pilier tors.

-Tors ?

-Oui, ou il faut dire une colonne torse, je ne sais pas.

-C'est possible. Je ne connais pas bien l'architecture… Je…

-Eh bien, c'est dans le déambulatoire de l'église, une colonne très spéciale, comme une torsade. Je voulais voir cela depuis longtemps. Elle est comme ma jambe, oui, torse ! Il repartit de son rire en cascade fraîche.

Selma le regardait, décidément il était étonnant et délicat sans affectation.

-Nous pouvons y aller, d'accord, vous me montrerez ?

-Ce serait un plaisir si vous voulez.

-La colonne torse… comme votre jambe.

-Exactement ! Il rit encore. Oui, ils ont dit ça à l'aéroport. Entorse. J'ai pour trois semaines à attendre, ils m'ont dit.

-À l'aéroport ? Mais vous avez vu un médecin ?

-Oui, à Londres, je suis tombé là-bas dans l'escalier. Ils m'ont soigné. Très gentils, très accueillants pour moi avec mon mauvais anglais. Mon anglais est pire encore que mon français vous savez.

-Vous étiez à Heathrow, c'est fou ! Moi aussi, j'arrive de Londres, enfin de Norvège, mais j'ai passé quelques heures à Heathrow, hier.

-Non, je ne crois pas cela, j'ai eu ma chute hier à Heathrow, exactement. Le Terminal 3, près des boutiques duty-free. C'est drôle de hasard. On dit cela, le hasard ? Oui ? Il rit

-On le dit…

Selma se sentit troublée très profondément. Le hasard, que penser de cela, c'était une coïncidence, rien d'autre, non rien d'autre. Elle se refusait à réfléchir ou à analyser, il n'y avait rien à chercher, rien à comprendre. Elle ne pensa pas non plus à cette sensation qui ne l'avait pas quittée de la nuit. Le visage inconnu et pourtant si cher, ce visage si beau, si réconfortant et pourtant tout neuf.

-Si cela est possible, nous nous sommes vus là-bas, sans le savoir, peut-être vous m'avez vu quand j'avais encore de pied correct, non ?

-C'est possible… Selma restait songeuse, elle ne le cédait pas à l’hilarité comme Vlad, elle se tracassait de choses plus souterraines, plus indicibles.

-Ça va, vous… ? Vous êtes toute pâle, vous voulez manger un peu… Vous étiez fatiguée c'est vrai, tout à l'heure, non ?

-Ce n'est rien… Oui juste de la fatigue… Heathrow, quand je pense, quelle cohue… !

-Cohue ? Qu'est-ce que c'est ? demanda Vlad en écarquillant ses yeux presque verts à cet instant.

-Le monde, la foule, le bruit… Tout ce grouillement, je me dis… J'avais l'impression d'être un insecte là-dedans, pas vous ?

-Une fourmi, oui, vous voulez dire, c'est cela, tout autour des colonnes de petites bêtes qui grouillent… Il jeta un regard vers la rue qui s'était animée tout à fait. Le Quartier Latin ce n’est pas mal aussi toutes les fourmis touristiques… C'est la vie aussi cela, non ?

-Oui, vous avez raison, c'est la vie… C'est étrange la vie parfois…

-Je suis d'accord, nous sommes là, hier c'était Heathrow, vous avez la chance que ce n’est pas votre écharpe que j'ai écrasée… La dame à Heathrow je l’ai fait tomber un peu, elle a crié, c'était… terrible. J'étais très maladroit, vraiment…

De nouveaux, il rit en rejetant sa tête en arrière et en découvrant de belles rangées de dents nacrées. Il commença à se dégager de la banquette et saisit sa béquille de la main droite.

-Nous allons voir l'église, d'accord ?

Selma attrapa le bras gauche de Vlad pour l'aider, il se dégageait de lui une odeur de bois un peu musquée et fraîche. Ils sortirent de la brasserie et descendirent la rue en direction boulevard Saint-Michel. Selma se sentit sereine comme cela ne lui était pas arrivé depuis longtemps. Elle revoyait maintenant le visage solaire, elle ne pouvait plus en douter, c'était absurde, mais c'était bien lui, indiscutablement.

Chapitre 3

L'Ombre

Selma tenait le bras de Vlad, de la main gauche elle palpait distraitement la trame légère de sa veste de lin fauve, il portait une chemise d'un blanc un peu ivoire, un pantalon d'une coupe élégante assortie à sa veste, ses chaussures de cuir miel étaient effilées à la mode italienne. Il avait de l'allure, se disait-elle, un chic à la fois raffiné et original, une belle stature élancée. Ils avançaient tranquillement sur le boulevard Saint-Michel en silence. C'était ce qui était le plus troublant pour Selma, ce silence, un silence complice, sans aucune gêne, ce silence de vieilles connaissances qui n'embarrasse pas. Souvent au départ d'une relation ce silence est impossible, il est la marque d'une incompréhension, d'un manque de communication, d'une inadéquation entre des êtres qui semblent dire qu'ils n'ont rien de commun. Mais ce silence-là était d'une tout autre nature, c'était un silence apaisé, aucun des deux ne cherchait une conversation nouvelle pour réveiller une flamme vacillante qui menaçait de s'éteindre coupant ainsi toute forme de lien. Vlad observait, c'était palpable, il savait voir. Il montra à Selma un détail amusant sur un toit, qui lui donnait l'aspect d'une pagode, plus loin il fit une remarque sur les arbres dont les feuillages déjà fatigués témoignaient de la mauvaise qualité de l'air et de l'absence de pluies suffisantes, ensuite il lui fit remarquer un goéland qui semblait s'être égaré un peu loin de son port d'attache.

-Il est comme moi, celui-là, remarqua Vlad. Il est loin de chez lui, alors il tremble un peu d'être perdu.

-Mais vous n'êtes pas vraiment perdu, regardez, on aperçoit le clocher…

-C'est vrai, mais par ce que j'ai trouvé un bon guide, il rit en tapotant la main de Selma toujours posée sur son avant-bras gauche. Pour cela il avait dû s'arrêter et lâcher un instant sa béquille. Il pensait l'avoir calé contre sa hanche droite mais elle glissa au sol.

-Décidément, je suis mal à…

-Maladroit ! Selma se baissa pour rattraper la béquille. Confisquée ! Vous allez essayer sans !

-Je ne suis pas sûr, c'est… Vlad fit un pas, lourdement, il s'appuya plus fort sur Selma en passant son bras gauche sur ses épaules. Je vais vous écraser, non, c'est… Je vous demande pardon.

-Mais non, c'est parfait comme ça, vous ne m'écrasez pas, pas du tout… Je garde la béquille. Elle la saisit par le milieu, de la main gauche, et donna une impulsion pour aider au mouvement.

-Vous êtes tellement fine, je veux dire, pas maigre… Non, je ne veux pas dire…

-Mais dynamique ! Ne vous en faites pas… Oui je suis plutôt menue, vous avez raison…

-C'est très gentil, je suis un peu gêné, je ne voulais pas dire quelque chose de mal, vous êtes très… Très bien… C'est…

-Je le note, je suis très bien… Elle rit.

Pour la première fois, Vlad parut perdre un peu son assurance. Il se tut, comme s'il venait de comprendre que sa remarque impliquait qu'il avait regardé Selma, qu'il l’avait regardée d'un de ces regards qui évaluent et qui jaugent, et qu’il en avait non seulement fait l'aveu, mais en plus, que son appréciation était plutôt élogieuse. En somme, il s'était dévoilé, il avait laissé échapper cela, le fait qu'elle ne lui déplaisait pas tout à fait. Il garda un moment le silence, un silence plus secret, plus intérieur.

En passant à l'angle du boulevard Saint-Michel Selma pensa à sa tante Eva. Elle aurait pu lui rendre visite, elle le pouvait encore d'ailleurs. Elle était sous ses fenêtres avec un inconnu et elle y pensait seulement. Cela l’amusa un temps, la situation il est vrai était cocasse, mais après tout, elle savait que si elle n'y avait pas pensé, c'était qu'elle n'en avait aucune envie. Elle se retrouverait dans le grand salon de tante Eva, à entendre parler de ses cousines, de ses autres tantes, et puis de sa mère qui avait choisi de s'enterrer en Bretagne comme le soulignerait inévitablement tante Eva. Et puis, la conversation roulerait sur des mondanités d'un autre âge, les relations tellement passionnantes de tante Eva, ce monde que Selma jugeait à la dérive, et qui se raccrochait encore aux illusions d'un passé enfoui. Tante Eva et oncle Jacques avaient fait fortune dans l'Indochine, ils avaient vécu longtemps la vie des colons et puis il avait fallu partir. De cette période, ils gardaient une image fausse de splendeur, mais aussi une aigreur. Peu de temps après leur retour, oncle Jacques était tombé malade, il avait succombé après de longs mois de souffrance. Maintenant, tante Eva était une très vieille dame qui radotait un peu. Selma se souvenait très bien de la dernière visite qu’elle lui avait faite, c'était sans doute plus d'un an auparavant. Elles avaient passé l'après-midi dans le salon spacieux, tante Eva avait longtemps monologué. Selma s'était assise dans un grand canapé en cuir ivoire, à considérer sur la table basse en onyx des œufs de Fabergé et des pierres taillées. Tante Eva se faisait servir des whiskies légers par Angèle, sa femme de chambre, mais au bout du quatrième, elle s'était endormie en ronflant un peu. Angèle restait dans l'ombre du vestibule à guetter. Selma avait fini par s'extraire du canapé le plus lentement possible pour ne pas troubler sa tante et elle s'était glissée dans le vestibule. Elle avait salué Angèle, puis elle s'était sauvée. Elle ne s'était pas demandée si sa tante à son réveil se serait étonnée de son absence, ou si même elle se serait souvenue de sa visite. Dans cette perspective, tout bien considéré, il n'y avait rien de honteux ou de choquant à préférer les bras d'un inconnu charmant au canapé profond d’ennui d'une tante fatiguée, restée dans ses souvenirs de grandeur et de puissance. Arrivés devant le portail de Saint Séverin, ils firent une pause. Vlad leva la tête pour considérer la façade de l'église, son portail massif aux pentures de métal ouvragé, ses vitraux en rosaces, son clocher ciselé dans l'esprit du gothique flamboyant et ses gargouilles inquiétantes ou grotesques.

-Et voilà ! S'exclama Selma, nous y sommes, ce n'était pas le bout du monde !

-C'est vrai, moins que dix minutes, vous aviez raison. Quelle architecture quand même ! C'est fou… Parce que, on dit beaucoup de Notre-Dame, c'est vrai… Elle est très belle… Mais j'aime aussi, j'aime surtout… Je crois, quand c'est plus simple… Je ne sais pas si c'est correct… ?

-Je comprends très bien, sourit Selma, vous préférez quand c'est plus simple… Moins prétentieux ? Moins démonstratif, peut-être ! ?

-Oui, exactement… Je trouve la beauté plus subtile quand elle est moins, tapante ? On dit ça ?

Selma éclata de rire

-Tapageuse, on dit plutôt, beauté tapageuse !

-Ah, d'accord, vous voyez ce que je veux dire alors… Oui ?

-Je vois…

-C'est comme, vous savez, la Joconde, on dit beaucoup, il y a tout ce truc, ces touristes… Mais qui a vraiment regardé, je veux dire… Bon, est-ce que c'est vraiment le plus beau portrait de la renaissance ? Je ne crois pas…

-Je ne sais pas… Je n'ai pas réfléchi tellement à la question… Selma se tut un moment. C'est vrai, je suis d'accord. Enfin, personnellement, je ne suis pas spécialiste mais…

-Vous voyez…, Vlad reprit, c'est quelque chose d'un peu mystérieux. Moi, je préfère, si on parle de la peinture de la renaissance, bien sûr, je préfère Piero della Francesca ou bien Mantegna, je sens plus la douleur ou le plaisir dans ces œuvres-là… Vous comprenez ?

-Je… En fait je ne connais pas assez tout ça… Je n'ai que des idées un peu confuses sur le sujet… C'est, je…

-Oh, mais il faudra que je vous montre, si vous voulez. Vlad s'arrêta et considéra Selma de face. Je ne veux pas m'imposer à vous, je veux…

-Mais non, au contraire, ce serait un… un plaisir, Selma se sentit rougir un peu.

-Alors adjugé ! on va aller voir tout cela de près. D'accord. Vlad avait parlé d'une voix ample, il dominait mal sa joie, elle rayonnait, ce qui n'échappa pas à Selma.

-Je ne suis pas très spécialiste de tout ça, s’excusa Selma. Je connais un peu…

-Mais ce n'est pas grave, on peut toujours découvrir, si on le veut… L’art c'est une chose sans fin, non ! ?

-Je suppose. Mais vous, c’est différent, vous avez l’air d’être un vrai connaisseur.

-C'est un peu mon métier, c'est pour ça.

-C'est vrai, nous n'avons même pas eu le temps de parler de ça, c'est si…

-Si rapide, la coupa Vlad. Je m'excuse, je suis… maladroit encore. Alors je vous demande d'abord… C'est plus convenable… Oui. Quel métier vous faites ? Peut-être, vous êtes étudiante ? Vous avez l’air si…

-Jeune ! pas tant que ça malheureusement…

-Malheureusement ? Vous regrettez… Il rit. Il ne faut pas, la jeunesse, je veux dire la vraie jeunesse, oui, elle n'est pas dans l'âge elle est éternelle, dans l'esprit, vous voyez… ?

-Je vois, enfin, je ne suis pas si vieille que ça, quand même…

-Mais non, je ne voulais pas dire… Il rit encore. Alors dites-moi, votre travail ?

-J'ai bien peur que cela vous assomme…

-Dites-moi, je vous écoute…

-Je m'occupe de relations diplomatiques, enfin au départ, et puis ensuite c'est devenu plutôt commercial… Comment dire, actuellement, parce qu’avant j'avais des ambitions plus humanistes…

-Oui ?

-Enfin, en Afrique, je croyais pouvoir aider… Je suis confuse… Bon, je résume, j'aide le gouvernement norvégien, enfin leurs compagnies pétrolières, à lier des partenariats avec d'autres pays, et depuis peu, je travaille aussi avec les pays baltes, la Pologne…

-D'accord, je vois, vous êtes dans le contact avec les gouvernements, c'est comme ça…

-Oui, en fait, je favorise les relations et j’aide les gens à se rencontrer, à… mais je ne voulais pas tout à fait… enfin, au début, je travaillais en Afrique pour une O.N.G., vous savez, pour essayer d'aider les gens à gagner leur autonomie… mais c'est tellement décourageant… Enfin ce n'est pas une excuse… J'ai abdiqué, j'ai voulu partir de là, toute la violence, la corruption, c'était…

-Oui, j'imagine assez bien. Il ne faut pas condamner comme ça, chacun fait de son mieux, vous voyez, non ? Je pense…

-Admettons. Enfin. Je suis toujours en voyage, lundi je vais à Riga.

-Ah, Riga ? Je connais… Sinistre, non ? Il rit, Selma se détendit et rit avec lui.

-Et vous alors ?

-Moi ?

-Oui, vous faites quoi ? Pourquoi êtes-vous à Paris ?

-Je suis dans une sorte de situation un peu comme vous. Je travaille pour un collectionneur, enfin pour plusieurs. Je m'occupe des salles des ventes, vous connaissez ?

-Pas très bien.

-Il faut que je trouve des pièces pour mes clients. C'est cela qui me plaît moins. Vous voyez, les clients, les marchés, vendre, acheter, vous comprenez ?

-Oui, je vous comprends très bien, j'ai le même problème…

-Mais bon… C'est le système… Alors je voyage pour trouver des œuvres, des marchands. On me commande des choses, je cherche, je me promène…

-C'est sûrement passionnant.

-Oui, c'est très agréable, enfin cela peut être très agréable mais parfois très fatigant, vous voyez… stressant. Mais, je voudrais faire autrement…

-Je vois très bien, je pourrais dire la même chose… Au moins vous travaillez dans le souci de la beauté, vous voyez les choses, la, c'est aussi, la culture, moi, c'est beaucoup moins…

-Oui, je suis un homme très chanceux…

En disant cela Vlad dévisagea Selma et mit de nouveau son bras par-dessus ses épaules.

-Nous y allons ? Le pilier tors, vous vous souvenez ?

-Bien sûr ! En avant ! Selma prit la main gauche de Vlad dans la sienne, la béquille tomba, ils échangèrent un regard amusé. Le portail résista à la pression de la main de Selma, mais Vlad réussit à l'entrouvrir en cognant de l'épaule. La belle pièce de bois ornementée pivota sur ses gonds en grinçant avec un son très grave. Ils enjambèrent la petite marche et poussèrent une deuxième porte battante, matelassée de cuir maintenu sur le bois par des clous à tête ronde. D'abord ils ne virent rien, tant la luminosité du dehors était encore dans leurs yeux. Et puis, ils réussirent doucement à pénétrer de leur regard la pénombre jalouse du ventre de l’église. Le plan était assez classique, la nef majestueuse. On voyait au fond le chœur, surplombé de vitraux très lumineux et colorés. Sur les deux côtés se dégageaient des allées doubles parcourues de colonnes, comme une véritable forêt venue du fond des âges. L'atmosphère était insolite, médiévale, mais cependant feutrée entre ombre et lumière. Vlad montra du doigt la direction.

-C'est par là, du côté de la chapelle, dans le déambulatoire. C'est beau, n'est-ce pas ?

Il parlait d'une voix basse comme dans un souffle. Selma l'observait en profitant de la pénombre, les yeux de Vlad étaient tendus vers le haut, il en oubliait son pied blessé, d'un coup elle le sentit plus léger dans son appui sur ses épaules, quelque chose le portait littéralement. Selma considéra la passion de son regard, cette lumière qui en émanait, et elle se sentit bien dans le contact chaud et l'odeur boisée du corps de Vlad, dans son abandon simple et serein. Elle repoussa toute pensée trop précise ou analytique, elle se refusait à chercher, elle voulait fermer les portes de ses ruminations maladives et se laisser faire seulement, elle n'avait rien à craindre.

Chapitre 4

L'Oubli

 De retour sur le parvis, Selma eut un moment de trouble, ses yeux peinaient à s'accommoder à la lumière du dehors. Vlad se tenait derrière elle, il avait repris sa béquille, il ne se lassait pas de contempler le fronton de l'église. Ils s'étaient tus pendant de longues minutes, en se déplaçant lentement dans les allées de l'édifice, et puis ils s'étaient naturellement dirigés vers la sortie sans se concerter. Après un temps, Vlad reprit.

-Eh bien, je vous l'avais dit, non ? C'était un détour intéressant…

-Étonnant, oui, vous savez, je pense que je suis passé là des dizaines de fois et sans savoir ce qui se cachait derrière ces murs, l'atmosphère, c'est un voyage dans le temps… !

-Vous avez raison, c'est un bâtiment qui a été quand même modifié au cours des siècles, je pense que cette ambiance, oui, c'est celle qu'ont vu les premiers visiteurs, c'est le charme de ces lieux, je pense… Vous êtes d'accord avec moi ?

-Très beau oui, merci pour la visite, décidément je n'ai pas perdu mon temps…

-Alors j'ose insister, oui ?

-Insister ?

-Vous savez, la renaissance, nous avons…

-Ah oui, bien sûr… Selma s'étonnait, il avait de la suite dans les idées, décidément.

-Le Louvre n'est pas si loin, non ? demanda Vlad. Selma semblait hésiter. Elle réfléchit un moment.

-Vous avez prévu quelque chose ? C'est cela ? interrogea Vlad, je vous encombre, je suis…

-Non, non, au contraire, enfin… Je ne suis pas… Je n'ai rien de particulier à faire, quel jour sommes-nous ?

-Vendredi, nous sommes… Il n'est pas tard, c’est juste une partie, au premier étage du Louvre, dans l’aile Denon vous savez, celle qui est coté Seine… Il y a la peinture italienne du XIIIe au XVIe siècle je crois, il y a peu de tableaux, mais ils sont très beaux, il y a aussi Mona Lisa bien sûr…

-Oui… Vous allez y arriver ? Avec votre pied ?

-On va prendre un taxi, vous voulez ?

-Eh bien, pourquoi pas.

En peu de temps ils attrapèrent un taxi sur le boulevard Saint-Michel et se retrouvèrent sous la pyramide du Louvre. Vlad semblait connaître le musée par cœur. Il avait pris la main de Selma et hâtait le pas au mépris de sa blessure, il faisait des enjambées asymétriques, un grand pas puis un plus petit, mais son allure était vive. Selma s'amusait de le voir, il avait le regard froncé du connaisseur qui ne veut pas être freiné en chemin. Il se figea devant la Crucifixion de Mantegna en pointant son index.

-Vous voyez, les paysages là, à l'arrière-plan, derrière les soldats ? Les rochers derrière le Christ en croix, incroyable non ?

Son exaltation était palpable, physique, il peinait à reprendre son souffle. Plus loin, ils virent le Saint-Sébastien de Mantegna, son œil implorant et inquiet, et puis les Fra Angelico, mais pas la Joconde, il y avait trop de monde, Vlad s'en agaçait.

-Vous voyez ce que je disais, ils ne regardent rien, ils ne voient pas autour…

En disant cela, Vlad haussa la voix, des têtes se tournaient dans sa direction, des mines courroucées. Selma rit en lui faisant le geste de se calmer.

-Vous avez raison… s'excusa Vlad, je m'énerve un peu trop.

Il rit à pleine gorge, ce qui fit encore tourner la tête des visiteurs qui s'indignaient. Selma consulta sa montre, il n'était pas loin de treize heures, elle n'avait pas vu le temps passer.

-Vraiment magnifique, quand je pense que personne ne regarde vraiment ça…

-Mais si, voyons, nous, nous avons regardé, grâce à vous c'est vrai, je n'aurais sans doute pas mis les pieds ici, aujourd'hui, sans…

-Les pieds oui, moi je dirais le pied.

Il tendit son pied blessé.

-Vous dites ça, j'ai l'impression qu'il va bien mieux ce pied, vous avez galopé dans les salles depuis que nous sommes arrivés. Elle sourit. L’art vous soigne on dirait…

-Oui, c'est vrai que je me sens plus léger quand je suis ici, ce pied, ce n'est peut-être pas si torse, entorse ? Que je croyais… Tant mieux… Mais je ne crois pas que je pourrais danser encore, non…

Il repartit de son rire en cascade. Sur l'esplanade autour de la pyramide de verre, les touristes déambulaient, les pigeons évoluaient par bandes inquiètes, le soleil s'était installé avec vigueur. Vlad avait un air absent qui n'échappa pas à Selma, elle guettait, elle se sentait soudain un peu anxieuse, un peu abattue, comme dans les fins d'été quand les jours se font plus courts et qu'on redoute l'arrivée de l'automne. Vlad la regarda un temps et se lança :

-Je, je vais devoir vous abandonner… à regret, je vois qu'il est temps, pardon.

-Mais, non, vous n'avez pas à…

-Si, enfin, c'était très agréable pour moi, mais il faut, en fait, j'ai rendez-vous du côté de l'Opéra, enfin un peu plus loin, rue Rossini, je dois rencontrer un collectionneur et ses associés, il y a une vente demain à Drouot. Et… Mais je vous ennuie, pardon…

-Non pas du tout, vous avez un rendez-vous, c'est très bien, ne vous en faites pas. C'est sûrement passionnant, je vais… De toute façon je dois me reposer, je manque de sommeil.

-Vous voulez… Non… Je…

-Quoi ! ?

-Vous voulez m'accompagner ? Vous pouvez, je peux dire que vous êtes mon assistante… Oui, vous voulez ?

-Non ! Vous plaisantez ! Vous aurez l'air de quoi, non, non, c'est absurde !

-Bon, alors nous allons dîner. Vous dînez n'est-ce pas ?

-Oui, je dîne, en général, je dîne… Elle rit. Eh bien, pourquoi pas ! ?

-Peut-être que vous avez un projet ce soir ?

-Non, pas… Enfin rien de spécial…

-Peut-être, vous, je ne suis pas trop envahissant pour vous ? Comme vous voulez ? Je ne sais pas quelle heure par contre…

-Vous appelez, après votre rendez-vous, et puis on verra bien, d'accord ?

-Bon ! Vlad eut un large sourire. C'est d'accord !

Il sortit son Smartphone et nota le numéro que Selma lui dictait, elle fit de même avec le numéro de Vlad.

-Vous voulez aussi un taxi ? Je vous dépose…

Selma déclina son invitation, soudain un peu lasse.

-Non, j’irai à pied, c'est très bien, je ne suis pas pressée.

La porte du taxi se referma sur Vlad, il lui fit un signe, effacé rapidement par le reflet de la vitre et le soleil. Selma considéra le trottoir, la Seine par-delà le parapet en pierre et se mit à marcher en scrutant l'eau des yeux. Elle traversa le Pont-Neuf, remonta le quai puis replongea vers la rue Mazarine. Sans y réfléchir, elle se retrouva devant son immeuble, un peu désemparée. Elle remonta jusqu'au boulevard Saint-Germain pour trouver quelque chose à acheter pour le déjeuner, entra dans une pâtisserie et choisit des quiches aux légumes, une belle fougasse au fromage et des mendiants couverts de pistaches et de raisins blonds. Elle avait faim. Chez elle, elle s'installa devant la fenêtre grande ouverte en face d'une assiette bien remplie, elle mangea en contemplant les toits devant elle, les frondaisons des arbres les cheminées bancales et biscornues, le ciel, elle appréciait ce nid au sixième étage. Les hortensias racornis dans leurs pots la laissaient tout à fait indifférente, elle était au présent, sans regret, sans inquiétude. C'était un sentiment rare, presque neuf aurait-elle pu dire, et l'impression du vide l'avait quittée. Elle se retint de réfléchir plus avant et se concentra dans le goût des aliments, elle se dit qu'elle aurait dû acheter des fruits, elle aurait voulu croquer dans une fraise charnue et juteuse. Elle se prit même à sourire toute seule, dans le silence qu'elle ne ressentit pas le besoin de peupler avec la radio ou de la musique, elle était au calme. La fenêtre toujours grande ouverte baignait le lit des rayons chauds du soleil, elle s'allongea, se pelotonna entre les oreillers en considérant le carré de ciel bleu tendre encadré par les montants de bois.

Selma s'éveilla mollement, le soleil avait tourné. Il faisait toujours jour, mais la lumière avait baissé. Selma s'étira en cherchant des yeux son réveil, elle sursauta en réalisant qu’il était sept heures moins le quart, elle avait dû dormir au moins quatre heures d'une traite, décidément elle en avait besoin. Elle s'assit, cherchant du bout des pieds le sol et se mit debout, elle débarrassa la table abandonnée après son repas et ferma la fenêtre en frissonnant un peu. Elle avait besoin de se délasser et glissa sous la douche pendant de longues minutes, la vapeur d'eau embuait toute la salle de bains et couvrait le miroir. Selma passa sa main sur la glace et vit son visage, elle se trouva un peu fripée mais sourit quand même. Elle se surprit à ne même pas penser à la suite. Elle aurait dû laver son linge mais se contenta d'enjamber sa valise ouverte dans le vestibule et fit chauffer de l'eau pour le thé. Elle resta un bon moment en peignoir, l'eau frémissait dans la bouilloire, elle se fit un thé puis se sécha les cheveux vigoureusement avec sa serviette avant de les lisser au sèche-cheveux. Elle n’était pas douée pour ça, pensait-elle en tirant sur ses mèches avec application. Elle traîna en sirotant son thé encore trop chaud, puis elle jeta un œil distrait à son Smartphone. Elle avait un message. Elle vit ‘V’ s'afficher sur l'écran tactile. Elle se souvint qu'elle n'avait écrit que l'initiale de Vlad, par jeu, en face du nom de contact quand il lui avait donné son numéro. Elle se dit qu'il avait de la suite dans les idées, elle sentit aussi quelque chose bondir un peu dans sa poitrine, elle sentait un sourire s'installer sur son visage, un sourire sûrement un peu idiot. Elle écouta le message en cherchant de l'autre main des vêtements dans sa valise, la soirée promettait d'être douce. Vlad lui proposait de la retrouver avenue Montaigne devant le théâtre des Champs-Élysées, il parlait d'un restaurant sur le toit, le restaurant Maison Blanche. Selma tendit l'oreille, il proposait vers vingt heures. Elle reposa le téléphone et hésita un moment, relâchant sa fouille dans la valise. Elle ne connaissait pas bien ce quartier, l'avenue Montaigne, le restaurant Maison Blanche, tout cela respirait une élégance racée, elle se sentit un peu mal à l'aise, ce n'était pas désagréable, après tout. Elle attrapa un ensemble qu'elle aimait bien, des imprimés fins, gris et bleus, c'était une sorte de tunique légère d'inspiration indienne sans doute. Elle enfila un collant opaque gris et des chaussures aux talons effilés. Elle ne voulait pas téléphoner à ‘V’, comme elle l'appelait pour elle, elle confirma l'horaire à SMS et retourna se coiffer, tressant ses cheveux bruns de façon un peu souple, puis se maquilla légèrement. Elle consulta le plan du métro. Elle pourrait aller jusqu'à la station Pont de l'Alma et puis traverser à pied le pont, l'avenue Montaigne se déroulait dans son prolongement, le numéro 15 était au début de l’avenue. Elle n'aurait pas beaucoup à marcher. Elle se mit doucement en route et réalisa que ses talons n'étaient pas si pratiques que cela en descendant l'escalier du métro. Elle sortit dans l’air doux de juin en face du pont de l'Alma, la Seine coulait imperturbablement, la circulation dans ce quartier était animée. Comme elle était un peu en avance, elle marcha doucement sur le pont, puis s'engagea sur l'avenue Montaigne. Elle apercevait à quelques centaines de mètres le fronton illuminé du théâtre des Champs-Élysées et en haut les éclairages d’une terrasse, ce devait être le restaurant en question. Plus loin elle apercevait le fronton également illuminé du Plaza Athénée, c'était décidément un coin très chic. Elle ressentit des petits fourmillements dans les joues.

Quand elle ne fut plus qu'à une trentaine de mètres du théâtre, elle s'arrêta, soudain figée de stupeur. Elle avait reconnu Vlad de loin. Il portait un costume sombre, il était dans la lumière de la devanture du théâtre, entouré de trois hommes. Il faisait des gestes très désordonnés, il semblait dans une colère extrême, il agitait son poing. Et puis les choses s'accélérèrent, un des hommes leva les bras et Vlad le saisit et le tordit dans son dos. L'homme vint heurter une colonne Morris en titubant, les deux autres voulurent s’interposer, mais Vlad en agrippa un par le col et le secoua avec force, puis il lui arracha une mallette de cuir brun. Les trois hommes prirent un peu de recul, manifestement apeurés. Vlad rectifia sa cravate et héla un taxi dans lequel il s'engouffra avec la mallette. Les autres restèrent sur le trottoir, saisis visiblement par la réaction de leur interlocuteur, puis ils montèrent dans une voiture qui était rangée en double file.

Selma avait assisté à tout cela sans bouger, elle reprit son souffle et réfléchit, il était vingt heures et son rendez-vous était manifestement compromis. Elle se sentit stupide, juchée sur ses talons, ces chaussures n'étaient pas si confortables que cela, pourtant elle avait peu marché. Il n'y avait pas grand-chose aux alentours. Après avoir hésité, elle entra dans le théâtre et se dirigea vers le bar. Elle se dit qu'elle allait prendre un verre en attendant, histoire de retrouver ses esprits. Elle était saisie par ce qu'elle avait vu, elle peinait à y croire. Elle ne reconnaissait pas l'homme qu'elle avait vu agir aussi brutalement. En même temps, comment pouvait-elle prétendre connaître Vlad ? C'était absurde. Elle avait passé une matinée avec lui, il avait fait preuve de douceur, d'érudition, de tact. Il l’avait amusée, mais au fond, que savait-elle de lui ? Elle se sentit prise au dépourvu. Elle avait commencé à imaginer, bien inconsciemment, à imaginer quelque chose, et cette imagination se trouvait freinée par ce qu'elle avait vu. Comment pourrait-elle gommer cette vision, comment accepter que l'homme si charmant avec qui elle avait conversé puisse être aussi brutal et négligeant ? En effet, il l’avait tout à fait oubliée, il avait sauté dans ce taxi et puis elle, qu’était-elle supposée faire ? C'était d’une grossièreté inexcusable.

Selma consulta encore son Smartphone mais il était déplorablement muet. Elle eut un remords, et s'il n'avait pas eu son SMS de confirmation, si de ce fait il ne l'avait pas laissée en plan puisqu'il ne l'attendait pas ? Selma se surprit à lui trouver des excuses. Puis elle se mit à lui en vouloir, c'était une brute, il l’avait abandonnée comme ce qu'elle était, une inconnue insignifiante. Elle enrageait. Le bar se vidait, la représentation allait démarrer, la sonnerie avait retenti deux fois. Selma se retrouva presque seule dans le cadre feutré rouge et or du bar. Le garçon la regardait sans insistance, elle fuyait son regard. Elle observa l'écran de son Smartphone, désespérément inactif, une dernière fois. Elle pensa soudain à Sonia, son amie. Comment avait-elle pu l'oublier ?

Chapitre 5

La Colère

Selma se sentait humiliée, mais aussi un peu honteuse. Elle pensait à Sonia alors qu’elle se retrouvait abandonnée par l’inconnu du matin, c’était un peu douteux, elle en avait conscience. Elle hésita un temps puis composa un SMS un peu puéril. « Bip », tapota-t-elle sur son portable, et puis elle effleura la touche ‘envoi. Elle songea à sa situation, elle était dans une tenue plutôt habillée, dans un quartier très chic où elle se sentait mal à l’aise et elle appelait son amie Sonia au secours, mais sans oser vraiment, de peur de la blesser. La culpabilité l’écrasait, ce qui était absurde, elle en était bien convaincue, mais elle n’y pouvait rien. Elle n’était pour rien dans sa déconvenue, elle n’avait pas commis d’autre erreur que de se laisser porter par le hasard d’une rencontre.

Elle commanda un deuxième kir royal pour tromper l’attente, le garçon le lui porta sans rien dire, même s’il était évident qu’il se demandait bien pourquoi une femme vêtue pour sortir restait là au lieu d’assister au spectacle ou bien d’aller dîner. Elle aurait aimé que Vlad l’appelle, qu’il puisse s’expliquer, que tout retrouve son ordre et son sens. Son esprit dans l’attente passait de Sonia à Vlad, et le sentiment de culpabilité ne la quittait pas. Si Vlad lui faisait signe, elle lâcherait Sonia sans remords, mais s’il ne la rappelait pas… Elle avait honte de sa bassesse, Sonia était une amie et elle se rendait compte qu’elle était prête à la sacrifier pour un inconnu brutal et peu fiable. Il fallait se résoudre à l’admettre, Vlad exerçait sur elle une emprise certaine et sournoise, de plus elle était en situation de victime, et lui de bourreau. Elle se haïssait de se mettre délibérément dans ce schéma qui faisait d’elle une proie, elle se haïssait d’être faible et naïve, sa vie ne lui avait donc rien appris.

Après mûre réflexion, Selma trancha pour une solution, qu’après un second examen et un arbitrage drastique elle trouva acceptable et exempte de ridicule. Elle renvoya le SMS qu’elle avait déjà envoyé à ‘V’, après tout, il ne l’avait peut-être pas reçu, et puis dans le cas contraire, elle pourrait se dédouaner du ridicule en accusant la technologie. Les SMS pouvaient être capricieux parfois, le réseau inexistant ou embouteillé, de ce fait, il pouvait arriver qu’un message arrive en double et que rien ne vienne expliquer ce phénomène. Elle se résolut donc à réexpédier le message : « D’accord pour 20 h, Maison Blanche ! ». Elle trouva ce message bêtement enthousiaste dans la situation où elle était et en parfait décalage avec ses émotions. Vlad lui semblait bien lointain et étranger, le visage de lumière qu’elle avait vu en rêve puis retrouvé en lui n’avait plus aucune réalité, la bulle de savon irisée avait éclaté en lui éclaboussant le visage. Ses yeux la piquaient, elle sentait les larmes monter.

Au moment où elle allait se lever pour sortir du bar, son Smartphone vibra et l’écran se mit à scintiller. Elle ouvrit le message de Sonia : « Biiip ». Selma attrapa fiévreusement son téléphone à deux mains et composa un autre message : « A Paris depuis … Hier soir … Tu ? ». Elle retrouvait un peu de chaleur et se prit à sourire en caressant doucement sa tresse brune. Elle retrouvait sa confiance et son énergie habituelles. Quelques secondes après l’écran s’éclaira de nouveau : « Demain ? Je suis cre-e-e-e-e-vée. D’acc ? ». Selma eut du mal à réprimer une moue de déception, cependant elle se refusa à en vouloir à Sonia. C’était elle qui aurait pu donner signe de vie avant la dernière minute, elle qui avait négligé son amie au profit d’un homme douteux, elle qui se morfondait et qui le méritait bien, Sonia n’y était pour rien. Elle répondit en avalant la dernière gorgée de son kir : « Ça marche. Chez Oz’ comme d’hab – Midi ? ». Elle attrapa son sac et sortit par la porte à tambour du bar. Elle garda les yeux baissés jusqu’au métro, suivit le défilement des stations à l’oreille, les yeux presque clos jusqu’à Saint-Michel. Ensuite elle parcourut le reste du chemin dans le vague, elle voulait surtout oublier sa bêtise, son ingénuité navrante. Elle avait résolu d’aller se coucher, elle était épuisée, ensuite elle verrait bien. La perspective de voir Sonia le lendemain était douce.

Arrivée sur le palier, elle tressauta un peu. Il y avait un objet sur son paillasson, quelque chose de brun appuyé sur la porte, quelque chose de rectangulaire. Elle se figea un temps sur les dernières marches, elle ressentait une appréhension mêlée de surprise. Mais c’était davantage un sentiment négatif qui dominait, et c’était étrange pour elle de l’admettre. Elle ressentait une tension, une anxiété en plus de son malaise provoqué par l’erreur de jugement de cette journée. Elle s’approcha. Il s’agissait d’une sacoche en cuir brun avec un fermoir en métal. Une sorte de cartable d’homme en cuir simple, assez élégant quoi que vieillot. Elle le ramassa avec méfiance, il contenait quelque chose de rigide, on voyait par les côtés, soulevant légèrement le rabat, les angles d’un objet rectangulaire emballé dans du papier journal. Selma sentit son cœur battre légèrement plus rapidement, elle attrapa ses clés et entra avec le cartable sous le bras gauche. Elle le déposa sur la table, fit chauffer de l’eau pour se faire une tisane et s’assit devant la sacoche. Elle fit jouer le fermoir, saisit le contenu emballé dans le journal et reconnut au toucher un cadre de bois. En le déballant elle vit qu’il s’agissait d’un petit tableau d’environ quarante centimètres sur trente. Elle pensa immédiatement à Vlad, à l’altercation, à cette mallette avec laquelle il s’était engouffré dans le taxi. Elle comprit qu’il s’agissait de ce qui se trouvait à l’instant devant elle. Elle était furieuse, sans vraiment s’expliquer pourquoi. Elle se sentait utilisée, c’était ce mot qui lui vint dans une sorte de limpidité absolue, utilisée. Elle retrouva ce sentiment de colère qu’elle avait éprouvé quelques heures plus tôt au bar du théâtre. Elle respira un temps en considérant le petit tableau. Il était présenté dans un cadre assez fin, orné de roses et de feuilles dorées, d’un or patiné, usé par endroits. C’était un portrait, un portrait de femme. La visite des peintures italiennes du Louvre lui revint comme un éclair. Ce portrait, il ressemblait beaucoup à certains de ceux qu’elle avait vus avec Vlad. C’était une femme représentée de profil, elle portait une coiffe assez complexe faite de linges roulés autour de ses cheveux et agrémentée de perles et de rubans ou de résilles. Ce profil était assez austère mais régulier, la gamme des couleurs très douce. Dans les lointains on voyait se dérouler un paysage vallonné de campagne. Selma se souvint de ce qu’avait dit Vlad, il avait parlé de la campagne Toscane et de ses vallons fertiles. Il y avait des oliviers, un cours d’eau, quelques maisons. Selma rejeta l’idée qui lui traversa l’esprit, non, ce tableau ne faisait pas partie de ceux qu’ils avaient admirés au Louvre, mais elle voulait en avoir le cœur net. Elle revint vers la sacoche et l’explora rapidement, mais en vain, il n’y avait ni mot, ni explication, elle aurait voulu trouver quelque chose, de la main de Vlad ou d’un autre, mais rien, elle ne trouva rien. L’arrière du tableau ne portait pas d’inscriptions,  à part un chiffre romain ‘XI’ et quelques volutes comme gravées dans le bois, mais indéchiffrables. Selma remarqua que c’était une peinture sur bois, ce qui l’étonna, elle pensait qu’on peignait toujours sur des toiles. Puis elle se souvint que Vlad avait expliqué quelque chose à propos de la peinture en tempera sur panneau de bois, les pigments étaient mêlés à du jaune d’œuf.

Selma brancha son ordinateur portable et se mit en quête du site internet du Louvre. Elle trouva facilement la page consacrée à la peinture italienne exposée au premier étage du musée, mais toutes les œuvres n’étaient pas photographiées, il y avait un choix illustratif, en aucun cas le souci d’exhaustivité. Après avoir abandonné cette piste, elle traîna sur un moteur de recherche en indiquant des mots-clés comme « portrait de femme / renaissance / peinture italienne / portrait de profil », mais cela ne déboucha sur rien de précis. Elle vit défiler de œuvres similaires, mais pas ce tableau-là. Cela aurait été trop simple, se dit-elle, elle sentait pointer de nouveau une animosité certaine à l’évocation de Vlad. Elle aurait voulu gifler cet adorable visage et tordre le cou à ce sale type. Elle s’était retrouvée piégée.

Portée par une intuition, Selma fouilla encore internet à la recherche du récit d’un tableau volé, d’un événement crapuleux dans le monde de l’art, d’une affaire louche impliquant la salle des ventes de Drouot, mais c’était peine perdue. Elle trouva l’annonce des ventes qui devaient se tenir le lendemain, il y en avait plusieurs. Vlad lui avait parlé d’une affaire qu’il devait conclure là-bas, c’était d’ailleurs l’objet de son rendez-vous de l’après-midi, elle en était certaine. Elle put accéder aux catalogues des œuvres et objets qui seraient proposés dans les prochaines ventes et se mit à faire défiler les photos, les lots, les intitulés.

Elle songea avec inquiétude à un aspect étrange de tout cela. Si ce cartable était celui que Vlad avait arraché à l’un des hommes, s’il avait choisi Selma pour une raison ou pour une autre, leur rencontre pouvait très bien être préméditée. Et puis il y avait encore plus inquiétant. Comment cet objet avait-il atterri sur son paillasson ? Comment, si c’était bien Vlad le responsable, comment savait-il son adresse ? Elle ne la lui avait pas précisément indiquée. L’avait-il suivie plus tôt dans la journée, ou à un autre moment encore ? Elle restait perplexe, franchement inquiète aussi, dans quoi se retrouvait-elle embarquée ? C’était très déplaisant.

Tandis qu’elle songeait, Selma continuait de feuilleter les catalogues en ligne, les pages se tournaient par le coin inférieur dans une animation très réaliste. On pouvait également sélectionner une œuvre et faire apparaitre la fiche détaillée, ou utiliser un zoom pour observer de plus près un détail. Elle sentit l’angoisse l’étreindre, si ce tableau était volé, si Vlad était impliqué dans un trafic malhonnête, alors elle pouvait être en danger. D’ailleurs, réalisa-t-elle, si cela se trouvait, il ne s’appelait pas Vlad Gladović, mais peut-être tout à fait autrement. Tandis qu’elle, sotte comme elle l’avait été, s’était livrée sans méfiance, révélant peut-être à son insu toutes sortes de détails précis sur elle que l’autre avait su utiliser pour la manipuler. Elle avait peur. Elle aurait voulu savoir où se trouvait Vlad, puisqu’il fallait bien admettre de l’appeler encore ainsi. Elle effleura son Smartphone pour voir si un appel ou un message avait pu lui échapper, mais il était toujours aussi muet. Elle voulut réentendre la voix de Vlad pour en évaluer les intonations et consulta de nouveau sa messagerie. La voix chaleureuse éclata dans son oreille, pleine de ses inflexions si élégantes et touchantes. Elle sentit un peu de chaleur, elle avait bien fait de ne pas effacer ce message… Et puis dans la minute suivante, elle se haïssait de ce stupide sursaut d'engouement. Comment allait-elle se dépêtrer de ce coup-là ? Elle aurait pu faire l'autruche et ne pas s'occuper de l'encombrant colis.

Elle était interdite, devant elle sur l'écran, le portrait venait d'apparaître. La vente avait lieu le lendemain à 14 heures 30. La fiche détaillée était peu explicative quant à sa provenance, ce qui aurait pu aider Selma à comprendre : La Duchesse de Vallombrosa par un élève de Fra Angelico, vers 1476 – coll. Particulière - Succession Leoni - 38 cm X 29 cm. Tempéra sur bois. Deux repeints sur l'angle inférieur. Un éclat dans les bois. Belle réalisation de l'école florentine. Mise à prix : 250 000 €.

Selma sentit son cœur s'arrêter, la plaisanterie avait un goût amer. Elle fut prise de l’envie fiévreuse de se débarrasser du tableau, du souvenir de Vlad, de sa ridicule attitude. Elle était à la recherche de quelque chose, d'une rencontre, elle l’avait compris, mais était-ce une raison valable pour se mettre en danger ? Non, cela ne lui ressemblait pas, elle avait toujours été prudente, mesurée, attentive à se protéger. Parfois même trop, elle avait toujours refusé de se laisser déborder, elle voulait dominer les choses, notamment les sentiments pour garder le cap. C'était après une décision mûrement réfléchie qu'elle avait cessé sa relation avec Werner, d'un commun accord, comme elle aimait se le répéter, elle savait où elle allait, ce qu'elle voulait. Elle savait.

Soudain elle rit, tout en tremblant, les larmes coulaient, elle ne savait plus rien elle se trouvait ridicule, comme au bord d'une falaise ou pire encore, sur le fil tendu entre deux rochers, avec le vide en dessous qui l’appelait et une envie irrépressible d'abandonner, mais sur la falaise quelqu'un lui criait : « courage, vas-y, tu ne risques rien ». Elle écumait de rage contenue, ce n'était pas de la tristesse c'était surtout une sorte de vexation, de honte presque par rapport à ses principes.

Elle remit le tableau dans le papier journal puis le tout dans la sacoche de cuir et enfila sa veste. Il fallait qu'elle sorte, qu'elle cache cette chose embarrassante. Elle troqua ses chaussures à talons contre des baskets plus pratiques et attrapa son sac pour y fourrer son Smartphone. Elle voulait aller chez Sonia, elles se connaissaient assez pour pouvoir débarquer à l'improviste même si ce n'était pas exactement le moment, c'était un cas de force majeure qui justifiait parfaitement cette entorse à la politesse. Elle prit le cartable sous son bras et tira la porte pour la fermer. À ce moment précis son portable se mit à vibrer du fond de son sac. Dans son affolement, elle fit tomber sa clé, posa le cartable par terre et fouilla fébrilement son sac. Elle eut le temps de voir ‘V’ s'afficher sur l'écran, puis le portable cessa de vibrer. La communication avait été interrompue, ou bien elle était passée sur messagerie. Elle resta assise sur le palier entre le cartable et son sac à contempler stupidement son téléphone obstinément muet. ‘V’ n'avait pas laissé de message.

Chapitre 6

Le Doute

Selma sonna à l'interphone. Elle tenait fort son sac de toile bariolée. Elle avait préféré mettre la sacoche de cuir dans ce cabas plus féminine. Elle craignait d'attirer le regard, d'être suivie, agressée, après tout, elle avait en sa possession un tableau d'une valeur assez considérable et qui était tombé entre ses mains d'une façon plutôt confuse, voire franchement louche. Elle reconnut à travers le haut-parleur la voix interrogative de Sonia :

-Oui ?

-C'est moi, dit timidement Selma.

-Selma ? reprit la voix, soudain plus vive, c'est toi ? Monte !

-Merci.

Selma se sentit plus légère. Elle poussa la porte vitrée, sur le trottoir de la rue Médicis quelques passants s'attardaient, mais rien de suspect, selon elle. Elle avait eu ce regard circulaire tellement classique dans les films d'espionnage. Elle eut un ricanement, elle se trouvait ridicule parfois, et plongea dans l'immeuble en prenant soin de tirer la porte pour qu’elle se referme juste derrière elle. Sonia semblait un peu étonnée, pas en colère, mais tout de même un peu sur la réserve.

- On n’avait pas dit demain ?

-Si, si, je suis désolée… Selma commença à parler, elle sentait sa voix se briser, … c'est… Je suis désolée…

Adrien passa une tête dans l'entrée.

-Selma ! Ça c'est une surprise, entre, ne restez pas là toutes les deux, Tu as dîné ?

-Je, non, pas vraiment, articula Selma d'une voix presque blanche.

Et puis elle éclata en sanglots. Sonia et Adrien échangèrent un regard. Ils n’étaient pas plus surpris que cela, ils connaissaient Selma, mais Sonia semblait inquiète. Elle la prit par l’épaule et l’emmena jusqu'au salon.

-On va boire un coup ! Pas d'objection ! claironna Adrien sur un ton enjoué un peu exagéré.

-Alors, qu'est-ce qui se passe ? reprit Sonia.

La petite Lara venait de passer une tête dans le salon et vint se lover près de Selma. Elle avait deux couettes blondes en bataille et une chemise de nuit pleine de marguerites multicolores. Après un temps Selma rassembla ses idées et résuma les événements de la journée. Elle-même n’en revenait pas, elle avait eu l'impression de vivre un mois en un jour tant elle se sentait éprouvée. Sonia et Adrien la regardaient, incrédules, Adrien avait envie de la taquiner un peu, mais Sonia eut un de ces regards qui l’en dissuada. Leur visage changea quand Selma sortit le tableau.

-En effet ! Siffla Adrien, c'est un sacré… fardeau. Je ne suis pas un expert… mais, effectivement, ça a l'air sérieux…

-Et tu dis qu’il est sur Internet ? questionna Sonia.

-Oui, le même, enfin… celui-là ! Exactement !

-Attends, la coupa Adrien, tu me donnes une idée…

-Quoi ?

-Tu as dit, le même, le même, tu vois ce que je veux dire ?

-Non, Watson ! Tu peux développer, s'agaça Sonia. Tu joues à quoi, parle !

-Le même, ou pas…

-Oui ? Les deux femmes se regardèrent.

-Je veux dire…

-Tu veux dire que ça pourrait être une copie, continua Sonia.

-Voilà !

-Et tu ne pouvais pas le dire plus vite ! Oui, ça me paraît évident. Vol, faussaire, on remplace un tableau par un autre… Où est le faux… ? Décidément, les pistes sont infinies.

-Non mais, enfin, on peut imaginer, se justifia Adrien.

-Tu as parfaitement raison, asséna Selma avec aplomb. Il y a forcément un coup tordu. J'ai regardé, on ne parle pas de vol dans le monde de l'art.

-Il faudrait vérifier ?… Comment… hésita Adrien.

-Tu n’as qu’à leur téléphoner, le coupa Sonia, allô je voudrais savoir si vous avez vu le portrait machin… Parce que, voyez-vous, j'ai là, devant moi un tableau très…

-Je ne dis plus rien…

-Et maintenant ? reprit Selma, je fais quoi ?

-Tu l’appelles ! dit Adrien.

-Non ! s'opposa Sonia.

Selma ne savait pas quoi penser. Vlad avait essayé de l'appeler. C'était une chose à laquelle elle avait renoncé à réfléchir jusque-là. Cela la ramenait à une sphère qu'elle avait voulu engloutir, les sentiments, ce continent obscur et plein d'inattendu qui vous plonge dans la perplexité et la souffrance plus souvent qu'il ne faudrait.

-Je ne sais pas trop, hésita Selma, ce serait… en tout cas… pas ridicule ? Si ?

-Si ! rugit Sonia.

-Je ne vois pas pourquoi, commença Adrien.

-Adrien a raison, reprit Selma. Il m'a appelée, il a peut-être un problème, je…

-Je rêve, grogna Sonia, un problème, oui, ça, il a un problème, et toi surtout, tu as un problème, à cause de lui. Tu délires, on se moque complètement de ses problèmes à lui. C'est toi qui comptes !

-Mais, objecta Selma. C'est plus compliqué que ça, je suis furieuse, c'est vrai, je suis furieuse contre lui, mais tout ça cache quelque chose, on est souvent surpris par la réalité, je veux dire, quand on saura tout…

-Si cela se produit… si ça se trouve le bel étranger ne va plus reparaître et tu seras bien maline.

-Il y a le tableau, attends, s'exclama Adrien. Il faut bien que quelqu'un le récupère, même si c'est une copie, ou… il s'interrompit.

Le portable de Selma vibrait, là, dans son sac, à ses pieds. Elle saisit d'une main ferme, elle se sentait combative, prête à exiger une explication précise, elle n'était pas femme à se laisser impressionner et elle entendait le faire comprendre. Elle décrocha et sortit sur le balcon pour pouvoir parler sans être troublée par la présence des autres.

-Allô ? Oui, c'est moi.

À l'autre bout de la ligne elle identifia la voix, son accent si reconnaissable, seul le ton était un peu altéré par rapport à ses souvenirs, il parlait d'une voix un peu tendue qu’il cherchait manifestement à adoucir. Il voulait la voir, il était, semblait-il, très affecté par ce qui s'était passé, il s’en voulait de n'avoir pas pu retrouver Selma. Elle se gardait bien de lui révéler qu'elle l’avait aperçu, elle voulait voir ce qu'il avait à dire. Elle ne voulait pas précisément le piéger, elle n'était pas rancunière, mais plutôt évaluer ses propos et traquer des invraisemblances, ou les entorses à la réalité. Entorse, pensa-t-elle.

-Et votre pied, persifla-t-elle, vous allez mieux ?

Vlad remercia Selma de sa sollicitude, mais il revint à ce qui motivait son appel. Il voulait la voir. Il avait l'air pressé. Insistant, presque un peu autoritaire. Elle réussit à lui faire admettre que c'était impossible ce soir, il n'était pas loin de vingt-deux heures, la nuit était noire maintenant, elle n'avait aucune envie de sortir encore. Il eut une remarque qui inquiéta Selma.

-Je viens chez vous, c'est très important.

-Chez moi, sursauta Selma, mais, non, c'est… Ce n'est pas une bonne idée. Rappelez-moi demain matin, nous verrons.

Et elle raccrocha. Elle tremblait. Elle ressentait une nausée l’étreindre. Elle resta un moment à contempler le jardin du Luxembourg, rendu au calme de la nuit, de l'autre côté de la rue, puis elle revint dans le séjour. Adrien était devant l'ordinateur en train de regarder le fameux tableau.

-Alors, dit Sonia, c'était lui n'est-ce pas, c'était lui ?

Selma restitua les grandes lignes de leur conversation, les excuses de Vlad dans un premier temps, l'explication qu'il avait donnée était un mensonge puisqu'il prétendait avoir eu un rendez-vous imprévu et n'avoir pas réussi à la joindre. Au moins un demi-mensonge, rectifia Selma, il avait bien eu un empêchement qui l’avait amené à faire autre chose que ce qu'il avait prévu, par contre il avait bien cherché à la joindre et elle n'avait pas eu le temps de décrocher. Ce qui inquiétait davantage Selma c'était son insistance. Il avait voulu la voir ce soir et chez elle.

Adrien observait les deux femmes en souriant un peu.

- C’est fou comme vous pouvez vous compliquer la vie. Il faut voir ce qu’il a à dire, sinon on n’en sortira jamais. Ce n’est pas un tueur quand même…

- Qu’est-ce que tu en sais ? Avec les histoires de mafia et tout… on ne sait pas à qui on a affaire, l’interrompit Sonia, ça peut être très sérieux au contraire, tu as vu le prix du tableau…

Selma gardait le silence. Son téléphone vibra de nouveau. C’était encore ‘V’. Elle jeta un regard implorant aux autres et resta stoïque, elle ne voulait pas décrocher. Après deux autres appels, Selma se décida à écouter la messagerie, pour voir, mais Vlad n’avait pas laissé de message.

-Tant mieux, commenta Sonia, il faut garder l’avantage, c’est toi qui décides quand tu veux le voir, quand tu veux lui parler…

- Oui, tu crois… répondit Selma d’une voix sourde.

Après le dîner, Adrien raccompagna Selma chez elle, mais le tableau était resté rue Médicis, Selma ne voulait pas se promener avec et encore moins le garder chez elle. Elle se sentait rassurée par la présence d’Adrien, il arrivait presque à lui changer les idées, il avait une vision tellement ironique des choses qui permettait de dédramatiser. Leur conversation, en chemin, revint sur la question amoureuse, Selma admettait qu’elle était un peu perdue, et c’était sans aucune retenue qu’elle en parlait à Adrien, ils étaient suffisamment proches, ils s’étaient connus avec Sonia dans leurs années d’étudiants, c’était une période assez floue, pleine de liberté. Selma n’avait pas cédé, mais Adrien lui avait une fois avoué un petit quelque chose qu’il avait ensuite enseveli, c’était leur secret. Et puis il y avait eu Sonia et tout cela avait été enfoui dans leurs mémoires. Selma se prenait à imaginer ce qui serait arrivé si elle avait dit oui à Adrien, cela l’amusait, elle pensait enfin à autre chose qu’à ses soucis immédiats. Mais elle n’osa évidemment pas aborder la question, cela aurait été mal venu. Ce fut Adrien qui glissa sur le sujet de façon un peu transversale.

-Il a l’air de t’avoir emballée quand même ce type, je veux dire, c’est fou, non ?... d’imaginer qu’en une demi-journée, il soit si…

- Je sais, murmura Selma, je sais… c’est une sensation très étrange, tu vois…

-Non, justement.

Adrien avait répondu sèchement. Selma eut la sensation qu’il exprimait un dépit, une jalousie presque, aussi absurde que cela lui paraisse. Elle recentra ses émotions, elle lui expliqua cette image qui l’avait hantée pendant une nuit, et qui résonnait si intensément en elle, l’image de ce visage tellement beau et bon, ce visage qui l’emportait.. Adrien l’écoutait attentivement, il s’inclinait devant cette pureté si belle qu’il cernait à peine. Il fut tenté d’ironiser un peu, mais en voyant l’expression tellement sereine de Selma, il n’osa pas, il comprenait que c’était d’un autre ordre, une rencontre comme guidée par une force souterraine que rien ne pouvait arrêter.

En arrivant devant l’immeuble, Selma ralentit un peu le pas, elle avait un pressentiment. Elle voulait qu’Adrien monte avec elle. Son intuition fut rapidement rejetée, la porte n’avait pas été forcée, comme elle le craignait, et son appartement n’avait pas été retourné par d’abjects cambrioleurs mafieux. Adrien resta quelques minutes pour tenter de la rassurer puis il se sauva dans la nuit. Selma ferma la porte à clé, elle vérifia même deux fois qu’elle avait fait ce geste. Elle songea à fermer les volets mais elle se retint, c’était ridicule d’imaginer que quelqu’un puisse s’introduire chez elle par là, elle était au sixième étage. De plus, elle se sentait mal quand les volets étaient fermés et qu’elle ne pouvait plus percevoir la lumière, même très faible, du dehors, elle se sentait trop enfermée. Elle repensa à sa conversation avec Sonia et Adrien. Ils étaient d’accord pour l’accompagner à Drouot le lendemain matin, ils avaient vu qu’on pouvait visiter l’exposition des œuvres qui seraient vendues l’après-midi. Cela pourrait être intéressant, ils verraient bien si le portrait de la Duchesse de Vallombrosa était là.

Selma se disait aussi qu’elle apercevrait peut-être les hommes qui s’étaient battus avec Vlad et qu’elle pourrait les reconnaître, même si, comme l’avait souligné Sonia, toujours pragmatique, elle ne pourrait pas faire grand-chose de cela. En effet, elle ignorait encore comment elle se débarrasserait de ce tableau encombrant et comment elle pourrait encore songer à Vlad sans colère. Que dirait-il demain, s’il lui téléphonait bien, comme cela avait été arrêté par Selma, avant qu’elle ne raccroche.

Avant de se coucher, Selma vérifia encore que la porte était bien fermée. Elle eut le regard attiré par une enveloppe grise sur le sol, probablement glissée sous la porte, une enveloppe de papier épais au grain raffiné. Elle sentit un coup dans sa poitrine, son nom était inscrit à l’encre, d’une écriture fine et gracieuse. Elle ouvrit l’enveloppe, elle contenait une carte sur laquelle elle put lire : « A l’Orangerie des Tuileries à midi. V. ».

Elle resta saisie puis fonça sur le balcon le cœur battant, mais elle ne vit rien. En bas, le trottoir était désert, les réverbères faisaient des ronds orangés dans la nuit.

Chapitre 7

L’Attente

Comme convenu, Adrien accompagna Selma à Drouot, vers dix heures, ils y étaient, Sonia devait les rejoindre après avoir déposé Lara chez sa grand-mère. Selma avait essayé de dormir mais elle s’était réveillée plusieurs fois, elle était aux abois, à guetter dans le noir les sons et les éclats de lumière qu’elle pensait venir de la rue. Elle s’était même relevée plusieurs fois pour regarder dans la rue, sans trouver à cela aucun sens. Elle devait être patiente, elle n’avait pas le choix. Elle avait pensé aussi à cette journée tellement folle qu’elle venait de passer, et ce qui émergeait de tout cela, elle ne pouvait s’en déprendre, c’était Vlad, son visage et l’aura qui s’en dégageait. Elle sentait bien qu’elle était dans l’attente et que sa colère s’était endormie, elle s’était apaisée.

Devant Drouot, Selma jeta un regard circulaire, elle ne remarqua rien de particulier. Adrien poussa la porte de verre et demanda à l’hôtesse d’accueil de lui indiquer le hall d’exposition. La salle était assez vaste, Selma regarda distraitement un retable de bois polychrome, quelques sculptures en os, de vieux livres reliés pleine peau ou enluminés. Dans le fond, sur un présentoir, se trouvait une série de tableaux. Mais elle ne reconnut pas le portrait de la Duchesse de Vallombrosa. Elle hésita puis s’adressa à un gardien à l’entrée. Celui-ci resta perplexe un instant. Il attrapa son talkie-walkie et échangea quelques mots avec son correspondant puis dit laconiquement :

-Tout est là.

Adrien ne commenta pas, Selma l’interrogea du regard.

-On fait comment ? dit-il, aucune idée… et toi ?

-Pas mieux… Ah, voilà Sonia.

Sonia venait d’entrer dans la salle, l’air concentré.

-Alors ?

-Alors rien, répondit Adrien.

-Tout est là, reprit Selma.

-Mais non, Sonia les entraîna vers le fond. J’ai demandé, il y a une pièce derrière le panneau.

En effet, sur la gauche s’ouvrait une autre salle, carrée, plus petite. Le portrait était bien là, dans une lumière douce, parmi d’autres tableaux, il y avait un système de protection renforcé dans cette salle, à cause de la valeur des œuvres, et un gardien très nerveux. Ils s’approchèrent et observèrent longuement le tableau. Selma était troublée, elle avait examiné « son » tableau, elle ne voyait pas de différences notoires, mais les conditions n’étaient pas optimales. Il aurait fallu pouvoir comparer. Le bilan était très mitigé, cela n’avait servi à rien de venir là. Adrien et Sonia acceptèrent d’accompagner Selma jusqu’aux Tuileries, ils décidèrent d’y aller à pied, la journée était belle, ce serait une promenade plaisante. Ensuite il était convenu qu’ils resteraient à proximité quand Selma retrouverait Vlad. Mais ils ne devaient pas se montrer, évidemment. Selma n’avait pas peur, elle ressentait une excitation stimulante, une vague inquiétude, tout au plus. Ils descendirent le boulevard des Italiens jusqu’à la Concorde, puis entrèrent dans le jardin des Tuileries. Paris avait revêtu ses couleurs estivales, les ponts étaient pavoisés, le soleil se reflétait au loin sur la coupole des Invalides, le ciel s’embrumait légèrement, la journée serait chaude. Sur la droite, le bâtiment de l’Orangerie présentait sa façade de pierre blonde et de verre, en face s’ouvrait la magnifique perspective du jardin, où l’on devinait la silhouette de l’arc de triomphe du Carrousel qui séparait les Tuileries du Louvre. Sur la gauche on apercevait l’ombre massive de l’église de la Madeleine. Ils parcoururent un bon moment les allées, contemplant les statues, les parterres, les arbres taillés rigoureusement aux feuilles d’un vert cru, une splendeur de jardin à la française.

Quand le temps vint, Adrien et Sonia s’effacèrent, Selma entra dans l’Orangerie et patienta dans le hall. Soudain elle sentit une présence. Vlad se tenait derrière elle. Elle se retourna vivement, peinant à dissimuler un sourire. Elle eut envie de faire durer l’instant. Alors qu’il allait parler, elle lui souffla :

-Pas un mot. Je ne veux pas vous entendre. Suivez-moi. Si vous y arrivez…

Elle se dirigea vers le guichet et prit deux billets puis elle fonça dans le musée. Vlad paraissait un peu désarçonné mais honora le contrat. Il marchait moins difficilement que la veille, Selma l’observait à la dérobée, assez heureuse de le taquiner. Elle n’avait pas peur, elle n’éprouvait pas de colère. Elle se disait qu’un homme odieux ou malhonnête ne pouvait avoir un tel visage, une telle élégance, elle était heureuse de jouer avec lui. Descendus dans la salle des Nymphéas, Selma brisa le silence. Par un heureux hasard ils étaient seuls dans la première salle ovale. Le rêve panoramique de Monet s’étendait sur les murs dans une alternance d’aplats colorés mêlant de subtiles teintes du bleu au rose en passant par de nombreuses nuances de vert d’eau, c’était magnifique. Selma s’assit sur une des banquettes disposées au centre de la salle, Vlad s’assit à sa gauche, pas trop près, il étendit sa jambe qui paraissait douloureuse et attendit. Selma commença :

-Je vous écoute. Sa voix était ferme, elle regardait droit devant elle dans le flou ouaté des nénuphars de Monet. Je pense que vous me devez … des explications… des excuses. Les deux sans doute. Eh bien ?

-Oui, vous avez raison, les deux, vous voyez… C’est une épreuve pour moi, j’ai tout gâché, je suis quelqu’un de très maladroit, oui…

-Et ! Assez de cette complainte, et moi dans tout ça ? Selma sentit qu’elle perdait son calme.

-Oui, vous avez raison, je vous ai causé un grand problème. Je vous ai négligée… le restaurant, j’avais promis, je n’ai pas pu…

-Mais, je vous ai vu, enfin !  je vous ai vu là-bas, qu’est-ce que vous croyez, je vous ai vu avec ces hommes ? Vous êtes une brute, oui, pas si maladroit que ça !

Selma se leva et fit quelques pas en veillant à ne pas le regarder pour conserver sa concentration. Il sembla marquer le coup. Son visage se défit, ses épaules s’affaissèrent nettement.

-Alors vous allez m’obliger à tout vous dire, vous voulez vraiment…

-Je pense que c’est l’idée, en effet.

-Mais il faut… je dois vous protéger…

-Me protéger ? Selma fulminait, vous plaisantez, me protéger ! Vous me mettez un tableau à 250.000 euros dans les pattes ! et vous dites que vous me protégez ! je rêve !

-Oui, il eut un hoquet, je veux dire si vous savez tout, c’est assez délicat…

-Oui ?

-Cela sera désagréable pour vous…

-Je suis prête à le risquer, je ne suis pas… je veux, j’exige une explication… ou bien vous me suivez, je vous rends votre sale tableau, et puis… Oui ! après tout, pourquoi se compliquer…

Elle se dirigea d’un pas vif vers la sortie. Vlad eut un pâle sourire.

-Attendez ! je vais vous dire… venez près de moi. Il tapota de la main la banquette près de lui. C’est une histoire… enfin, non, pas une histoire, justement pas, c’est un accident imprévu qui a provoqué cela, j’aurais dû me méfier, on est toujours trop crédule, vous voyez…

-Je vois très bien… c’est ce que je me suis dit aussi, siffla Selma les sourcils froncés.

-Oui, vraiment ? Vlad eut un rire bref, Selma reconnut ses inflexions si chères avec un certain contentement.

-Je vous ai dit que je venais à Paris pour chercher une nouvelle vie. Vous vous souvenez ? Oui ?

-Je pense. Très bien !

-Ce tableau, vous voyez, c’est le début de cette nouvelle vie. Il va tout changer… si j’ai de la chance, vous voyez ? Je vais vous dire, par le commencement.

Vlad se lança alors dans un récit qui le ramenait des années en arrière. Il parla d’abord de la guerre, de l’explosion de la Yougoslavie et de la violence terrible qui avait saigné son pays. Il avait réussi à fuir avec son frère aîné, ils étaient passés par l’Albanie. Après des semaines d’errance et de privations, ils avaient réussi à embarquer dans un bateau de marchandises qui faisait la traversée de l’Adriatique. Ils s’étaient retrouvés dans le port triste et sale de Pescara en Italie. Là, ils s’étaient débrouillés, de petits boulots en occasions plus ou moins rares et honnêtes pour gagner de quoi se nourrir. Ils n’avaient plu eu de nouvelles de leurs parents restés au pays, à cette époque Vlad avait un peu plus de seize ans. Et puis plus d’une année était passée, son frère, Tibor, avait voulu rejoindre la Croatie pour participer à son réveil. Vlad était resté en Italie, il venait de trouver un emploi de nuit dans une imprimerie à Rome, cela lui permettait de suivre des cours pour étrangers pendant la journée. Il était doué pour cela. Un peu plus tard, un de ses enseignants en littérature le remarqua et le prit sous son aile.

En racontant, Vlad s’animait, il lui venait des mots d’italien tout d’un coup, qui débordaient de son émotion. Quand Vlad eut atteint l’âge de vingt-trois ans, il réussit avec une mention ‘Très Bien’ son Master d’Histoire de l’Art. Le professeur qui l’avait soutenu l’invitait souvent à partager des repas en famille. Vlad eut ainsi l’occasion de rencontrer des gens passionnants, influents, cultivés, il consolidait sa formation. Un soir, alors que le professeur Belfiore l’avait invité, il rencontra le conservateur du Musée du Capitole de Rome qui lui offrit une place d’archiviste dans la gestion des collections dans la section peinture-sculpture. Les choses continuèrent ainsi, Vlad avait son indépendance et vivait dans un petit appartement du centre de Rome, tout près du Teatro di Marcello. Il aurait pu se contenter de cela, il l’admettait. Mais les privations avaient fait de lui un être profondément inquiet et boulimique, il voulait plus que cela. Alors il le fit comprendre au professeur Belfiore qui poussa son jeune protégé, même s’il ne l’approuvait qu’à moitié. Grâce aux relations de Belfiore, Vlad rencontra un premier client qui cherchait un négociateur pour l’aider à constituer une collection de poteries étrusques. Vlad commença à parcourir l’Europe à la recherche de ces pièces. Il voyagea même jusqu’au Japon et à Singapour pour arracher des objets rares aux mains avides de collectionneurs moins astucieux ou moins rapides que lui.

Vlad fit une pause dans son récit. Selma l’observait maintenant très directement. Elle guettait les mouvements de ses sourcils et de ses lèvres, elle cherchait à reconnaître les expressions qui trahissaient l’émotion. Elle se disait qu’elle aurait pu passer le reste de sa vie à contempler ce visage tant il résonnait profondément en elle. Elle s’en voulait d’abdiquer déjà, car le mystère du portrait de la Duchesse Vallombrosa était encore complet, et rien ne disait que Vlad était fiable. Elle se mordit les joues pour retrouver la réalité et réveiller son sens critique. A ce moment, Sonia venait d’entrer dans la salle très lentement. Sans se faire voir de Vlad, elle fit un clin d’œil à Selma. Celle-ci lui fit un signe discret signifiant que tout allait bien. Sonia s’éclipsa en souriant. Selma savait que son amie restait dans les parages, cela lui fit chaud au cœur.

Vlad continuait son récit, il parlait de masques aztèques, de pariétaux mérovingiens, de vases des dynasties Ming et Tang. Il était intarissable sur la peinture, les primitifs italiens, les paysagistes du XVIIIe siècle, les peintres flamands. Il parla avec des étoiles dans les yeux d’un tableau de Vermeer qu’il avait fait acquérir à l’un de ses clients, Vermeer, ce peintre de renommée mondiale dont on ne connaissait que dix-sept tableaux. Toutes ces années lui avaient permis de consolider ses connaissances et son art de la négociation. Vlad avait gagné de l’argent, beaucoup d’argent parfois, mais tout n’avait pas toujours été simple. Il avait eu des comptes à rendre à des clients un peu curieux, il lui était arrivé d’être rémunéré par des biais saugrenus, disproportionnés, ambigus. Il s’était retrouvé impliqué dans un trafic, très involontairement, disait-il. Ce qui fit réagir Selma. Elle guettait. Le client n’avait pas voulu acquitter les taxes pour emporter son achat en Suisse, il lui avait fait transporter une statuette précolombienne à son insu, cachée dans une voiture qu’il lui avait prêtée. Vlad avait été arrêté, les explications avec la police avaient été très déplaisantes, cela lui avait fait du tort, mais aussi ouvert les yeux. Il fit une pause. Selma sentit des fourmillements dans tout son corps, elle avait peur, elle souffrait, elle éprouvait une appréhension, enfin, elle ne voulait pas le perdre. Mais elle percevait bien que ce moment était proche.

Vlad repartit dans son récit. Il avait rompu avec certains clients, il pouvait se le permettre, ce qui n’avait pas été le cas dans les premiers temps. C’était encore et toujours son désir de réussir, son besoin d’action, qui l’avait amené à faire des erreurs de jugement. Mais c’était là qu’intervenait le tableau, le portrait de la Duchesse de Vallombrosa. Vlad avait trouvé le moyen de changer de vie définitivement et de tourner cette page qui commençait à lui peser.

Chapitre 8

Le Secret

Le mystère de la Duchesse de Vallombrosa allait se révéler. Vlad prit son temps, il souriait, il avait senti que Selma bouillait intérieurement, que son impatience était palpable, et il semblait s’en amuser. C’était pour changer de vie, Selma avait bien noté cette phrase sur laquelle Vlad voulait insister. Il se justifiait, en somme, pour ce qui allait suivre, elle restait sur ses gardes. Il y avait bien l’original et la copie, c’était ce qui avait provoqué l’altercation de l’autre soir. Vlad avait déniché cette rareté par hasard à l’occasion d’une vente, c’était la succession d’un vieil armateur grec, un véritable bric-à-brac qu’il était allé explorer au Pirée, dans un parc à peine croyable la villa s’étendait sur des centaines de mètres carrés, un palais à l’antique au milieu d’un fouillis végétal. Le tableau était très sale, mais relativement bien conservé cependant, si l’on faisait abstraction d’un choc dans le bois dans le bas du tableau. Vlad put en faire l’acquisition à titre personnel et acheta aussi d’autres pièces pour un client russe très influent. Il fit expertiser l’ensemble, et la valeur exceptionnelle de son portrait se révéla. Mais il y avait un malentendu, le client russe pensait que ce tableau faisait partie du lot qui lui revenait. Quand il fut détrompé, il sembla en garder une certaine rancœur, pour ne pas dire plus. Iosselov, le russe en question, apprit par l’expert ou par quelqu’un d’autre, Vlad ne l’avait pas su, que le tableau était de l’école florentine, probablement d’un élève de Fra Angelico, si ce n’était du maître lui-même. Iosselov se fâcha. Vlad n’en avait pas la preuve formelle, mais il fut cambriolé dans les jours qui suivirent, les voleurs cherchaient quelque chose de précis, son appartement romain fut retourné, mais rien ne fut volé. Heureusement, le tableau était chez le restaurateur, à l’abri. Vlad fit alors réaliser une copie par un spécialiste, un faussaire officiel, si l’on pouvait oser cette appellation. Le restaurateur travailla très vite. Vlad mit le tableau original dans un coffre en banque en attendant que les choses se tassent. Dans les jours qui suivirent, le restaurateur eut le déplaisir de voir son officine visitée également par des cambrioleurs peu scrupuleux qui emportèrent quelques œuvres et en abîmèrent d’autres.

Le jour où Vlad récupéra la copie, il fut agressé dans la rue, quand il revint à lui, le tableau s’était envolé. Cela l’amusa d’imaginer qu’une copie, même de bonne qualité, allait berner un amateur d’art éclairé comme Iosselov. Le russe était allé jusqu’au bout, il s’était vengé. Mais Vlad l’avait cependant trompé, le danger subsistait. Et puis la situation se calma, les passions retombèrent. Vlad savait son trésor à l’abri.

Deux années passèrent. Et pendant ce temps-là, Vlad continuait à travailler, investissant dans l’art et démarchant pour des clients. Il eut ensuite l’occasion de travailler pour une branche du Ministère italien de la Culture pour lutter pour la préservation du patrimoine et surtout éviter sa dispersion. Il se racheta ainsi des années passées à faire le marchand, l’aventurier, à vivre sans ligne morale claire. Il retourna enfin en Croatie après toutes ces années. Il avait évité le sujet, repoussé cette question, évité ce voyage. Cela avait germé lentement en lui, comme un abcès, il ne pouvait plus se dérober, il devait affronter cela. Ce qu’il vit d’abord de retour à Split fut la destruction, la misère, la désagrégation. Son pays avait besoin de se reconstruire. Il ne pouvait pas passer son chemin sans agir. Il revit son frère, apprit la mort de ses parents, beaucoup de temps était passé. Presque dix années sans voir son frère, plus de douze sans voir son pays, beaucoup trop de temps était passé. Vlad passa quelques semaines à Split et retourna à Rome où son travail l’attendait.

Et puis l’idée s’imposa soudain avec clarté, elle surgit lors d’une conversation avec le chef de cabinet du ministre italien. Il valoriserait le patrimoine de son pays, il ferait de la Croatie une destination de Culture, ainsi il paierait sa dette. Il imagina donc un projet de fondation pour la préservation des vestiges romains et le présenta au ministre croate par l’intermédiaire de son ministère italien. Il s’agissait d’un partenariat, l’Italie et la Croatie se donnait la main des deux côtés de la mer Adriatique et se retrouvaient dans leur héritage commun. C’était une idée brillante, une entreprise qui lui tenait à cœur et pour laquelle il allait enfin se sentir utile. Cela lui permettait aussi de faire ce cadeau posthume, il aurait tant voulu que sa mère soit fière de lui. Il mit pour cette raison en vente le portrait de la Duchesse de Vallombrosa dont il n’avait aucun besoin de possession jalouse. Cela permettrait de financer sa fondation et ensuite de construire des mécénats et des actions à partir de cette base.

Selma écouta tout cela avec attention, elle trouvait l’initiative sincère et même remarquable. Elle voyait que Vlad taisait la détresse qu’il avait ressentie à la découverte de son pays meurtri. Elle admirait sa sensibilité et son énergie si positive. Il aurait pu rester aveugle, mais il avait voulu voir. Elle sentait la profondeur de son regard se teinter parfois d’ombres fragiles, mais aussi d’espoir. Elle ressentit le besoin de le toucher et prit sa main, à peine, du bout des doigts. Cependant, elle ne comprenait toujours pas pourquoi ce tableau avait atterri sur son paillasson. Vlad prit un temps et repartit dans ses explications.

Trois hommes de main de Iosselov étaient venus le trouver à son hôtel, l’Hôtel du Louvre, la veille. Ils étaient menaçants, bien que sous des airs onctueux. Ils avaient commencé par se présenter comme les associés d’un expert anglais. Vlad, cependant, comprit assez rapidement leurs allusions. Iosselov se tenait au courant, c’était prévisible, et il avait vu que le tableau passait en salle des ventes. Il avait également compris que c’était une copie qu’il avait fait récupérer par ses hommes en agressant Vlad à Rome, et non pas l’original. Iosselov était devenu fou furieux, il se sentait ridiculisé. Cependant, il était impuissant, le tableau qu’il possédait avait été acquis d’une façon assez cavalière, il pouvait difficilement impliquer la police, de surcroît, c’était surtout une blessure d’honneur. Les hommes qui étaient venus à la rencontre de Vlad voulaient procéder à un échange. Mais c’était évidemment impossible. L’original était sous bonne garde à Drouot. A l’Hôtel du Louvre, les hommes de Iosselov avaient brandi la copie en hurlant. Vlad avait pris peur, alors il avait eu l’inspiration à son tour de proposer un échange. Même à perte, il était prêt à tout pour se débarrasser définitivement de Iosselov, même s’il perdait de l’argent. Il n’était pas de taille à résister à ces tueurs, il voulait tout assainir pour de bon. Vlad céda un petit tableau qu’il avait avec lui et qu’il voulait montrer à un client parisien. Il était allé le chercher à Londres l’avant-veille. C’était en revenant qu’il s’était blessé en tombant à l’aéroport. Le tableau en question était une petite madone de facture un peu naïve, de la fin du XIIIe siècle, un travail amusant, mais d’une valeur moindre. Les hommes de Iosselov avaient hésité, téléphoné au patron, puis enfin accepté. Iosselov s’était estimé déshonoré, mais cet échange lui permettait de retrouver sa dignité. Les hommes remirent une sorte de décharge à Vlad, Iosselov qui était un vrai slave avait malgré tout une certaine éthique en plus de son sens du drame .Ainsi ils étaient quittes. L’échange final aurait lieu dans la soirée. Quand il avait retrouvé les hommes pour en finir avenue Montaigne, Vlad avait perdu son sang froid. Cela avait été houleux. Il voulait s’affirmer pour être sûr de ne pas laisser d’ombres derrière lui, pour endiguer définitivement toute tentative d’intimidation future. Il avait voulu partir avec panache et avait sauté dans un taxi.

Il était consterné de savoir que Selma avait pu assister à cette altercation avec ces crapules si élégantes. Pour s’excuser de son absence au rendez-vous, il avait offert la copie du tableau à Selma, il ne comprenait pas qu’elle n’ait pas saisi cette attention. Certes, ce n’était que la copie, mais elle était très belle, notamment l’arrière-plan avec son  paysage de Toscane, comme ceux que Selma avait tant aimés au Louvre.

-Mais vous auriez pu au moins expliquer que c’était un cadeau ! s’insurgea Selma.

-Vous n’avez pas vu la carte ? s’étonna Vlad, dans la sacoche. Vous avez vu, oui ?

-Rien du tout, reprit Selma, c’est cela le problème… j’ai eu peur, je me suis sentie… Comment avez-vous eu mon adresse ?

-Mais, vous me l’avez dit, le matin, vous avez oublié ? J’ai un très bonne mémoire pour ces choses-là, vous voyez… surtout quand je suis intéressé… il rit.

Vlad avait retrouvé sa décontraction. Il tenait la main de Selma dans la sienne franchement, et elle goûtait le contact chaud de ses doigts qui jouaient sur la paume de sa main.

-Et maintenant ? On y va ? dit Selma d’une voix douce. Je pense qu’il faudra que je vérifie le fond de cette sacoche pour pouvoir dormir enfin tranquille.

-Je suis si désolé, je ne voulais pas vous faire peur, au contraire… je voulais vous faire un cadeau… c’était comme un signe.

-Toujours très maladroit, Vlad… elle rit un peu, elle osait prononcer son nom, elle se sentait bien avec lui.

-Vous voulez assister à la vente cette après-midi ? Je vais avoir une belle somme d’argent pour la fondation, j’espère… et je vais enfin faire ce qu’il faut pour mon pays… aider les enfants, la culture. Je suis très excité par cela… Je serais très heureux, si vous veniez avec moi.

-A Drouot ?... ou en Croatie ? s’exclame Selma, mi-étonnée, mi-amusée, de se lancer à découvert sur ce terrain tellement miné des sentiments.

Vlad éclata de rire, un rire libérateur.

-Les deux ! si vous voulez… Vous verrez, Split est une ville incroyable, les îles aussi… Il faut prendre une barque, un petit bateau, comme quand j’étais petit, avec mon père, nous partions très tôt pour pêcher, c’était magnifique, incroyable, la beauté du ciel sur la mer encore grise dans le matin, le calme autour, l’eau toute lisse, et après le soleil nous faisait brûler, nous nagions autour de la barque avec les poissons… C’était ça mon enfance ! Vous voyez ?

-Oui, je vois… Je ne vous parlerai pas de la mer de mon enfance, elle était froide… Mes meilleurs souvenirs c’était la belle campagne du Tarn, les champs qui alternaient, jaunes, verts, bruns, les courses dans les champs de maïs, les parties de cache-cache avec les cousins dans le tournesol, les chiens qu’il fallait éviter quand nous passions en vélo… l’enfance… c’est un jardin, l’enfance, c’est vrai…

-Oui, le mien, c’est un jardin au bord de la mer, vous avez raison, c’est un jardin, et le temps ne pèse pas dans ce monde, vous vous souvenez ?

-Oui, je me souviens.

Vlad avait passé son bras dans le dos de Selma, mais ce n’était pas pour se soutenir, ils étaient encore assis sur la banquette face aux Nymphéas. Selma se laissa aller à poser sa tête sur son épaule, tendrement. Vlad semblait goûter ce moment, le temps ne comptait plus. Leurs lèvres se rencontrèrent sans qu’il ne soit plus nécessaire de parler. Le temps semblait s’être arrêté de nouveau. Les mains de Vlad vinrent encadrer le visage de Selma, puis il caressa lentement sa tresse brune et l’entortilla entre ses doigts. Ils se levèrent, toujours enlacés, et s’approchèrent des panneaux peints qu’ils détaillèrent d’une voix soudain plus sourde, comme dans une intimité ancienne mais pourtant naissante. Ils parcoururent ainsi les deux salles des Nymphéas puis passèrent plus vite devant les œuvres de la collection Paul Guillaume, les Cézanne, les Renoir, les Soutine. Ils avaient besoin de respirer l’air du dehors, de voir la lumière dans les feuillages des arbres, de soulever la poussière des allées et de s’y perdre. Vlad souffrait encore de sa mauvaise chute, mais il se sentait porté par ces instants tellement neuf qu’il refusa de s’appuyer sur Selma comme elle le suggérait. Ils marchèrent un bon moment, jusqu’à tomber sur Sonia et Adrien qui lézardaient sur un banc au soleil. Ils convinrent de déjeuner ensemble au Café Grand Louvre sous la Pyramide, ce n’était pas loin et de surcroît, cela permettait de revenir dans ce lieu où leurs émotions mêlées avaient commencé à s’exprimer dans leur spontanéité étonnée. Sonia et Adrien acceptèrent de se joindre à eux sans trop de résistance, ils étaient évidemment impatients de connaître enfin le mystère de la Duchesse de Vallombrosa. Selma et Vlad, sans se le dire clairement, avaient décidé de passer la journée ensemble.

Ce fut un tourbillon, Drouot, la tension des enchères, l’inquiétude aussi dans ce genre d’affaires. Vlad se retrouvait à la tête d’une belle somme. Le tableau fut acheté 400.000 euros par le Musée des Offices de Florence, ce qui était une grande satisfaction pour Vlad. Ainsi la Duchesse de Vallombrosa retrouverait la lumière toscane qui l’avait vue naître. Il s’était même vu proposer d’assister à l’inauguration des nouvelles salles dédiées aux peintres de l’école florentine du XIIIe au XVIIe siècle. Le soir, Vlad emmena Selma au restaurant Maison Blanche. Il s’agissait de recommencer tout ce qui avait raté la veille pour gommer les ombres et les peines. Vlad ne semblait voir que Selma. Ils finirent la soirée à rêver en regardant la Seine se couvrir du paisible voile de la nuit. La température restait agréable, l’air les caressait de sa douceur estivale. Ils longèrent les quais jusqu’aux Tuileries, puis burent un dernier verre au bar de l’Hôtel du Louvre où Vlad était descendu. Selma se refusait à laisser le temps passer, elle aurait voulu que tout s’arrête encore pour ne pas avoir à prendre de décision. Elle savait que le lendemain serait encore doux, qu’ils pourraient encore croire que le temps leur appartenait, mais la silhouette froide de Riga se dressait dans son esprit, on l’y attendait lundi.

EPILOGUE

Les haut-parleurs résonnaient, les voix déformées se mêlaient au brouhaha, les voyageurs se pressaient en tous sens, encombrés de leurs valises et le visage tendu vers les affichages mobiles. Selma jeta un regard circulaire en montant l’escalier roulant vers l’étage supérieur, celui des départs. Elle voyait au rez-de-chaussée, au-dessous d’elle, toute cette agitation, elle se sentait comme dans une nuée entre le sol et le ciel, son esprit était ailleurs. Elle n’arrivait pas à se sentir impliquée dans ses gestes, son sac en bandoulière battait sa hanche, mais elle ne le sentait même pas. Elle arriva à l’étage et resta un moment figée dans la contemplation du mouvement. Le bruit ne l’atteignait plus, comme si elle regardait cela par-delà une vitre qui étouffait les sons, elle avait l’impression de n’être pas de ce monde-là.

Vlad l’attrapa par l’épaule et la secoua légèrement.

-Eh bien, Selma, tu rêves ? tu es toute drôle… tu as trop dormi je pense, c’est cela, non ?

Il rit, de ce rire si frais et mélodieux qu’elle appréciait tant.

-Oui ? hein… trop dormi, peut-être… Et toi ? tu n’as pas trop dormi ? Je pense que tu as abusé des massages à la cheville surtout…

-Très agréable, c’est vrai… d’ailleurs c’est très efficace, tu es douée, vraiment…

Pour appuyer son propos Vlad fit quelques pas de danse un peu chaloupés.

Le haut-parleur fit entendre une voix assez confuse, l’embarquement du vol de Selma était annoncé. Elle attrapa Vlad dans ses bras en enfouissant sa tête dans sa poitrine. Vlad l’entoura de ses bras et ils se mirent à tourner lentement pendant de longues secondes.

Selma ressentait des tremblements dans tout le corps, comme la veille, quand elle avait senti les doigts de Vlad défaire les boutons de sa tunique pour ensuite parcourir son dos et ses seins de caresses électriques. Elle avait ressenti une chaleur l’envahir, leurs corps s’étaient frôlés longtemps, puis leurs bouches s’étaient mêlées, leurs peaux s’étaient reconnues dans un embrasement de tous les sens, le monde avait changé de couleur.

Selma ne pouvait pas envisager de cesser cet embrasement si vite. Elle sentit des larmes chaudes couler sur ses joues. Ils échangèrent un regard, il ne leur fallut pas longtemps, pas un mot de plus.

En quelques secondes ils étaient sortis de l’aéroport.

***

Dans les derniers jours de juin, au large de Split, dans un chapelet d’îles, comme autant de perles jetées dans les eaux turquoise, outremer ou parfois d’un bleu tendre, une embarcation d’une dizaine de mètres cabotait tranquillement.

Selma était allongée sur le pont arrière, le visage protégé par de grandes lunettes fumées, Vlad finissait de jeter l’ancre au mouillage qu’ils avaient choisi. Le soleil montait dans le ciel, la journée promettait d’être chaude.

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