De la luxure
Katrin Blanch
Par une opération inexpliquée, Anibal traversa les âges, cinq siècles, et parvint jusqu'à nous. Il lui fut donné de visiter notre monde durant sept semaines exactement, le temps d'enquêter sur l'évolution du traitement par les hommes des sept péchés capitaux, depuis le Moyen Age jusqu'au 21ème siècle.
Son carnet de route rapportait ses conclusions sur déjà quatre de ce qui était considéré comme les sept fléaux de l'humanité, à son époque et sur établissement du clergé catholique. Cela faisait donc jour pour jour un mois qu'il sillonnait notre monde, le corps invisible mais sensible aux autres et à ce qui l'entourait. Pour faciliter sa tâche et gagner du temps, que les découvertes successives ne le pétrifient pas d'étonnement ou d'effroi, on l'avait averti sur la postérité par un apprentissage intensif préalable. Au terme de quatre semaines, il avait compris et admis l'essentiel de cette drôle de descendance et pouvait se concentrer pleinement sur sa nouvelle mission.
Il lui fallait dès lors aborder « la luxure ». Qu'en était-il advenu de ce péché capital en ce début de second millénaire ? Car par ses contemporains, il était considéré comme le plus grave. En quoi consistait-il alors précisément ? L'Église avait réduit au sexe la « luxuria » latine (pour l'homme ou l'animal : fougue ou ardeur excessive ; pour la nature : surabondance). Était condamnée la recherche de plaisir sexuel pour lui-même et non dans le cadre strict du devoir conjugal. On opposait alors la luxure à la chasteté, symbole de pureté. Quelles sortes d'acte ou de pratique, capables de déclencher la colère de Dieu, interdisait-on sous peine de châtiments ? Par exemple : la fornication, l'adultère, l'inceste, la sodomie, l'onanisme, l'amour charnel entre deux personnes de même genre (les termes d'homosexualité ou de sexe n'existaient pas).
Les gens d'Église n'étaient pourtant pas les derniers à céder aux tentations de la luxure qui, irrésistible, rendait tous les hommes égaux comme tout ce qui vous prend par le ventre et actionne vos plus sensibles leviers. Lutter contre elle était vain et derrière les semblants de l'abstinence, garants des apparences et des statuts, s'ouvraient les vannes du plaisir sans retenue ni discernement, cédant telles le barrage contre les eaux.
Anibal n'avait jamais compris le mal qu'on assimilait à une forme de plaisir qui ne blessait physiquement ni moralement personne de consentant. Il pensait que Dieu aurait pu tout aussi bien ordonner à l'homme de se reproduire sans y adjoindre une telle surenchère de plaisir, à l'égal des autres besoins vitaux dictés par l'instinct. C'est un cadeau de Dieu, pensait-il, alors pourquoi le condamner et s'en priver ? Très en avance sur son temps, il ne se risquait pourtant guère à énoncer ses idées devant ses pairs qui, il le sentait, l'auraient fustigé. Il déplorait cependant que souvent le plus fort (l'homme) soumette et contraigne le plus faible (la femme ou l'enfant) pour son plaisir non partagé. Certaines pratiques qualifiées de luxure lui semblaient justement interdites, d'autres non. Il n'admettait pas non plus, en jeune puceau, qu'on prêche l'abstinence et qu'on abuse du pouvoir de châtier ceux dont les méfaits étaient moindres aux vôtres. Il apprenait amèrement que la loi du plus fort et l'octroi du pouvoir étaient les deux seules règles qui régissaient le monde, bien assises sur la moralité qu'elles transgressaient allègrement.
Enfin, Anibal trouvait cohérent que deux êtres qui s'aiment s'adonnent au plaisir charnel sans forcément se préoccuper de la descendance à assurer. Très jeune encore, il n'avait jamais aimé mais il avait lu que l'amour embrasait les corps autant que les âmes sans qu'on n'y puisse rien. Il pressentait que le désir était d'autre nature, plus mystérieuse et plus profonde que le simple besoin physiologique – comme disaient les hommes modernes – qui mêlait et agitait les corps au gré d'unions et de transes éphémères.
Avant son arrivée en 2015, il avait espéré que le progrès fût tant spirituel qu'intellectuel et matériel. Mais ses quatre études précédentes lui avaient enseigné que les vices d'autrefois n'avaient fait que changer de forme et d'objet. Et cela malgré l'avancée des savoirs, la démocratisation des expériences et la diversité des cultures, ce qui rendait à ses yeux les hommes moins pardonnables. Il était même pour lui inconcevable que le recul de l'obscurantisme partout dans le monde ne parvienne guère à tempérer les ardeurs ni à atténuer les tensions entre les hommes. C'est donc avec circonspection qu'il observa les hommes d'aujourd'hui dans leurs rituels érotiques.
Il remarqua d'abord combien cela prenait de place, au quotidien, dans cette étrange société. La connotation sexuelle apparaissait un peu partout et à tout propos. Il s'était pourtant habitué à voir dans la rue les jambes, les bras et les cheveux des femmes, et même leur corps tout entier sur les plages et dans ces grands bassins couverts qu'on nommait « piscines ». Il n'y voyait plus, comme au début, de débauche, de provocation ou d'incitation à la luxure mais, comme il l'avait appris, la libération lente et progressive de la femme dans l'Histoire occidentale, menant une vie active désormais. Il n'était pas plus offensé par ces couples d'amoureux qui s'enlaçaient dans la rue, approuvant que les sentiments sincères aient acquis eux aussi le droit d'expression. Mais il n'en revenait pas de se heurter, à chaque abribus, dans le métro, dans les magasins, à la télévision, sur Internet, à des images de femmes et d'hommes dénudés ou très peu habillés, dans des positions suggestives, au regard aguicheur, à propos de produits en tout genre que leurs corps exposés servaient à promouvoir et vendre. Pas seulement des sous-vêtements mais des voitures, du shampoing, des esquimaux, du fromage ! Dans ce rapport presque systématique entre la consommation des gens du peuple et le sexe, Anibal vit une dégoûtante dérive qu'on appellerait aujourd'hui « instrumentalisation ». Le sexe était un des fers de lance du « marketing » et ce n'est pas dans la faiblesse du chaland mais dans la perversion du « marché » qu'il reconnut la luxure sous une forme déguisée. Et tellement plus sournoise… Pour autant sans limite car comme le sien, le regard des enfants croisait incessamment ces images. Que signifiait cet étalement de la sexualité à portée de jeunes esprits innocents ? Ce monde était-il sérieux ? Il avait cru à l'avancée du respect des hommes envers leurs semblables. Les puissants du 21ème siècle suscitaient, sous des dehors de libéralisation, les faiblesses humaines comme leviers d'incitation à l'achat. Non seulement la suggestion sexuelle n'était plus taboue mais elle était sollicitée en permanence ! L'illusion du plaisir pour le plaisir, de l'impudeur d'avant-garde, avait laissé place à l'écœurement dans l'esprit d'Anibal. N'était-ce pas diabolique d'inciter à des comportements intimes licencieux au profit d'organisations lucratives froidement attelées à leurs tâches gestionnaires ? Quel lien y avait-il entre le sexe ostentatoire à tout va et l'argent à grande échelle ?
L'écœurement d'Anibal se mua en effarement lorsqu'il entendit qu'un des plus gros marchés de la Toile (autrement nommée Internet ou web) était la pornographie. Pour Anibal, la pornographie n'était rien d'autre que la luxure photographiée ou filmée dans tous ses états, et même au-delà de ce que les juges de son époque avaient imaginé. Elle était mise en scène, rendue « spectaculaire » à destination du grand public, qu'il soit homme, femme ou enfant. Enfant ? En effet, il suffisait de cocher « oui » à la question « êtes-vous majeur ? », or dans cette société, n'importe quel polisson de quatre ans était capable d'entrer dans le vif du sujet illicite sans même savoir lire. Anibal, comme n'importe quel autre jeune garçon, éprouvait depuis sa plus tendre enfance ces accès de curiosité envers son propre corps que certains gestes soulageaient lorsqu'il ne savait pas les réprimer. Dans les dortoirs, il ne fallait pas se faire prendre à ces actes qui figuraient en tête de la fameuse liste pécheresse. Mais surprendre régulièrement ses frères, ainés ou cadets, faire de même, le rassurait quelque peu. La condition humaine se devait de passer par là, voilà tout, pensait-il. Avec l'âge, s'étaient associés à ses randonnées charnelles égoïstes des images évoquant le visage ou le corps de filles, puis de garçons. Deuxième tendance à la luxure dont l'idée qu'autrui la découvre le terrifiait. Les portes s'ouvraient en lui doucement au sentiment, qu'un ou une autre allait cueillir avec toute la grâce de sa singularité. Soudain en 2015, il se retrouvait, ébahi, face à une orgie organisée à l'écran, destinée à satisfaire les besoins naturels des uns et des autres, qui les privait de tout ce cheminement délicieux capable d'ouvrir l'âme comme une fleur. Il avait mal pour le petit enfant à la figure duquel on jetait la gesticulation libidineuse - à laquelle ce dernier ne comprendrait rien mais qu'il ne manquerait pas de singer plus tard sans aucune forme de reconnaissance de l'autre - de pantins payés pour faire jouir les anonymes esseulés ou pire, isolés au milieu de leurs proches. Là encore, il s'empêchait de juger celles et ceux qui s'engouffraient dans cet univers virtuel à leurs heures perdues, en secret ou même en comité. Il savait que l'homme était faible et le temps, les leçons de l'Histoire, l'amélioration du confort de vie n'y changeaient rien. « Après tout, pourquoi refuser, s'interdire ce que la société met à ma disposition ? » Les spectateurs de ces théâtres interconnectés lui semblaient cohérents. Il remarquait tout de même que le plaisir en solitaire se payait et que le système vidait les bourses grâce au même procédé que le jeu : il en fallait toujours plus, on recommençait, on continuait, allez, encore une petite vidéo... En les visionnant, Anibal ne pouvait nier, malgré leur violence et leur laideur, la puissance de l'image sur les émotions les plus basiques. Il avait l'impression d'être dans la pièce avec les protagonistes et plus la caméra se rapprochait du couple ou de l'équipe en action, plus il se sentait à leur place. Hélas, une fois la jouissance advenue, le ridicule pathétique de sa propre image le terrassait de honte et de frustration. Il trouvait finalement l'affaire peu honorable et peu rentable.
Mais alors, la libération des mœurs n'avait- elle rien résolu à l'amour ? Les gens, dont la plupart ne claironnait pas ses pratiques, continuaient à chercher le plaisir par des voies douteuses ! Le fait de pouvoir aimer qui on voulait quand on voulait comme on voulait n'avait finalement rien changé, bien au contraire. Le plaisir et l'amour n'avaient peut-être même parfois rien à voir. C'est ce qui désarçonnait le plus Anibal. Il se demandait même s'il était possible d'aimer son semblable (sans parler d'amour filial ou d'amitié) en renonçant au contact de l'autre et au plaisir partagé. Sans doute, au paroxysme du respect ou de la bonté, ou bien si ce besoin ne s'avérait pas, pour certains tempéraments, plus impératifs que d'autres et pouvait donc être tempéré, voire oublié ! L'abstinence ne tue guère, de toute évidence. Le sexe n'est un besoin vital que pour la perpétuation de l'espèce, pas pour l'individu.
Sur son carnet de route, Anibal écrivit qu'en 2015, le sexe était donc devenu « un produit ou un service marchand » à l'égal de toute autre chose consommable, et que les pratiques sexuelles s'étalaient sur les écrans à portée de tous, parmi lesquelles les plus avilissantes, ajoutées à certaines autres violentes ou perverses, côtoyaient les plus banales. Une sorte de préfiguration de l'Enfer auxquels les vivants se préparaient sur Terre, semblait-il.
Anibal devrait plus tard, en remontant cinq siècles, satisfaire la curiosité de ses frères qui l'assailliraient de questions plus gourmandes qu'offensées. C'est pourquoi il consigna dans son carnet quelques exemples de choses incroyables qui lui semblaient dépasser de très loin la notion de luxure telle qu'elle était définie à son époque. Des célibataires qui passaient leurs soirées connectés aux supermarchés virtuels de l'amour en quête d'un autre célibataire plus ou moins masqué, plus ou moins sincère, toujours prisonnier d'une auto description dont tout le mystère de la singularité se retirait. Des couples mariés qui, par simple ouverture d'esprit ou bien pour retrouver la source du désir et l'envie du plaisir, se retrouvaient dans des sortes de réseaux secrets pour échanger leurs conjoints respectifs et les transformer en « partenaires ». De grandes assemblées mondaines ou triviales, dont les portes cochères et les cerbères gardaient les alcôves, où les gens mêlaient leur nudité, leur sexe et leurs orgasmes, au milieu des victuailles, durant des soirées entières… Des services de police entiers affectés à la traque et au démantèlement de réseaux (c'était un mot à la mode) de pédophilie. Des prostituées auxquelles on demandait de déclarer leurs revenus pour contribuer à l'impôt tout en les traquant le long des bois et des sombres avenues. Des supermarchés du sexe où l'on pouvait trouver toute sorte d'objets de plaisir, plus sophistiqués et mieux imaginés les uns que les autres. Des bars, des boîtes de nuit ou des repaires entièrement dédiés aux homosexuels, où l'on pouvait trouver un partenaire pour une copulation ou une fellation immédiates, sans même voir son visage, moyennant paiement. Des pratiques où l'on conjuguait le plaisir sexuel à la violence ou à la dégradation morale des individus devenus dépendants et auxquels il en fallait toujours plus comme dans toute addiction (autre terme à la mode). Des services hospitaliers d'urgence où l'on retirait discrètement des objets improbables des organes génitaux de certains anonymes (ou moins anonymes) qui avaient poussé un peu loin le bouchon de l'autosatisfaction…
Que penser en revanche des campagnes de prévention contre ce qu'on appelait les Maladies Sexuellement Transmissibles, organisées par le ministère de la Santé jusque dans les collèges ? Des accessoires, distribués dans les lieux publics, capables d'envelopper le sexe de l'homme pour qu'il n'atteigne pas celui de l'autre personne au moment de l'acte sexuel ? Des médicaments qui permettaient aux femmes de ne plus tomber enceintes ou encore des pratiques chirurgicales qui « faisaient passer » ce qui ne deviendrait jamais quelqu'un ? Des lois qui autorisaient deux êtres, y compris de même sexe, à vivre ensemble légalement sous l'égide d'un autre contrat que le mariage ? Du mariage homosexuel et de la possibilité pour un tel couple d'avoir des enfants ? Il ne s'agissait plus du monde marchand qui favorisait le sexe mais des institutions qui se faisaient un devoir de l'encadrer, de le réguler voire d'en réparer les dégâts. Quel était donc ce monde dichotomique ? L'orgie, la débandade, trop de facilité d'un côté, de l'autre la protection, l'assistance, l'acceptation de la marginalité mais également, la culpabilisation ! Le commerce et l'Etat ne pouvaient-ils pas trouver un compromis pour que tout s'équilibre ? Les intérêts de la politique et de l'entreprise étaient-ils si contraires, ou bien tenait-on simplement la population dans les tenailles d'un système qui arrangeait les uns autant que les autres ? Anibal se heurtait à une contradiction qui l'empêchait de conclure son étude. Il ne savait plus faire la part du bien et du mal et tous ses repères étaient brouillés. La libéralisation des mœurs lui semblait une bonne chose mais le commerce qui en était fait sonnait le glas du sentiment et brisait la magie que des siècles d'émerveillement poétique avaient louée. Pouvait-on ici-bas se frayer un chemin où les nourritures terrestres n'empêchaient pas de s'élever ?
Après des heures passées à consulter, dans une de ces immenses bibliothèques dont la modernité avait le secret, quelques livres d'Histoire, de Philosophie et de Théologie parus et compilés depuis le Moyen Age, Anibal découvrit avec stupéfaction que l'audace humaine avait dès son époque exploré toutes les configurations sexuelles possibles mais de manière souterraine et sans qu'il soit permis de l'énoncer. Ce dont il témoignait au 21ème siècle n'avait de nouveau que la vulgarisation et la commercialisation du stupre. Il dut se rendre à l'évidence : quel que soit le siècle, quelle que soit la société, ce qu'on interdisait ou ce qu'on autorisait, et les raisons qu'on y mettait, ne justifiaient la sauvegarde ou le bien-être de tous que pour le profit de certains.