De l'art de la procrastination

lavion-rose

Ne jamais remettre à demain ce qu’on est capable de faire le jour même.

Ne jamais remettre à demain ce qu’on est capable de faire le jour même.

Et s’il n’en a pas été ainsi, si rien n’a été fait, faut-il pour autant abandonner ? Sans doute, car la motivation ne se remet pas. Elle est ou elle n’est pas. Pourquoi demain serait-il plus favorable, propice ou volontaire ? En quoi serions-nous plus audacieux le lendemain que le jour même ? Quelle serait cette force qui apparaîtrait a posteriori en décalage de l’initiative ? Je décide aujourd’hui, je ferai demain ? Et bien, non, cela ne marche pas, cela ne marche jamais comme cela. Sois tu fais, sois tu oublies de faire. Car si « la force n’est pas en toi », il n’y a aucune raison pour qu’elle le soit plus tard. Combien de projets ajournés à cause de ce processus qui consiste à croire que ce qu’on est incapable d’initier à l’instant même sera rendu possible un autre jour par je ne sais quel miracle du à une latence productive ? Non, l’attente n’est que passivité. Elle ne crée rien. Elle enterre.

Attention, que les choses soient claires. Je ne parle pas là de projets dont la réalisation dépend de raisons ou de causes extérieures, bien entendu, de type : Je me lance dans un tour du monde à la voile mais j’attend la fin de la tempête avant de partir. Faut pas être idiot non plus. Si je suis peintre, je ne vais pas envoyer mon œuvre dans la première galerie venue avant que le vernis ne soit sec. Nan. En revanche, il est clair que si l’initiation de l’action dépend de moi et uniquement de moi, sans aucune autre contingence que d’avoir tout bonnement à commencer, pourquoi alors attendre pour faire le premier pas ? Pourquoi remettre à demain ce qui ne gagne rien à atermoyer ?

Pourquoi je vous parle de cela aujourd’hui ? Pour ne pas attendre demain. Haha… Non, parce que je suis une procrastinatrice de première. A savoir que frappée depuis mon plus jeune âge de procrastination, j’ai une fâcheuse tendance à remettre au lendemain les choses que je pourrais faire le jour même. Je suis ainsi devenue une experte du report, une as du différé, la spécialiste de la remise à plus tard.

Entendons-nous bien. Ce n’est pas que je n’agis jamais, bien au contraire. Mes décisions de vie les plus importantes ont toutes été prises et effectuées avec rapidité et énergie, parfois même je dirais avec une fulgurance frisant l’inconscience quand, et c’est là où le bât blesse, je peux passer des heures, des jours voire, avouons-le, des années à attendre le moment propice pour effectuer un acte que n’importe qui d’autre effectuerait dans la foulée. Un exemple ?

Si je n’ai pas dans mon travail une date butoir, autant vous dire que je vais attendre le dernier moment pour m’y mettre. Je me souviens comment, gamine, je voyais venir l’échéance des journées de contrôles, à l’école, avec une espèce d’aveuglement serein me faisant croire que je m’en sortirai très bien et que j’aurai largement le temps pour mes révisions. Ce n’est pas que j’étais stupide au point de croire que quelques heures d’étude, la veille, me permettraient de combler mes lacunes. J’ai toujours été consciente du temps qu’il fallait pour apprendre et assimiler des connaissances en ayant toujours la parfaite notion que la veille pour le lendemain n’y suffirait pas. Non, c’est plutôt que je pensais dans un inconscient éthéré que le temps – pour cet exemple, celui nécessaire à l’apprentissage – aurait toujours la même valeur, la même durée comme si je pouvais le comprimer dans une pièce tel un gaz et l’utiliser, dans son intégralité, au moment où je l’aurai décidé. Pour être claire, si je savais qu’il me fallait trois jours pour assimiler une règle en géométrie ou mémoriser la chronologie d’une bataille napoléonienne, j’attendais invariablement la veille pour appréhender la leçon, comme si je pouvais alors, en douze heures, faire le travail de 36. Le pire, c’est que je m’en sortais toujours. Oh bien sûr, rarement avec les félicitations du jury mais bien plutôt avec l’inévitable et récurrente mention « Peut mieux faire ». Mais oui, pourquoi me serais-je donnée la peine de l’effort planifié alors qu’un sursaut de dernière minute suffisait à me maintenir sur la vague ? Et bien sans doute, si je l’avais compris à l’époque, pour ne pas me laisser enfermer dans une attitude qu’on pourrait définir aujourd’hui comme paresseuse, ou nonchalante et que je traduis moi, donc, par procrastination, cette tendance à remettre à plus tard les décisions et plus particulièrement, dans mon cas, leur mise en œuvre.

Et puisque nous en sommes à l’image reflétée par cette volonté atermoyante, j’aimerai juste préciser qu’il n’y a aucune facilité à procrastiner. Non, bien au contraire, cela demande beaucoup d’énergie à toujours réfléchir à ce que l’on va faire, à comment on va le faire, et quand on pourrait bien commencer le faire. Vous n’avez pas idée du boulot que c’est, de la force que cela réclame de toujours différer pour enfin faire, dans l’urgence, au prix d’un effort surhumain ce qu’une petite semaine de travail rondement menée aurait suffi à porter à son terme. C’est exténuant, tuant de passer de cette sorte de déprime passive à une action désespérée qui vous laisse exsangue et échevelée et vous balance alors sans précaution contre un second mur, une seconde procrastination tout aussi terrible que la première : en finir !

Parce quand vous avez mis autant de temps à commencer, vous allez en mettre autant à arrêter.

C’est bien là tout le drame du procrastinateur qui réside dans cette attitude à attendre le dernier moment pour faire, pour ensuite, ne plus vouloir lâcher le morceau et revenir sans arrêt, telle une Pénélope obsessionnelle, à son ouvrage sans jamais réussir à le terminer.

Voilà, telle est ma tragédie, ma souffrance et qui pourrait faire de ma vie une déroute si je n’avais en moi ces fulgurances absolues et vitales qui soudain me font plonger dans une capacité de travail stakhanoviste, avec la force d’un taureau aveugle, propulsé de son chiquerro, cette cellule obscure dans laquelle il attend le combat, au milieu d’une arène au sable éblouissant, près à se battre pour sa vie jusqu’à la mort.

C’est ainsi que je m’éloigne du pire, celui de ne pas avoir fait, sans m’éviter le moindre, celui d’un travail qui aurait pu être meilleur. Mais c’est pas ma faute à moi. C’est la faute à Corneille ! Ben oui, parce que comme n’importe quel psy qui vous dirait que votre état vient d’un trauma de votre petite enfance (petite parenthèse : ils sont quand même trop forts ces psys d’aller vous faire chercher un souvenir à un moment de votre vie dont vous n’avez aucune mémoire), il faut bien que je fasse surgir de mon émoi sous-jacent LE moment marquant qui a initié mon incapacité à anticiper ou ne serait-ce qu’à faire les choses tant que  j’en ai largement le temps. 

Et pourquoi Corneille me direz-vous ? Mais parce que Le Cid ! Et ce vers appris par cœur et qui depuis le ronge : « Et pour leurs coups d'essai veulent des coups de maître ». Oui, il y a tapi au fond de moi un cheval d’orgueil qui m’entraine dans des courses effrénées à la gloire mais se prend invariablement les pieds dans les obstacles les plus divers, allant de l’angoisse à la honte, de la dépréciation au manque de confiance, et qui débouche au final, passé un retard au démarrage, à la peur d’aboutir. Parce que qui dit aboutissement, dit jugement, une mise en valeur entre ce qui est bien, ou ce qui est mal, ce qui fonctionne ou ce qui est raté. Et l’idée de l’échec, à elle seule, me couperait toute envie d’en découdre. « Parce que pour mon coup d’essai, je veux un coup de maître ». Et que dans le doute, je m’abstiens.

Pourtant, il en faut de l’énergie pour ne pas commencer. Chaque jour, il faut me trouver une multitude de raisons ou de déviations pour ne pas me mettre à mon ouvrage, me garder la tête sous l’eau au risque de m’asphyxier et mourir d’inertie là où un bon combat bien mené m’eût amenée à la félicité. Car il y a du masochisme à ne pas vouloir avancer, presque une volonté suicidaire à surtout ne rien faire qui pourrait faire sembler vivant. Parce que la vie est dans le mouvement, pas dans l’arrêt sur image. Voyez par exemple tout ce travail que je me donne à vous expliquer pourquoi… je ne peux pas travailler !

C’est comme pour un régime. Depuis le temps où je me dis que je devrais en commencer un et où ma seule action consiste à noter sur un calendrier un planning dégressif de mon poids à perdre, si je l’avais effectué alors, j’aurai au minimum été lestée d’une bonne soixantaine de kilos ! Non pas que j’ai autant à perdre, je vous rassure, mais j’aurai et depuis longtemps atteint mon poids confort et une silhouette enviable. Mais non, je continue d’égrener sur mes calendriers chaque kilo que je pourrais perdre, par semaine, par mois pour me rendre compte, là où il aurait du prendre fin, que moi, j’en avais surtout pris plus. Parce que la procrastination, ça angoisse, et que l’angoisse c’est du stress et que le stress… fait grossir !

Dans mon travail, j’ai placé à côté de moi, sur le mur de mon bureau, les prochaines deadlines auxquelles je suis soumise : 7 décembre 2013, 1er décembre… ca va, j’ai le temps, d’autant que j’ai déjà rayé les 7 octobre et 27 septembre pour cause de dépassement. Et bien croyez-moi si vous voulez, mais chaque matin que dieu fait (et les autres), je jette un œil à ces dates, satisfaite, en me disant que jusque là, tout va bien alors que vous l’aurez compris, écrire un best seller, deux nouvelles, une chronique culturelle, un roman historique et un polar sentimental, le tout en dix semaines, ça va sans doute être un peu compliqué.

Mais voilà où résident le cœur et le nœud de ma souffrance, que tant que la limite n’est pas atteinte, le temps m’apparaît délié à l’infini et ne jamais vouloir prendre fin.

Donc j’en ai encore un peu pour vous écrire ceci! Et pour vous dire que, s’il ne faut pas remettre à demain, donc, ce qu’on peut faire le jour même, il est tout aussi inutile de remettre au lendemain, ce qu’on a été INcapable de faire le jour même.

CQFD, je vais me recoucher, après tout, ce n'est peut-être pas si grave...

  • Super texte sur un super sujet ! J'aime beaucoup le déroulement de la réflexion qui somme toute, prend tout son temps dans l'urgence. As tu exploré la thèse du laché d'endorphines quand on travaille charrette ? C'est épuisant mais bon sang que c'est bon ! A condition bien sûr de ne pas encadrer une équipe qui elle te signifie tous les jours que la dead line arrive à grand pas ;) Moi je suis pour remettre à demain ce qui peut être fait le lendemain. Ca laisse plein de place pour faire ce qui aurait pu ou du être fait la veille mais si tu considères que aujourd'hui peut bénéficier à la réflexion... C'est prendre du recul, se donner plein de force pour ce sacré lendemain qui sera une sacré journée et ça peut faire un bien fou. CQFD, bonne nuit, repose toi bien, demain sera une belle journée.

    · Il y a plus de 10 ans ·
    La main et la chaussure

    Stéphan Mary

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