De Willy Ronis à Jeff Wall (A long distance flight)
parallaxe
Vincent aéromodéliste (A long distance flight)
C’est à Forcalquier au Centre d’art contemporain Boris Bojnev que j’ai vu pour la première fois un tirage de la photo avec le fils de Willy Ronis qui lance son planeur. Je la connaissais déjà sous forme de reproduction. Depuis toujours, cette photo me parle : je la sens comme très proche de moi-même sans avoir essayé de comprendre la raison de cette attirance. Le constat que la prise de cette photo remonte à l’été 1952 me présente une voie d’explication assez banale car je suis née en août 1952. Des sentiments nostalgiques jouent sans doute mais ils me paraissent peu intéressants. Je ne peux pas nier non plus que le petit garçon sur la photo me ressemble. A cette époque on avait presque tous des cheveux coupés à ras et on portait des sandales et des petits slips de bain pendant les vacances d’été qui semblaient sans fin. Il émane de la photo de W. Ronis une simplicité qui correspond parfaitement aux souvenirs liés à cette période de ma vie. Une photo était toujours en noir et blanc et montrait un bout de la réalité ni plus ni moins. La complexité du « near documentary » de Jeff Wall et les techniques avancées de postproduction digitale ne nous compliquaient pas encore la lecture d’une image.
L’avion au squelette en bois de balsa couvert de papier de soie : je l’ai vu assembler par mon père. Depuis toujours les modèles réduits me fascinent. Le planeur vient juste d’être lancé. Le petit garçon, dans un mouvement gracieux, transmet son énergie dans cet engin fragile, semi transparent qui semble hésiter une fraction de seconde avant de s’envoler définitivement et de disparaître hors champs. La suite du vol, nous ne pouvons que la deviner. Serait-ce un vol vers un avenir prospère ou plutôt un crash imminent. Dans son livre « Derrière l’objectif » Willy Ronis nous révèle qu’avant de réussir sa photo comme on la connaît, il avait photographié plusieurs essais: « Premier essai : échec. Geste trop timide : l’avion pique du nez dans l’herbe, à quelques mètres de l’envol. Deuxième essai : départ parfait suivi quelques secondes plus tard d’un craquement sinistre. » On y apprend aussi que Vincent n’aimait pas l’idée de lancer son avion depuis la terrasse. « Pas question; tu as vu les tas de pierres au bout du terrain ? » Tout comme Vincent, moi aussi j’aurais préféré garder mon planeur en parfait état. La confrontation avec la réalité, et par conséquence l’inévitable loi de pesanteur, pourrait vite détruire la sécurité du petit monde parfait mais si fragile des modèles réduits. Pour moi, l’idée et même la certitude que le modèle pouvait vraiment voler me suffisait; passer à l’acte me paraissait souvent inutile. Willy Ronis a dû promettre en cas d’accident une compensation tout à fait déraisonnable avant que Vincent ne consente à l’expérience : « D’accord, mais deux lancers, c’est tout. »
Deux lancers et deux photos qui en résultent. La première est rejetée parce que Ronis la trouve mal cadrée. Pour la deuxième, il choisit une autre position et cadre devant une fenêtre ouverte de l’intérieur de la maison. Il fixe son Rolleiflex sur un trépied. Cela lui permet de suivre l’action en visée réelle et de déclencher plus facilement au bon moment. Dans son livre où il relève la genèse de 120 photos, après avoir dévoilé sa démarche pour « Vincent aéromodéliste », il s’excuse presque en précisant qu’il était rare qu’il fasse de la mise en scène en complicité avec son sujet : « J’ai presque toujours travaillé sur le vif. » Jeff Wall et sa notion « near documentary » me revient à l’esprit et je me retrouve dans un présent beaucoup plus compliqué.