DEAR LADY ANNE

Catherine Killarney

Vie antérieure...

J'ai eu une vie antérieure. Oh je sais… ça fait rire tout le monde quand j'en parle ! J'ai toujours aimé faire le clown, j'ai une imagination un peu folle… alors on croit à l'un de mes délires habituels. Mon secret je le garde donc désormais pour moi. Mais aujourd'hui je vous le livre, puisqu'on me le demande !

Lorsque j'étais enfant, j'étais persuadée que j'étais une princesse. Comme toutes les petites filles, me direz-vous. Non, pas vraiment. J'avais de grands délires roses à paillettes de temps à autre, quand je jouais avec les copines, mais le fond du fond, ce n'étais pas ça. Je m'imaginais toujours en dame de la Renaissance, un mot que je ne connaissais même pas encore. Mon idéal de princesse à moi portait des diadèmes de velours perlés pour tenir les cheveux, des jupes larges, des décolletés carrés, avec de lourdes décorations de pierres précieuses pour souligner la taille, ou les ourlets, ou les coutures, ou tout ça à la fois. J'en apercevais dans des livres de mes parents ou à la télévision. Je pointais mon petit doigt et je disais « Moi ! ». Mes parents riaient.

J'avais à peine commencé l'école que je demandai à apprendre l'anglais. « En sixième, pas avant.» me répondait-on. Un jour mon père dut se rendre à Londres quelques jours pour son travail. J'étais absolument fascinée par quatre ou cinq photos qu'il avait rapportées… c'était comme un endroit bien connu et je trouvais ça très bizarre. Il m'avait bien dit qu'il avait pris l'avion pour aller là-bas, or moi jamais pour l'instant je n'avais quitté ma région. J'ai chéri pendant des années une grosse bague de strass rouge qu'il avait achetée pour sa « princesse ». Ce n'est pas tant la couleur qui me plaisait que sa provenance. Quelque chose me disait que mon vrai pays était là-bas. Peut-être avais-je été adoptée ? Peut-être étais-je anglaise.

Quand j'ai eu mon premier cours d'anglais, enfin, une première porte s'est ouverte dans ma tête. Cette langue…dès que je l'entendais – dès que je l'entends - elle me plonge aussitôt dans des rêveries qui n'en finissent plus et m'accompagnent souvent la nuit. Une petite fille en longue robe de velours jaune orangé qui court dans un jardin fleuri avec son frère et sa sœur, un vieux château où le lierre couvre une partie des murs, une maman qui rit « Anne ! Anne ! Please come back ! » Une jeune femme choyée, adulée, complimentée par des seigneurs aux vestes garnies de fourrures et brodées d'or. Dear Lady Anne. Puis la même femme, mais en larmes, qui pleure, qui pleure, qui pleure… Ces trois scènes vivent en moi jour après jour, nuit après nuit. Et j'ai toujours cette manie de caresser la naissance de mon cou du bout des doigts. Cela me rassure.

J'avais 20/20 à tous mes devoirs d'anglais. Il faut dire que, chez moi, je faisais TOUS les exercices du livre, pas seulement ceux qui figuraient sur le cahier de textes. Je disais que je voulais parler couramment le plus vite possible et que, lorsque je serais grande, j'irai vivre en Angleterre, dans un coin de campagne, pas très loin de Londres. Mes parents disaient que j'étais un peu folle et que j'avais bien le temps de changer d'avis. Je ne leur parlais pas de la petite fille du jardin, avec sa robe longue et sa coiffe garnie de perles.

C'est en cinquième que j'ai découvert le nom et le visage de cette princesse qui me hantait. Histoire de l'Angleterre. Tout le monde baillait. Pas moi. L'histoire d'un roi. Henry VIII. Et de sa maîtresse, qui devint reine d'Angleterre. Anne Boleyn. Dear Lady Anne ! La petite fille. A partir de ce jour-là, je me suis passionnée pour ce personnage, évidemment, pour tenter d'en savoir toujours plus. J'ai vu des films, lu des livres. J'ai dessiné son portrait et ses robes, mille fois. Aujourd'hui, encore et toujours. Anne est présente à chaque instant de ma vie. Pas une journée sans que je ne pense à elle. Lorsque la télé nous a présenté la série Les Tudors, que je n'aurais ratée pour rien au monde… et que j'ai vu Anne pour la première fois, je me suis écriée terriblement déçue : « Des yeux bleus ! Mais je n'avais pas les yeux bleus ! ». Mon mari m'a regardée en fronçant les sourcils. Je me suis reprise : « C'est juste que… Anne n'avait pas les yeux bleus. Pourquoi avoir pris cette actrice ? »

Il sait que j'ai « un truc avec Anne Boleyn ». Il ne comprend pas que c'est moi. Dear Lady Anne. Quand nous allons en Angleterre, dès que je touche le sol, j'ai envie de me prosterner et d'embrasser la terre, MA terre. Je ne le fais pas car tout le monde me prendrait pour une dingue. Cinq cents ans plus tard… Mais c'est toujours ma terre non ?

La première fois où je suis allée à Londres, c'était avec mes parents, j'étais adolescente. Nous visitions la Tour et nous étions dans la cour centrale. Je me suis éloignée d'eux, je regardais autour de moi avec un mélange d'effroi et de stupéfaction, je caressais mon cou du bout des doigts. Je me suis approchée sans m'en rendre compte d'un petit groupe, à un endroit bien précis. Je me suis sentie mal. La tête me tournait, je protégeais mon cou, des larmes coulaient sur mes joues, j'entendais les corbeaux, des cliquetis de métal, des voix qui criaient… Le guide dit alors à ses clients « C'est ici que la reine Anne Boleyn eut la tête tranchée ». Je me suis évanouie. « Un coup de chaleur ! » ont dit mes parents, rassurés de me voir revenir parmi eux. Un instant j'ai croisé mon autre moi-même. Comment auraient-ils pu comprendre ?

La petite Boleyn. C'est ainsi qu'on m'appelait à la cour de la reine Claude, épouse de François Ier de France. J'avais à peine douze ans. Mon père, aristocrate respectable et respecté, voulait que j'apprenne le français et m'avait obtenu cette place. J'ai tant aimé mon séjour en France, les dames y étaient bien mieux habillées qu'à Londres et quand je suis rentrée, j'ai emporté avec moi quelques-uns de leurs petits secrets. Je fus la femme la plus élégante de mon règne, qui fut si court.

A Londres, la jeune fille que j'étais ne laissait pas ces messieurs indifférents. On louait mes grands yeux noirs et mes longs cheveux bruns que j'aimais porter lâchés dans le dos, ce qui était un peu audacieux à cette époque. Au moins étaient-ils sagement retenus par une coiffe serre-tête de velours et de perles sur le devant. Enfant j'avais été complexée par ma peau plutôt brune, alors que la mode exigeait un teint de porcelaine. Ma mère me défendait d'aller au soleil et me tamponnait du lait sur le visage en espérant que ma peau blanchirait un peu. Je passais presque pour exotique. Et quelques ignorants qui ne connaissaient pas mes parents et leur longue lignée d'ancêtres bel et bien britanniques, me demandaient parfois avec insolence de quelle lointaine contrée j'arrivais. Les Françaises m'ont appris à éclaircir un peu ma peau avec des onguents et des poudres, plus efficaces que celles de ma mère, et j'évitais toujours de mettre mon visage au soleil, comme toutes les femmes qui m'entouraient d'ailleurs. La peau brunie, c'était celle des travailleurs des champs ; vulgaire.

J'aimais rire et chanter, danser et m'amuser, bavarder et taquiner. Mon père m'a présentée à la cour du roi Henry, qui à cette époque semblait plus attiré par ma sœur Mary. Notre père voyait cette idylle avec bonheur. Rien de mieux pour une famille que d'être proche du roi, et les aristocrates poussaient leurs filles vers le lit du souverain avec espoir. Ce fut Mary qui en devenant maîtresse royale remplit mon père de fierté et de gloire. Moi j'étais amoureuse d'un autre Henry, beaucoup moins prestigieux. Si peu intéressant que ma famille fit tout pour nous séparer.

Lassé de Mary, le roi Henry commença à s'approcher de moi, attiré par mes rires et mes plaisanteries et ma petite cour d'admirateurs. Il tomba amoureux de moi, vraiment. Et moi de lui. A l'époque, c'était un beau jeune homme, je vous assure. Mon père se dit enchanté mais il voulait plus. Plus ? Moi je ne rêvais que d'amour… La reine Catherine n'avait pas donné de fils au roi, et celui-ci s'en désespérait. Certains parlaient de répudiation, d'annulation, de remariage. Il était impensable que le roi n'eût pas d'héritier mâle. Alors mon père eut cette idée qui me déplut mais qui, je dois l'avouer, se révéla fort efficace. Je devais me refuser au roi, pour le rendre fou de désir. Je ne comprenais pas : comment pouvait-on tenir tête à Sa Majesté ! « Dis-lui que tu ne seras à lui que s'il t'épouse… ». Ainsi donc commençai-je mes minauderies, mes promesses, mes douces incartades, une main qui traîne, des lèvres qui s'effleurent… et un éclat de rire, un envol de jupes, pour fuir les gestes plus osés. Le temps passait, et Henry devenait obsédé par ma jeune personne. Et moi, je dois bien l'avouer, je n'avais qu'une envie : fondre dans ses bras et connaître enfin ce dont on parlait tant à la cour, l'étreinte physique, le plaisir des sens. Cette stratégie de mon père commençait à me peser tout autant qu'à Henry ! Pourtant, peu à peu, il avait réussi à me glisser en tête cette petite certitude : reine d'Angleterre, je serai reine d'Angleterre.

Mon mariage fut ma perte. Le pape n'avait pas approuvé, Henry s'était fâché, violemment, et s'était proclamé chef de l'Eglise d'Angleterre. Nous nous unîmes devant Dieu et devant les hommes. Mais pour beaucoup je demeurais la catin, l'usurpatrice, la sorcière. Je ne voulais pas les entendre. J'étais si heureuse auprès de mon bel époux, si heureuse quand mon ventre s'arrondit. Henry était fou de joie. Moi aussi. J'allais donner un fils à mon amour, un héritier à l'Angleterre.

Puis Dieu que j'avais tant prié depuis l'enfance m'a soudain abandonnée. Il nous est né une petite fille, Elizabeth. Henry l'a regardée tristement puis a quitté ma chambre « Nous en ferons d'autres, Madame, nous en ferons d'autres. » Mais je n'y suis pas parvenue, mes grossesses s'achevaient prématurément, j'étais maudite… et déjà d'autres familles poussaient leurs pions vers le roi. Des beautés aux cheveux d'ange, aux yeux de saphir, aux peaux laiteuses et aux ventres prometteurs.

Le reste je n'y veux plus songer… les calomnies, les accusations, la prison, l'angoisse, le froid, et ce billot de bois… En trois ans, de l'idole parée de bijoux et couronnée d'or, je suis tombée plus bas que terre, dans la fange et le sang. Mon sang. L'amour de ma vie me fit couper la tête. Comment imaginer une chose pareille ? Que deviendrait mon Elizabeth ? Qui me vengera de ces terribles chagrins ? Qui lavera mon honneur des odieux mensonges prononcés contre moi ? Seigneur, je t'implore.

2016. Je regarde mon reflet dans le miroir. Mes yeux si noirs, si sombres. Mon cou mince où je ne peux m'empêcher de passer les doigts dans un geste apaisant, consolant. Parfois je me perds dans ce regard obscur, comme dans un long long couloir qui me ramène là-bas.

Chez moi. En 1507. Au temps où j'étais une petite fille en longue robe de velours jaune orangé qui courait dans un jardin ensoleillé avec son frère et sa sœur. Avec des rêves pleins la tête.

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