Debout, contre vents et marées

cleo29

Tiré d'une vraie histoire personnelle

Quelque chose de grave se passait derrière ces baies vitrées. Il était 18h et il faisait déjà nuit noire dehors. Les salles d'embarquement se succédaient le long du hall immense et froid. Finis les instants magiques au Machu Picchu, les rigolades devant ses lamas attachants. Nos vacances de rêve en famille s'achevaient sur un cauchemar.

Tirant ma petite valise noire à roulettes, je semais mes parents qui cherchaient à l'écran notre porte d'embarquement, quand un vrombissement assourdissant remplit soudainement les hauteurs démentielles de l'aéroport de Lima. Je stoppai net ma marche : ce n'est pas normal. Je n'avais jamais entendu une chose pareille de ma vie, aussi courte soit-elle du haut de mes 19 ans. Je regardai alors de tous les côtés quand je vis, à ma droite, les voyageurs en salle d'attente se lever en sursaut, les yeux rivés vers l'extérieur. Au même moment, les baies vitrées donnant sur l'aérogare se mirent à trembler, s'ajoutant à ce son impressionnant de fin du monde. Le chaos s'empara alors de l'ambiance et je restais immobile, choquée, devant la foule piétinant pour s'échapper. Ces quelques secondes me hanteront durant des mois. Sans même voir ce qui se passait à travers les fenêtres, je compris en effet la fatalité qui s'abattait sur nous : un avion. Hors de contrôle.

Si nous devons mourir, autant mourir en dernier : je bondis rejoindre mes parents et arrivant à leur hauteur, leur hurlai d'imiter la foule pour nous cacher. Nous ne pouvions plus changer notre destinée, mais mon instinct de survie m'incitait à courir le plus loin possible de ces fenêtres prêtes à éclater. Nous atteignîmes rapidement le mur opposé et nous nous jetâmes au sol. Recroquevillée sur moi-même, je relevai la tête et fixai sans plus aucun battement de cils, figée par l'effroi, les baies vitrées. Je sentais la présence rassurante de papa et maman, assis par terre à ma droite. Il criait, elle était devenue muette. Si je dois mourir si jeune, au moins mourrai-je aux côtés de ceux que j'aime le plus au monde. Durant cette pensée morbide, je me risquai à lâcher du regard les fenêtres afin d'évaluer notre environnement : nous étions cachés entre les rayons d'un magasin duty-free. Une erreur que je ne compris pas tout de suite.

Je n'en pouvais plus de cette attente interminable. Je me tournai vers papa et lui demandai en hurlant, à bout de nerf : “Pourquoi l'avion n'arrive-t-il pas, une fois pour toutes ?!”. Je voulais juste qu'on en finisse. Il me répondit en criant au même niveau sonore que moi : “Ce n'est pas un avion, Juju. C'est un séisme…”. C'est alors que je réalisai que le sol tremblait. Ou plutôt : il se déplaçait. À droite. À gauche. Vers l'avant. Vers l'arrière. Comme un bateau en pleine tempête. Voilà l'erreur : les objets électroniques à ma gauche tombèrent au sol. Je tournai la tête vers maman, des bouteilles d'alcool tombaient à côté d'elle. Le faux plafond s'étiolait sur nos têtes. Une dame était allongée à quelques mètres, la jambe visiblement cassée et entourée de produits devenus inutiles à mes yeux en cet instant tragique. Mais, plutôt que d'être soulagée de la fatalité écartée de l'avion, la terreur me gagna.

Le temps semblait durer une éternité. Depuis combien de temps le sol bougeait-il ainsi ? Des secondes ? Des minutes ? Après plusieurs allers et venues, la terre nous offrit un répit : la tempête s'apaisait, jusqu'à enfin s'arrêter. Je crevai ce silence bienvenu et demandai à mes parents si tout allait bien. Mon cœur battait à cent à l'heure, des larmes peignaient mes joues. Mais ce répit fut de courte durée : la terre se remit soudainement à trembler, avec encore plus de force. La réplique me fit complètement céder à la panique et je regardai le plafond de l'aéroport. La reprise était tellement forte… S'il a tenu jusque-là, jamais il ne tiendra le coup cette fois-ci. Je me voyais déjà vivante sous les encombres. C'est fichu, cette fois-ci on ne survivra pas, c'est certain.

Toujours accroupie au sol, mon regard passa du plafond aux alentours, jugeant de l'état des lieux à ce stade du séisme. C'est alors que mon regard se posa sur elle. En face du duty-free se trouvait une petite boutique mobile, le genre de petite boutique construite comme une tante avec des murs en placo de deux mètres de haut, que l”on monte et démonte chaque jour comme on dresserait et rangerait les terrasses d'un café. Une jeune femme me faisait face, vraisemblablement la vendeuse au vu de son uniforme. Contrairement à la foule rampant par terre, elle se tenait debout, surfant sur le sol en délire. Les jambes écartées et les bras levés en V, la mine concentrée, elle tenait de toutes ses forces les murs et le faux plafond de sa petite boutique pour ne pas qu'elle s'effondre. Elle n'avait même pas enlevé ses talons aiguilles.

À partir de cet instant, je ne la quittais plus des yeux. La force qui émanait d'elle, toujours debout alors que nous étions tous à terre, me rendit courage. Alors que je perdais pied, elle représentait l'espoir de survie. Elle ne lâchait pas sa boutique, car elle savait qu'elle reprendrait service. Que ce n'était qu'un mauvais moment à passer. Elle était devenue mon seul point de repère et je retrouvai petit à petit mon calme.

Au bout de ce qui m'a semblé une éternité, les tremblements ralentirent jusqu'à cesser. Mes parents et moi étions toujours accroupis quand un employé de la sécurité cria dans l'enceinte du hall pour évacuer tous les voyageurs par les escaliers. Je regardai la vendeuse de la petite boutique : toutes deux étaient toujours debout, la jeune femme dépoussiérant déjà les lieux, pendant que la foule s'élançait autour d'elle vers les sorties de secours les plus proches. Elle ne pouvait s'imaginer l'espoir et la force qu'elle m'avait donnée. Je la remerciai intérieurement. Je savais qu'à chaque nouvelle difficulté de la vie, je penserai à cette inconnue, debout contre vents et marées.

Signaler ce texte