début
Souriceau Super
COMMENCEMENT
Nous nous sommes croisés à plusieurs reprises, mais mon souvenir le plus précis remonte à janvier 2014. Nous travaillons sur le même site mais pour deux entreprises distinctes (joies de la sous-traitance). Je suis la petite nouvelle, "le bleu-bite", comme me présente ironiquement un de mes collègues. Quatre hommes autour de moi qui se connaissent et se côtoient depuis une dizaine d'années. Je reste assise, les yeux baissés, ne parlant que lorsqu'on m'adresse la parole.
Discussions banales autour d'un café pendant votre pause : la pluie, le beau temps, la pêche... Mon collègue donne un tour plus salace à la conversation, les plaisanteries pleuvent sur le physique de l'infirmière du site. Vous riez tous de bon coeur. Mes yeux s'attardent sur toi. Je t'écoute. Ton accent me fait sourire mais j'aime ta voix. Je ne connais pas ton nom, je ne connais pas ton poste de travail. Je ne parle qu'à mes collègues. Tu n'es qu'un ouvrier parmi les autres et mes collègues et mon chef m'ont mise en garde :
"Interdiction, dans ton intérêt, de discuter avec les ouvriers de l'usine : tu es une femme, tu travailles de nuit. Bonjour/au-revoir/point barre."
ELEMENT DECLENCHEUR
Un mois a passé. Nous nous sommes croisés plusieurs fois. Tu m'as offert du café et des cigarettes. Nous avons échangé des banalités : météo, loisirs, actualités.
Une nuit,à mon poste, pendant votre pause, nous bavardons et plaisantons. Un de tes collègues lit le journal local, l'autre somnole à l'écart. Mon chef, avec qui je travaille cette nuit-là, nous rejoint. Furieux. Il se met à crier :
"Vous faites quoi!!!??? On vous entend à l'autre bout de l'usine!!! Je vais prévenir le directeur et vous coller un rapport." Tu lui réponds. le ton monte. Un vrai combat de coqs. Je suis pétrifiée. Je voudrais disparaître. Vous parlez tous les quatre dehors un bon moment. Mon chef revient et continue de me hurler dessus. Je te retrouve plus tard à ton poste. Tu es encore fâché.
"Il t'a présenté ses excuses?
--Non, mais c'est mon chef, il ne va pas s'excuser...
--Il n'avait pas à se comporter comme ça, à te parler comme ça. On lui a dit que si jamais il te faisait virer on lui casserait la gueule. C'est un vieux garçon qui vit chez sa mère. Il a voulu se faire mousser devant toi, il cherche à t'impressionner. Fais gaffe à toi quand tu bosses avec lui."
MISE EN CONFIANCE
Désormais lorsque je travaille avec mon chef, l'un d'entre vous vérifie toujours que tout va bien. Je suis plus à l'aise à mon poste et même si je te souris quand nous nous croisons, j'ai toujours tendance à regarder mes pieds si tu m'adresses la parole. Je parle trop et trop vite, de choses insignifiantes ou trop personnelles. Tu m'écoutes et me taquines gentiment. Un jour tu me demandes :
"ça va? C'est pas trop fatiguant pour toi de faire une heure de route après avoir travaillé douze heures en nuit?
--Un peu fatiguée, c'est vrai. Mais la route est jolie et en ce moment les jours rallongent, j'ai pu voir le soleil se lever, c'était magnifique!
--Oui, l'autre jour le soleil et le ciel étaient rouges, c'était très beau."
Quand j'ai entendu tes mots j'ai ressenti comme une chaleur dans tout le corps. J'ai compris que tu me plaisais. Je me suis dit que peut-être tu m'appréciais. Mais je me suis ressaisie aussitôt. Tu es beau, tu es grand, je suis petite, je suis banale. Nous travaillons sur le même site...
FRAYEURS
Les mois ont passés. Nous échangeons toujours banalités, cigarettes et café. Je ne te regarde jamais dans les yeux. en septembre je reçois une lettre recommandée : le directeur de mon entreprise me convoque à un entretien pour "une affaire me concernant". Au final il s'agit bien du rapport de mon chef. Je donne ma version des faits au directeur qui se montre compréhensif. Il m'invite cependant à rester froide et distante avec tout le monde.
La situation avec mon chef n'a fait qu'empirer. Il a dit à tous mes collègues de se méfier de moi, de ne plus me parler. Certains m'ont raconté ce qu'il disait de moi. Il me planifie essentiellement en week-end, quand il n'y a personne d'autre à l'usine.
RIEN N'EST IMPOSSIBLE
Lorsque je te recroise enfin, tu t'exclames :
"J'ai cru qu'il avait réussi à te faire virer! On ne te voit plus..."
Je te fais le compte-rendu de mon entretien avec mon directeur.
Quelques temps plus tard tu te retrouves à travailler exceptionnellement un vendredi. Tu es seul dans ton atelier. Pendant ta pause tu nous expliques, à mon collègue et moi, que tu dois rattraper des heures : suite à une pneumonie tu as été hospitalisé une semaine. Plus tard dans la nuit je te retrouve à ton poste. Nous bavardons. Je me rends compte que je radote, que tu aurais pu mourir à l'hôpital. Je te regarde enfin dans les yeux et tout bascule. Je bafouille à mi-voix : "je pense qu'on devrait coucher ensemble", et je m'éloigne en courant presque ; honteuse, le coeur battant et les joues rouges. Je te regarde... Tes yeux te sont sortis de la tête mais tu n'as rien dit, tu ne t'es pas moqué, tu n'as pas eu de mouvement de recul... Je reviens vers toi. Assis à ton poste tu es aussi grand que moi.
Nous nous embrassons.